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Avant de traiter la sociologie de l’environnement comme un champ scientifique, il nous faut savoir si elle possède l’ensemble des attributs d’un champ, pris au sens de découpages de la sociologie en sociologies thématiques. Ces découpages correspondent pourtant à des domaines : les champs recouvrent une réalité sociale qui englobe la définition des domaines et qu’à eux seuls les caractères extérieurs présentés au chapitre XI ne pourront représenter totalement dans cette recherche. La notion de champ renvoie aux travaux de Bourdieu (e.g. 1997) et à ceux de Whitley (e.g. 1984) : les propositions de Bourdieu, plus familières au lecteur francophone, seront abordées en premier, celles de Whitley suivront.

a) Bourdieu

Les champs s’apparentent à des réseaux, pris « comme configuration[s] de relations objectives entre des positions » (Bourdieu & Wacquant, 1992 : 72). Ils correspondent à « l’univers dans lequel sont insérés les agents et les institutions qui produisent, reproduisent ou diffusent l’art, la littérature ou la science [etc.] » (Bourdieu, 1997 : 14), et se présentent comme « des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles) » (Bourdieu, [1976] 2002 : 113). Si l’on considère un article de Bourdieu traitant de la hiérarchie sociale des objets scientifiques (Bourdieu, 1975), on doit alors prendre en compte le fait que tout champ distingue des objets « nobles » et des objets « ignobles » ; des manières ignobles et des manières nobles de les traiter. L’avènement de la sociologie française de l’environnement marquerait notamment le passage de cet objet du coté ignoble (dans les années 1970 et début 1980) au coté noble – ou moins ignoble.

La structuration de la sociologie française en domaines spécifiques de recherche après la Seconde Guerre Mondiale a, suivant cette logique, nécessairement exclu certains domaines de recherche de sa définition, dont l’environnement.

« [L]es chercheurs ou les recherches dominantes, écrit Bourdieu (1997 : 18), définissent ce qu’est, à un moment donné du temps, l’ensemble des objets importants […] et qui vont, si je puis dire, ‘payer’, déterminant une concentration des efforts de recherche. »

Ainsi, non seulement l’environnement aurait été exclu des objets nobles, mais son exclusion se serait redoublée d’une impossibilité de l’inclure puisque toute personne se risquant à introduire un objet aussi ignoble que l’environnement ne pouvait que s’écarter des systèmes d’accumulation de crédit scientifique, voire perdre de sa notoriété. Autrement dit, un objet exclu purge une double peine : celle de son exclusion, et celle de son impossible reconnaissance si tant est que quelqu’un s’y intéresse. C’est, comme nous le verrons, ce que décrivent Kalaora ou Aspe (chapitre X, B) lorsqu’ils retracent l’appréhension sociologique de l’environnement en France.

L’environnement, du point de vue de la sociologie française, s’est vu affublé de deux autres caractéristiques qui en ont fait un « impensé de la sociologie » (Charles et Kalaora, 2003). Son délaissement par les sociologues et sa monopolisation par le Ministère de l’Environnement (chapitre XII) d’une part, son traitement par l’écologie et les organisations environnementales (associations, mouvements sociaux), voire par la classe moyenne (Aspe, 1998, et infra chapitre IV) d’autre part, ont conduit à le qualifier de concept technocratique et idéologique. Le rapport que la sociologie entretient avec les structures étatiques et la société civile la pousse à se méfier de toute considération sociale qui n’émergerait pas de « la grande synthèse théorique [et sa] référence sacralisante aux textes canoniques […]. » (Bourdieu, 1975 : 5).

Le cas de la sociologie de l’environnement vient ainsi compléter l’énoncé relatif à l’exclusion : l’exclusion de l’environnement par la sociologie a conforté son appropriation radicale par d’autres acteurs (i.e. définition technocratique par le Ministère, soubassement idéologique pour l’écologie et les mouvements environnementaux, incursion d’une nécessaire interdisciplinarité), et a induit une exclusion d’autant plus profonde. Tout objet non reconnu

tend à l’être toujours moins : tout objet non reconnu par la sociologie en tant qu’institution conduit à son exclusion par les chercheurs ; cette double exclusion a pour conséquences de laisser l’objet « à la merci » possible de technocrates ou d’idéologues et par là de l’exclure d’autant plus. Réciproquement, l’accès de l’approche sociologique de l’environnement au statut de sociologie de l’environnement comme domaine (sous-)disciplinaire, notamment grâce à l’affaiblissement de son statut de champ d’action ministérielle et d’idéologie, permet d’écrire qu’un tel affaiblissement des emprises technocratiques et/ou idéologique sur un objet rend possible sa reconnaissance par des chercheurs et par là son anoblissement par la discipline.

L’axiome et sa réciproque rejoignent ainsi, en l’exemplifiant, une des propriétés que Bourdieu (1997 : 23-27) donne aux champs scientifiques, à savoir le fait que « plus les champs scientifiques sont autonomes, plus ils échappent aux lois sociales externes » (ib. : 23) et, inversement, plus un champ est hétéronome et plus les facteurs sociaux externes interviennent dans sa structuration.

Cette réciproque est cruciale : elle oblige à nuancer le caractère figé des champs. Bourdieu considère en effet que « rien n’est plus difficile, voire impossible, à ‘manipuler’ qu’un champ » (ib. : 19). Deux propositions sont avancées pour expliquer les évolutions des champs. Soit on considère les carrières des chercheurs, alors la création ou l’évolution d’un champ dépend de l’ « art d’anticiper les tendances » (ib. : 21) propre à chaque chercheur. Soit on considère les liens entre le financement étatique de la recherche et les thématiques imposées, alors un champ peut « se servir de l’Etat pour se libérer de l’emprise de l’Etat, pour lutter contre la contrainte exercée par l’Etat » (ib. : 48-49) et affirmer peu ou prou son identité scientifique plutôt qu’étatique. L’exemple des « sociologues sous influence » imposant peu à peu leur influence propre s’inscrit dans cette voie d’évolution du champ comme nous le montrerons au chapitre XII.

Par ailleurs, en sociologie et toujours selon les travaux de Bourdieu, la logique du champ pousse à prendre toute innovation (qui plus est si elle est reprise par des acteurs non scientifiques, comme ce fut le cas pour l’environnement avec la classe moyenne et, surtout, les mouvements écologistes) pour une forme d’idéologie, non seulement non scientifique mais mettant en péril le champ lui-même (la sociologie générale). Comme une idéologie ne correspond pas à une appréhension scientifique d’un phénomène, elle ne peut être associée au domaine scientifique. Tant que l’environnement fut considéré comme idéologique, ou technocratique, voire interdisciplinaire, il ne pouvait être sociologique. Et c’est bien sa lente

sociologisation qui apparaîtra dans les chapitres suivants. Rétrospectivement, les sociologues

« proches » de l’environnement ont contribué peu ou prou à cette sociologisation de l’environnement. En suivant l’optique de Bourdieu, l’objet doit d’abord être sociologisé, c'est- à-dire être présenté comme un phénomène social, avant d’être traité comme tel.

La logique des champs accepte aussi la transformation du champ, ici

l’environnementalisation de la sociologie, comme ont tenté de le faire Catton et Dunlap par

exemple. Les deux sociologues étasuniens ont d’ailleurs opté pour une double stratégie. Ils se sont investis dans les institutions « traditionnelles » de la sociologie participant à la constitution d’un réseau de sociologie de l’environnement au sein d’associations étasuniennes de sociologues, la Rural Sociological Society et l’American Sociological Association (ASA), et dans le même temps ils ont tenté de redéfinir le paradigme de la sociologie générale en lui intégrant des aspects environnementaux (Catton & Dunlap, 1978a, cf. infra chapitre VII). Les deux stratégies sont venues se renforcer mutuellement. La première a permis de pénétrer les arcanes de la sociologie en mettant en avant la part sociale de l’environnement, la seconde s’en est pris aux limites anthropocentriques de la sociologie en tâchant d’environnementaliser la discipline dans son entier.

En France, on peut également distinguer les deux types de stratégies, mais c’est bien davantage la stratégie de conservation des acquis qui a été payante. La trajectoire originale d’un Kalaora, qui travaille d’abord à l’INRA, c'est-à-dire à l’écart de la sociologie académique, puis au sein du Ministère de l’environnement, c’est-à-dire justement avec les institutions étatiques que la sociologie (critique) dénonce, et qui s’appuie sur Le Play, c'est-à- dire sur un héritage peu reconnu, n’a pas porté ses fruits. Le parcours de Micoud, qui lutte contre la sociologie « canal historique », c’est-à-dire les classiques, qui travaillent avec des anthropologues et des géographes, c’est-à-dire que c’est un transfuge, et qui reste en « province » c’est-à-dire hors des cercles académiques parisiens, est lui aussi le représentant d’une stratégie de transformation des règles du champ sociologique qui n’a pas permis la reconnaissance par la sociologie de l’approche sociologique de l’environnement. Bien d’autres « seniors » sont arrivés à l’environnement, mais le plus souvent par des chemins détournés. Ainsi de Billaud, lequel travaille au départ sur des problématiques d’environnement (Billaud, 1984), mais dont l’ancrage institutionnel et théorique (il est dirigé par Mendras, il rejoint Jollivet et intègre ce qui deviendra plus tard le Ladyss et qu’il dirige actuellement), suit le courant interdisciplinaire, mais ne propose pas de créer une sociologie

de l’environnement a proprement parler, se « limitant » à ouvrir les perspectives du rural à l’environnement.

A l’inverse de ces exemples de pionniers d’un champ dont ils ont participé, sans l’achever, à la fondation, les « stratégies » de Claeys-Mekdade, Dobré ou Rudolf sont symptomatiques, cette fois, d’une structuration du champ par la voie « conservatrice ». Claeys-Mekdade participe à l’association internationale (Comité Environnement et Technologie de l’ISA) et européenne (Comité Environnement et Sociologie de l’ESA) et rappelle souvent son vif intérêt pour la sociologie de l’environnement (Claeys-Mekdade, 2004), mais aussi pour la compréhension de sa constitution même (ib.)1 ; Dobré co-fonde le réseau thématique « Sociologie de l’environnement et des risques » de l’AFS, s’appuie sur une sociologie quantitative et des opinions pour aborder l’environnement (notamment en invitant Dunlap à prolonger une de ses enquêtes, cf. Dobré, 1995 ; Dunlap, 1995), et se lance dans un projet de manuel (Collectif, à paraître) ; Rudolf (1998) revient sur des penseurs classiques de la sociologie (Luhmann, Habermas, Eder, Giddens, Morin, Moscovici) pour étayer son approche sociologique de l’environnement, et rejoint aussi les organisations de sociologues, notamment celles ou des sociologues québécois sont actifs (ACSALF, AISLF). Qui plus est, toutes les trois sont aujourd’hui maîtres de conférence2 et peuvent ainsi utiliser – instrumentaliser dirait sans doute Bourdieu – l’institution universitaire pour diffuser leur paradigme, ou pour le moins leur vision de la sociologie et de son ouverture à l’environnement.

Un texte de Claeys-Mekdade (2004) aborde, indirectement, cette opposition entre les formes de stratégies. Elle exhorte les « pères » de la sociologie française de l’environnement (dont Kalaora et Micoud, mais également Picon et Jollivet) à cesser de concentrer leurs efforts sur l’opposition à la sociologie générale. En un sens, elle rappelle que leur stratégie a été « payante » à partir du moment où une nouvelle vague de chercheurs a pu librement se déclarer sociologues de l’environnement et s’attacher à intégrer cette sociologie dans la sociologie générale. Ceci conduit à penser que la plupart des stratégies de transformations

1 Sa communication (Claeys-Mekdade, 2004) s’appuie sur une enquête visant à comprendre les processus

d’engagement à l’œuvre dans la constitution de la sociologie de l’environnement. Il s’agissait d’une enquête par questionnaire et diffusée par internet, laquelle débuta à la fin de l’année 2003 – soit en même temps que notre recherche – mais dont les résultats n’ont pas donné lieu à une analyse plus poussée, faut d’un nombre de répondants relativement faible.

2 Claeys-Mekdade à l’université de Provence, Dobré à l’université de Caen dont elle dirige le département de

sociologie, et Rudolf à l’université de Strasbourg. Dobré et Rudolf viennent d’obtenir leur habilitation à diriger des recherches (HDR), en présentant leur mémoire respectivement intitulé « Consommation et frugalité : réponses culturelles à la question écologique » et « La modernité à l'épreuve de la crise écologique et du risque de développement » (Dobré, 2007 ; Rudolf, 2007).

d’un champ ne peuvent être que des « révolutions qui conservent les acquis » (Bourdieu, 2001 : 127)3. L’idée est assez simple : c’est seulement en participant au champ et en suivant ses règles qu’on peut le transformer, et dans le même temps une transformation dans le champ, la plus minime soit-elle, rejaillit sur l’ensemble des institutions et des agents du champs. C’est en établissant la conformité d’un élément (idée, institution, agent) par rapport aux règles du champ qu’on peut alors relire cet élément comme révolutionnaire, comme transformant profondément le champ. « Une des particularité des révolutions scientifiques, c’est qu’elles introduisent une transformation radicale tout en conservant les acquis antérieurs » (ib.).

Ainsi Catton & Dunlap (1978a) ont pu proposer de changer le paradigme de la sociologie – ce qui n’est pas une mince affaire – à partir du moment où la sociologie de l’environnement était déjà reconnue comme un domaine normal de la sociologie. Et réciproquement, c’est bien parce que l’appréhension sociologique de l’environnement en France tendait de plus en plus à faire champ que Kalaora ou Micoud ont pu durcir leur position et parler d’une incapacité à traiter l’environnement ou d’une sociologie « canal historique » (Micoud, 2004a, 2005b : 47). C’est, tout simplement, parce qu’il y a champ qu’on peut à la fois questionner ce champ et sa position dans l’univers social qui l’englobe, ici la sociologie générale, comme l’a fait Claeys-Mekdade (2004).

b) Whitley

En se référant maintenant au traitement des champs au sens où l’entend Whitley (Whitley, 1984 ; Legault, 1988 ; Ragouet, 2000), c’est-à-dire comme « espaces

configurationnels dans lesquels s’exerce un contrôle réputationnel du travail scientifique »

(Ragouet, 2000 : 337), on poursuit, en l’approfondissant, cette analyse de la constitution de la sociologie de l’environnement. Si la sociologie de l’environnement est un nouveau champ de la sociologie, alors « les connaissances doivent être nouvelles, mais [également] intégrées au corpus existant pour être utiles aux autres chercheurs » (Legault, 1988 : 173). Il y a dans cette idée de Whitley un mécanisme semblable à celui aperçu par Bourdieu. Pour celui-ci, la constitution du champ tient dans sa capacité à intégrer l’habitus de l’univers social dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire les règles du champ, et dans le même temps dans sa capacité à

3 Nous aurions préféré user de l’expression de « révolution conservatrice » mais Bourdieu (2001 : 127)

proposer une modification du champ général (la sociologie) qui permette d’intégrer le champ spécifique (la sociologie de l’environnement). Pour Whitley, la constitution du champ est le fait de mettre en relation des structures organisationnelles avec l’incertitude d’une tâche : il y a champ lorsque les institutions de contrôle (Whitley parle de contrôle réputationnel), par exemple les comités de recherche des associations de chercheurs, parviennent à produire un paradigme unitaire. Plus le paradigme est contenu dans un ensemble unitaire, dans un ensemble limité et cohérent de propositions, plus le contrôle (réputationnel) du domaine peut être opérationnel, et plus ce domaine se « normalise ».

Cela éclaire le cas de la sociologie française de l’environnement : l’apparition tardive du domaine pourrait être liée à la difficulté de s’accorder sur un ensemble cohérent, limité, homogène d’objets et de démarches de recherche. La constitution du champ est dépendante de la capacité du paradigme, i.e. de la thématique, ses objets, ses théories et ses chercheurs, à être considéré comme un ensemble homogène, et de la capacité des institutions de contrôle (réputationnel) des champs scientifiques à rassembler la thématique (et ses objets, ses théories et ses chercheurs) dans un ensemble de caractères extérieurs propres aux champs scientifiques.

Si la sociologie française de l’environnement s’est construite plus tardivement que ses homologues nationaux, régionaux ou internationaux, cela tiendrait encore à ce que Whitley nomme le degré d’incertitude de la tâche4. Or, les travaux et chercheurs qui ont essayé de cibler la sociologie française de l’environnement dans les années 1990 (chapitre X) ont souligné, à travers la difficulté qu’ils ont eu à aborder l’approche sociologique de l’environnement, le haut degré d’incertitude de cette sociologie de l’environnement. Et malgré l’apparent consensus autour de possibles définitions des objets et démarches et donc des limites de cette sociologie, c'est-à-dire de son cadre (chapitre IX), la perception technocratique, idéologique et interdisciplinaire de l’environnement a retardé la formation d’une structure de contrôle comme le réseau de l’AFS. La dispersion des productions de connaissances liée à la faible notoriété prodiguée par les recherches sociologiques sur l’environnement, toutes deux induites par le haut degré d’incertitude de l’étude sociologique de l’environnement et le renforçant, ont fait de l’environnement cet « impensé de la sociologie française », pour reprendre encore l’expression de Charles & Kalaora (2003).

4 « Le degré d’incertitude de la tâche, en termes techniques et stratégiques a trait à la tâche elle-même, à

l’ambiguïté des résultats et des interprétations possibles des phénomènes, à la pluralité des méthodes, à l’instabilité des problèmes posés et aux buts de l’organisation, aux priorités de la discipline en termes de pertinence des objets. » Legault, 1988 : 171

Pourtant, ce sont cette dispersion des connaissances et le manque d’intérêt pour l’approche sociologique qui ont fait de ce champ un champ particulièrement innovant. Dans l’optique de Whitley, qui présente l’innovation comme le propre de la recherche scientifique, plus les connaissances sont nouvelles et plus il est difficile de les intégrer dans l’univers social dans lequel elles cherchent à s’inscrire. En ce sens, la sociologie de l’environnement serait une innovation majeure de la sociologie.

B -

L’approche sociologique de l’environnement, une innovation certaine