• Aucun résultat trouvé

A l’opposé des contributions de Dunlap et Catton se situent explicitement les travaux de Buttel. C’est d’ailleurs à juste titre que Vaillancourt et d’autres (1996 ; Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999) les associent, « non seulement à cause de la qualité de leur contribution, mais aussi parce que les différences et les convergences que leur travail font ressortir se trouvent au centre des études […] en sociologie de l’environnement. » (Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999 : 172). La mise en parallèle la plus remarquable est relative à la constitution de la sociologie de l’environnement : avant même l’apparition d’un NEP rejetant la sociologie classique, Buttel propose « de lier la nouvelle sociologie de l’environnement aux bases les plus traditionnelles de la sociologie » (Leroy, 2005 : 329). D’ailleurs, dans le même numéro où paraît l’article fondateur de Catton & Dunlap (1978a) sur le NEP, Buttel (1978) réagit sur quelques pages en condamnant cette interprétation de la sociologie de l’environnement comme un changement paradigmatique. Lui-même, dès 1976, remarque l’intérêt grandissant pour les phénomènes d’environnement et les questionnements que ces phénomènes suscitent ou peuvent susciter pour la sociologie de l’environnement. Il se demande alors de quelle manière le milieu naturel interagit avec la structure sociale et quels peuvent être les effets de cette interaction :

« Comment l’usage des ressources et ses conséquences inhérentes que sont l’abondance ou la pénurie interagissent avec les structures sociales qui en sont causalement responsables et comment ces conditions contribuent à dessiner la voie du changement social ? » (Buttel, 1976 : 308)17

Or, il trouve des réponses dans les théories de l’ordre (surtout le structuro- fonctionalisme) et du conflit (surtout l’approche marxiste). Les premières, en traitant la société comme un système social avec des besoins et des fonctions, permettent d’avancer que les problèmes d’environnement ont leur fondement dans l’indifférence propre aux valeurs individualistes de la société moderne, dans la nature industrielle de cette société, et plus généralement dans les externalités du système social. Les solutions aux problèmes sont alors à trouver dans les valeurs positives de la modernité, c’est-à-dire la croissance économique et la différenciation structurelle – dont Buttel déplore l’absence de lien avec l’environnement. On doit également se tourner vers les progrès des sciences et des techniques et vers la création d’un système juridique s’adressant aux externalités environnementales. La théorie du conflit, de son côté, perçoit les problèmes environnementaux comme « des irrationalités de la production capitaliste qui expriment les contradictions sociétales » (Buttel, 1976 : 315). Ces irrationalités sont elles-mêmes interprétées en terme de contradictions inhérentes au capitalisme, d’intérêts divergents entre l’entrepreneur capitaliste et la société dans son entier, et de phénomène d’expansion des firmes capitalistes – non sans lien avec l’avènement de la société de consommation. Cependant, les théories du conflit ne proposent pas de véritables stratégies politiques techniques (technical policy strategies), sauf à considérer une réforme en profondeur visant à mettre en place de véritables institutions environnementales.

Fort de ces recherches, Buttel applique alors les axiomes des deux approches au cas étasunien et aux pollutions et pénuries que connaît le pays. Il en retient que du point de vue de la théorie de l’ordre, pénuries et pollutions induisent insensiblement des transformations structurelles, voire culturelles si les crises perdurent. L’approche en terme de conflit entrevoit au contraire la possibilité d’une crise profonde et immédiate, par un phénomène de contagion des irrationalités. Cependant, ordre et conflit évoquent tous deux le retour à un nouvel

17 « How do resource use and its attendant results of abundance or scarcity interact with the social structures

causally responsible and how do these conditions contribute to charting the course of social change? » (Buttel, 1976 : 308).

équilibre entraîné soit par des alternatives envisageables (ordre), soit par l’avènement de solutions politiques (conflit).

En définitive, c’est moins l’importance de l’approche en terme d’ordre ou de conflit qui importe à Buttel. Ce qui vaut la peine d’être souligné, selon lui, c’est que de nombreux sociologues proposent une sociologie des ressources naturelles et des problèmes environnementaux – et semblent même avoir « de fortes prédilections personnelles pour aider à formuler des solutions significatives à ces problèmes » (Buttel, 1976 : 320). C’est pourquoi, quand Catton & Dunlap (1980 : 37 sq.) compareront leur théorie à cette analyse de Buttel ils ne pourront pas exclure celle-ci : l’opposition « ordre » et « conflit » et celle HEP/NEP ne sont pas contradictoires. Les quatre approches qui en découlent (HEP-ordre, HEP-conflit, NEP-ordre, NEP-conflit) sont incarnées par divers sociologues, et aucune d’elles ne peut englober l’autre.

Ce premier « débat » avec Catton et Dunlap pousse Buttel à clarifier sa vision de la sociologie de l’environnement sans pour autant limiter ce domaine. Au contraire, ses liens avec la sociologie rurale (e.g. Buttel & Newby (eds), 1980 ; Hainard & Buttel, 1983), et la sociologie des sciences et des techniques (Humphrey & Buttel, 1982 ; Buttel, Hawkins & Power, 1990) lui permettent d’étudier en détails des objets ciblés, et principalement les biotechnologies (Buttel & Barker, 1985 ; Buttel, 1992, 1995). Buttel (1987) considère alors que la sociologie de l’environnement doit se focaliser sur cinq domaines de recherche :

- son noyau théorique,

- les attitudes, valeurs et comportements environnementaux, - les mouvements environnementaux,

- les études sur les risques et les technologies et leurs évaluations,

- l’économie politique de l’environnement et les politiques environnementales.

Cependant, puisqu’il considère l’environnement comme un programme de recherche, il ne souhaite aucunement figer le champ et préfèrera plus tard le définir en terme de questionnements. Son rôle dans l’institutionnalisation du domaine aux Etats-Unis mais également au sein de l’ISA – où il présidera un temps le réseau de sociologie de l’environnement – le conforte dans la poursuite d’une définition du domaine. Par exemple, dans un article publié en 2005, Buttel invite la sociologie de l’environnement à s’interroger sur :

- les politiques d’environnement,

- le rôle du monde naturel dans le développement global (via des comparaisons internationales),

- la nature et la signification des mouvements, activismes et contre-mouvements environnementaux,

- les modalités de rattachement de la société à la nature.

Il décline également différents paradoxes qui se sont toujours posés à la sociologie de l’environnement d’après lui. Les trois premiers sont des héritages de l’émergence de la sociologie de l’environnement : seul le premier semble être résolu. Les quatre autres sont les paradoxes actuels que rencontrent la sociologie de l’environnement (Buttel, 2005 : 49 sq.) :

- Pourquoi, malgré la montée de la prise de conscience des problèmes environnementaux par l’opinion on ne retrouve pas de changements flagrants dans les comportements collectifs ou individuels rattachés ?

- Pourquoi la sociologie de l’environnement, alors même qu’elle croit plus que les autres sciences sociales à un environnementalisme organisé pour résoudre les problèmes environnementaux, s’acharne-t-elle à saper les revendications des environnementalistes organisés ?

- Le troisième paradoxe reprend la seconde contradiction du capitalisme, c’est à dire sa limite écologique.

- Comment le néolibéralisme et l’environnementalisme peuvent-ils co-exister ? - Comment mettre en œuvre une gouvernance de l’environnement alors même que celui-ci est un enjeu global ?

- Pourquoi les mobilisations environnementales concernent des enjeux globaux, alors même que, pour la plupart des gens, l’expérience de l’environnement demeure locale.

- Enfin, comment la sociologie de l’environnement elle-même peut-elle à la fois incarner une vision réaliste et matérialiste du monde biophysique en traitant de son influence sur les sociétés, et dans le même temps étudier des politiques environnementales « qui sont largement des politiques d’idées, de valeurs, d’éthiques » (ib.) et donc des domaines symboliques ?

Sur ce dernier point, il faut encore remarquer que Buttel a été perçu, parfois à tort, comme un représentant de la position constructiviste niant la réalité des phénomènes environnementaux. Par exemple, son intérêt pour les mouvements agro-environnementalistes, pour la sociologie des sciences et des techniques et les liens entre production capitaliste et externalités environnementales lui ont fait analyser la baisse d’audience des thématiques énergétiques et environnementales comme suit (Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999 : 180) : le fait que les menaces environnementales occupent le devant de la scène publique accroît le pouvoir des groupes écologistes. Les interventions de l’Etat favorisent d’ailleurs la croissance des appareils étatiques et permettent ainsi de donner plus de pouvoir aux nouvelles élites, dont ces groupes verts, qui travaillent pour l’Etat.

Autrement dit, bien que « [s]ans la mobilisation environnementale de la fin des années 1960, la sociologie de l’environnement ne serait probablement pas apparue (emerged) » (Humphrey & Buttel, 1982 : 7, cité par Hasegawa [2003] 2004a : 32)18, il ne faut pas pour autant plonger à corps perdu dans l’analyse de l’environnement sans prendre en compte les spécificités des mouvements qui le portent19. C’est en ce sens que Buttel & Taylor (1992)

invitent les sociologues à porter davantage leur attention sur la manière dont l’environnement est construit socialement. Il est clair que pour Buttel, comme l’indiquent Vaillancourt et al. (1999 : 185), « les groupes verts, tout comme les scientifiques d’ailleurs, construisent socialement la réalité et donnent souvent l’impression que les changements sont réels, alors que personne n’en a la preuve absolue ».

A partir de cet intérêt pour les mouvements verts, pour les connaissances et « progrès » scientifiques permettant une modernisation écologique, pour les réactions institutionnelles face à l’environnement et pour ce qu’il nomme la gouvernance environnementale internationale, il tire un ensemble de propositions pour la sociologie de l’environnement. Celle-ci doit se dégager d’une approche trop matérialiste pour se concentrer sur les capacités d’actions de ces « quatre mécanismes-clés que les sociologues de l’environnement ont essayés d’identifier comme des stratégies ou des itinéraires (routes) vers une amélioration environnementale ». Mais Buttel (2002 : 335 sq.) ne se contente pas de

18 Cf. également Buttel ([1997] 2000 : 41) : « La sociologie de l’environnement en tant que sous-discipline de la

sociologie a été constituée dans la continuité immédiate (in the immediate aftermath) de la mobilisation du mouvement environnemental moderne. »

19 On peut lire l’analyse du mouvement vert Russe par Yanitsky (1999) comme un gage de la lucidité de Buttel.

Bien que des mobilisations semblables à celles des pays occidentaux eurent lieu en U.R.S.S., non seulement elles furent plus tardives (fin des années 1970), mais surtout, au contraire des mouvements occidentaux, elles eurent très peu d’impact sur les consciences individuelles et collectives (ib. : 161).

synthétiser ou louer les différentes approches. Il s’impose de présenter ses réflexions visant à savoir

« Lequel de ces quatre processus focaux (focal processes) de l’amélioration environnementale – mobilisation environnementale, régulation gouvernemental national de l'environnement, modernisation écologique, ou réalisation de politique internationale de l'environnement – est le plus supportable (enduring) et prometteur [pour le futur de l’environnementalisme] ? » (ib. : 335)

Non sans quelques précautions, Buttel annonce que, selon lui, les « mobilisations environnementales citoyennes sont maintenant l’ultime garant que la responsabilité publique soit représentée dans le but d’assurer (is taken to ensure) la protection de l’environnement » (ib. : 336).

Pour revenir à la position de Buttel face au débat sur la réalité physique et/ou la construction sociale des problèmes d’environnement, on peut la qualifier d’intermédiaire20.

Comme le rappel Leroy (2005 : 330), Buttel ne trouvait pas pertinente cette opposition puisque les sociologues de l’environnement doivent porter leur attention, selon lui, au deux versants, c'est-à-dire aux bases matérielles de la problématique environnementale tout autant qu’à ses fondements culturels. Il semble que le constructivisme attribué à Buttel tient à deux points. Premièrement, sa tardive acceptation de la réalité des changements climatiques par rapport aux autres sociologues de l’environnement (Buttel & Taylor, 1992 : 8) ; et deuxièmement son positionnement dans les méandres du global et du local dans la question environnementale. Le caractère global des problèmes environnementaux est une construction, seules les réalités locales seraient avérées21.

20 On peut même considérer que Buttel se faisait parfois « l’avocat du Diable ». C’est ce que remarquent Catton

& Dunlap (1978b) lorsqu’ils répondent à la critique de leur article fondateur sur le HEP/NEP par Buttel (1978) : malgré ces critiques, Catton & Dunlap (1978b : 258) savent que Buttel « est un des sociologues qui reconnaît les problèmes environnementaux comme réels et chargés de signification sociale », notamment dans son article de 1976 (Buttel, 1976).

21 Cf. Vaillancourt (à paraître : 19) : « Ainsi pour Buttel, le fait d’élever les problèmes environnementaux au

niveau global est bien davantage un processus de construction sociale de la réalité et de production de connaissance politique qu’une réflexion sur la réalité biophysique elle-même. Ceci ne signifie pas que ces problèmes ne sont pas réels, mais plutôt que leur réalité est souvent située au niveau local et non global. En fait, Buttel craint que les élites économiques fassent appel à un discours écologique globalisant afin de faciliter l’acceptation de la globalisation des marchés, ce qui risque d’accentuer le fossé entre les pays riches et les pays pauvres (Hawkins et Buttel, 1992 : 839). Ainsi, Buttel est partiellement d’accord avec Agarwal & Narain (1991)

De même que Dunlap fait plus de place à une forme de constructivisme modéré, Buttel admet que « [n]i un programme fort de dissection de la connaissance environnementale, ni une sociologie culturelle postmoderne exempte des croyances environnementales ne va ou ne devrait changer la réalité des problèmes environnementaux globaux » (Buttel & Taylor, 1992 : 10, repris par Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999 : 187)22.