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a) Apport de l’approche morphologique

« A tous les niveaux, affirme Schnore (1959 : 631), que l’on examine les travaux précurseurs ou plus récents en écologie humaine, l’emprunte de Durkheim est clairement imprimée. […] Les seuls sociologues américains qui font un usage intensif des premiers travaux les plus ambitieux de Durkheim sont ceux qui ont adopté une perspective écologique. »

Le fait est que la morphologie sociale insiste sur la nécessité de penser la structure sociale comme le phénomène social à expliquer, l’explanendum, la variable dépendante, alors que la plupart des sociologues traitent la même structure sociale comme une variable indépendante. De ce point de vue, lorsqu’un sociologue raconte qu’il faut étudier les faits sociaux en les rapportant à d’autres faits sociaux, il propose une interprétation réductrice de la pensée durkheimienne, ou pour le moins il se limite aux derniers travaux de Durkheim, et négligent les autres. « Les premiers travaux de Durkheim, conclut Schnore (1969 : 634), proposent un véritable défi à ceux qui sont intéressés par le domaine le plus négligé de la sociologie – l’analyse des déterminants de la structure ».

Ce qu’apportent de leur coté les tenants de l’écologie humaine c’est l’élargissement de cet intérêt aux déterminants de la structure sociale. La morphologie sociale propose d’expliquer l’activité sociale par son substrat matériel. Mais la réciproque n’est pas envisagée. Du point de vue de la sociologie de l’environnement,

« Il est évident [que Durkheim] ne s’est intéressé qu’à l’un des aspects de la dialectique environnement-société : s’il a examiné les mécanismes par lesquels

le milieu physique influe sur la société, il a laissé de coté ceux par lesquels les structures sociales modifient le milieu physique. » (Buttel, 1986 : 364)

Précisément, il essaya d’exclure l’environnement physique des facteurs agissants pour se limiter à l’environnement social comme source ultime de différenciation. Mais cette tentative ne pouvait être que réductrice, et se voulait limitante : elle oblige le chercheur à ne pas chercher d’autres explications que dans le système (Schnore, 1969 : 628). L’intérêt des morphologues sociaux – osons le nom – pour les variables techniques et les facteurs démographiques traduit cette ambivalence. Or, c’est en intégrant la variable environnementale que les écologistes ont dépassé cette limitation. Il ne s’agit pas de dire que l’écologie humaine su intuitivement ne pas se limiter aux facteurs sociaux. Il semble que c’est davantage la morphologie sociale – et la sociologie française du début du XXème siècle – qui n’a pas su se dégager d’une relation trop intime avec la géographie humaine et qui dut exclure,

nécessairement, tout propos à consonance géographique dans ses travaux, comme elle l’avait

fait pour les terminologies biologiques jugés ambiguës.

Si l’écologie humaine a pu se jouer plus facilement des incursions de la géographie, c’est que la géographie étasunienne, proche de la tradition allemande, est restée liée aux sciences de la vie alors que son homologue française a été rattachée d’emblée aux facultés de lettres, associée à l’histoire (Rhein, 2003 : 180). Ce n’est qu’à partir des années 1920 que la géographie étasunienne tente de se rapprocher des sciences humaines, notamment via la figure de Barrows qui considère alors la géographie comme une écologie humaine (Barrows, 1923 ; cf. Rhein, 2003 : 181 et Robic, 1992). Celui-ci pose sans alternative que « la géographie est la science de l’écologie humaine » (Barrows, 1923 : 4, cité par Schnore, 1961 : 209), et c’est le titre même de son article qui invite à considérer « La géographie comme une écologie ». Il est alors aisé, aux Etats-Unis, de présenter la géographie comme une branche de la sociologie, i.e. de l’écologie humaine, comme le fait Schnore (1961), ce qui n’était pas le cas pour les sociologues français soixante ans avant, comme cela a été vu plus haut.

C’est avec une aisance semblable que Park analyse le poids croissant de la géographie humaine dans un compte rendu de différents ouvrages : « Les relations intimes, pour ne pas dire illicites, entre la géographie, l’histoire et la sociologie sont demeurées longtemps des sources de confusion et même de médisances (scandal) pour les étudiants de sciences sociales. ». Les ouvrages dont traite Park sont écrits par les mêmes géographes qui ont obligé l’école durkheimienne a prendre clairement position face à cette discipline : Une introduction

géographique à l’histoire, par Febvre (1922), Principes de géographie Humaine,par Vidal de

la Blache (1922).

Park était donc au courant des débats qui ont été exposé plus haut, au moins à travers le récit qu’en fait Febvre lui-même dans son ouvrage. Le sociologue étasunien revient d’ailleurs sur la critique majeure qu’opposait Durkheim aux prétentions de l’anthropogéographie ratzelienne21 avant de renvoyer le débat d’une simple phrase : « La méthode de la morphologie sociale est comparative, celle de la géographie est descriptive » (Park, 1926 : 487).

b) Apport de l’approche écologique et régionale

Ce compte rendu, par sa forme même, laisse en suspend plusieurs questions. D’abord la comparaison entre la morphologie sociale et l’écologie humaine : Park écrit en effet que les deux écoles sont identiques, et il aurait sans doute été intéressant d’approfondir la perception que se faisait Park des deux disciplines, puisque une de ses phrases laisse penser que la morphologie sociale ne serait que le nom que Durkheim aurait choisit pour nommer différemment l’écologie humaine22. La seconde question porte sur les liens entre la sociologie et la géographie. Alors que le débat fit rage en France, et que les ouvrages recensés par Park sont parfois ambigüs, le précurseur de l’école de Chicago se permet de traiter dans le même compte-rendu un ouvrage du sociologue indien Mukerjee (1926) et de rappeler l’importance de son programme de sociologie régionale. Park (1926 : 489) résume ainsi le projet de ce dernier :

« Puisque les formations de plantes et les communautés animales ne sont pas déterminées simplement par leur environnement physique mais également par leurs relations communes (by their relations to one anonther) – par leur ‘co- opération collective’, pour reprendre l’expression de Mukerjee – alors la communauté humaine n’est pas simplement déterminée par la physiographie et le

21 Il rappelle ainsi, dans ce compte-rendu, que la principale faiblesse de Ratzel fut, selon Durkheim, de « réduire

à un seule facteur toutes les influences qui déterminent la distribution des populations et les formes d’associations que les sociétés humaines, durant la longue course de l’histoire, ont adopté » (Park, 1926 : 487).

22 La citation de Park est la suivante : « Les relations entre la géographie humaine et l’écologie humaine, ou la

morphologie sociale, comme Durkheim choisi de l’appeler, […]. » (Park, 1926 : 486, nous soulignons). Il

apparaît en effet que Cooley et Durkheim sont les premiers à utiliser respectivement les termes d’écologie humaine et de morphologie sociale, et ceci la même année 1894 (Cooley, 1894 ; Durkheim, 1894).

climat, mais par les communautés floristique et faunistique (by the plant and

animal communities) avec lesquelles elle constitue le complexe régional. »

L’intérêt porté aux travaux de Mukerjee rappelle les méthodes utilisées par les sociologues français pour critiquer l’ambition des géographes : il s’agit de rappeler que tout a

priori géographique serait, après considération, une ébauche sociologique, un point de départ

pour une réflexion sociologique, peut-être davantage scientifique, sinon plus élaborée et générale. Là encore, les propos de Park sont aussi révélateurs que ceux d’un Mauss dans son

Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos (Mauss, 1904-1905) :

« Le titre [de l’ouvrage de Mukerjee (1926), Regional Sociology] suggère que le volume est un prolongement des études récentes en géographie humaine.

Au contraire, le point de départ n’est pas la géographie, mais l’écologie. C’est une

étude, en d’autres mots, non pas sur l’homme et la société comme des parties du paysage mouvant (as parts of the changing landscape), mais plutôt de l’ensemble de l’environnement physique complexe (the whole complex physical environment) au sein duquel les agrégations humaines développent une vie culturelle. » (Park, 1926 : 489)

La sociologie régionale considère les relations des hommes avec les « autres choses vivantes » (ib.) – autrement dit, les non-humains – tout en tenant compte de la difficulté supplémentaire de rendre compte des relations humaines entre-elles. Park insiste alors sur le poids des voies de communications et des innovations techniques dans l’émancipation relative des humains de leurs déterminants naturels, et dans l’augmentation de la dépendance mutuelle des humains entre eux.

Mais il passe à coté des propositions plus générales de Mukerjee qui ne se limitent pas à rappeler des hypothèses déjà abordées par la morphologie sociale ou l’écologie humaine. La sociologie régionale systématise les apports de l’écologie humaine et de la morphologie sociale en proposant une ébauche du complexe écologique de Duncan. Dans un article de 1930 intitulé « L’équilibre régional de l’homme » (The regional balance of man, Mukerjee, 1930), le sociologue indien s’appuie certes toujours sur la région, considérée comme « un réseau complexe d’interrelations » (Mukerjee, 1930 : 455), mais c’est pour mieux montrer

dans quelle mesure les sociétés humaines font partie d’un complexe écologique entremêlé avec la nature elle-même, ce qui tranche avec les positions sociologiques élaborées jusqu’alors :

« Dans les anciennes conjectures sociologiques (sociological speculation), écrit Mukerjee (1930 : 456), l’homme était considéré comme une partie de la nature, mais d’une façon franchement déterministe ; ses projet et ses tentatives furent envisagés plutôt comme des forces accessoires que comme des phases d’un complexe écologique entremêlé (interwoven) avec le reste de l’environnement. »

La position de Mukerjee est, dès l’introduction de son article, sans ambiguïté possible :

« La région montre une structure complexe (complex pattern) d’adaptations entre les facteurs environnementaux et les communautés floristiques et faunistiques, incluant les sociétés humaines.

La mutualités des adaptations, qui sont éternelles (endless) et toujours changeantes, […] [l]e changement de n’importe quel facteur environnemental, […] provoque[nt] un changement complet dans le milieu, au sein duquel les plantes, les animaux et les humains trouvent un nouvel équilibre […]. » (ib. : 455)

Précisément, Mukerjee parle d’un nouvel équilibre biologique. Mais le terme ne doit pas être entendu comme le caractère naturel ou naturaliste de cet équilibre, comme sa détermination biologique : il s’agit d’un équilibre du système, dont l’écologie humaine (et l’écologie tout court) rend compte via les notions d’écosystème ou le modèle POET du complexe écologique de Duncan ([1959] 1969). L’intelligibilité supérieure que confèrent les propositions de Mukerjee est permise par l’affirmation claire que des changements naturels et physico-chimiques jouent un rôle semblable sur les transformations du complexe écologique que les changements introduits par les humains sur ce même complexe écologique. Les évolutions des végétaux, les changements du climat, les constructions humaines à petite échelle (comme des puits) ou à plus grande échelle (e.g. des canaux), « chaque nouveau mode

d’ajustement […] implique une entière transformation de la situation dans laquelle l’homme, avec le reste de la nature, subit un changement dans la vie (undergoes a change in life). » (Mukerjee, 1930 : 455-456).

La position de Duncan n’est pas aussi claire que celle-ci : l’étasunien se limite à l’organisation sociale et à son explication, en tant que variable dépendante. « La conception limitée de l’écologie humaine implique une focalisation de l’intérêt sur l’étude de l’organisation – dans le contexte des autres facteurs du complexe écologique » (Duncan, [1959] 1969 : 684). Qui plus est, Duncan insiste sur le facteur démographique, sans aucun doute à cause du contexte de son article qui paraît dans un recueil de travaux intitulé L’étude

de la population (Hauser & Duncan, [1959] 1969). La seconde moitié de ce papier de Duncan

se limite ainsi à l’étude de la population dans ce qu’elle met en lien la démographie avec l’écologie humaine. Mais c’est justement ce que fit Halbwachs dans sa Morphologie sociale : il rapporte la morphologie sociale à une démographie et une géographie, tout comme les collègues de Chicago le feront également.

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Interconnexion : retour sur l’approche néo-