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CHAPITRE II : Le parcours littéraire de Jòrgi Reboul

III- RÉCEPTION DE L’ŒUVRE POÉTIQUE DE REBOUL

Il paraı̂t bien difficile de synthétiser en quelques grands traits l’ensemble de la poésie de Reboul. Toutefois, la lecture synthétique des principaux écrits critiques consacrés à son œuvre permet de dédager un certain nombre de caractéristiques complémentaires que l’on peut tenter de présenter en parallèle, sans chercher à les hiérarchiser d’une façon qui serait inévitablement arbitraire.

§1- LA POÉSIE MORALE ET LIBERTAIRE D’UN HOMME D’ACTION

Dominique Blanchard relève tout d’abord que Reboul n’a jamais été seulement un homme de lettres mais toujours et avant tout un homme d’action au service de sa langue, de son pays et de sa culture36 :

Vodèt pas qu’una partida de sa vida a la creacion literària, qu’èra mai que mai un òme d’accion al servici de sa lenga, de son país e de sa cultura, de tot çò qu’èra en relacion amb eles e al servici de l’umanitat.

{Il ne consacra qu’une partie de sa vie à la création littéraire, car c’était d’abord un homme d’action au service de sa langue, de son pays et de sa culture, de tout ce qui était en relation avec eux et au service de l’humanité.}

Max Rouquette partage cette même analyse quand il écrit que « amb el, lo poëma es

accion, l’accion a los ressòns e los rebats dau poëma » {avec lui, le poème est action, l’action

a les échos et les reflets du poème}37.

Cette donnée première influence bien évidemment l’ensemble de son œuvre, laquelle s’affranchit dès le départ de la bien-pensance et des préjugés : elle est revendication et initiation à la liberté. Charles Camproux y voit en outre « une sorte de révolte innée contre toutes les entraves »38.

34 Lou printèms, Marseille, non publié, 1936.

35 La coumedié dóu mirau, Marseille, non publié, 1956.

36 Dominique Blanchard, « Jòrgi Rebol, l’òme dreit », A l’entorn de l’accion occitana (1930-1950) : Paul Ricard,

Jòrgi Reboul, Carles Camproux, Max Rouquette. Actes del Collòqui, Seteme de Provença, 2 febrièr 2013,

Septèmes-les-Vallons, Centre Culturel Louis Aragon, 2014, p. 61.

37 Max Rouquette, « Per los quatre vint de Jòrdi », Oc, n°9, février 1981, p. 96. 38 Charles Camproux, Histoire de la littérature occitane, Paris, Payot, 1971, p. 213.

Biographie de Jòrgi Reboul

On peut dire en cela que la poésie de Reboul présente clairement une dimension morale, comme l’indique Andrée-Paule Lafont quand, en 1963, elle effectue l’analyse des deux grands recueils des années 1930 que sont Sènso relàmbi et Terraire nòu.

Ce que Reboul demande à la poésie, c’est une leçon sur la vie même. Ses poèmes sont à la fois des comptes-rendus d’expérience et un appel du poète à soi-même, un rassemblement de son intelligence et de ses forces pour mieux nouer sa vie, une mobilisation de l’être tendu vers ses conduites par l’effort de sa vigilance (ou mieux, en provençal, comme dit un poème, de l’Aparament). Car l’Aparament c’est cela la volonté de défendre l’homme par la conscience et par l’éveil. […] Car la vie comme la poésie est conquête ; la poésie comme la vie est désir, la poésie est donc morale, car le désir conquiert. […] « L’auturo de moun desi », écrit G. REBOUL, exprimant là la suprême volonté de connaître et d’exister […] car la phrase de REBOUL est comme un jet de pierre mais dans cette sorte de vertige lyrico-prophétique que nous lui connaissons : « La grande force est le désir » — « Voici venir la saison ardente »39.

Cette morale des textes de Reboul est avant tout une morale de la libre pensée, comme en témoignent les quatre poèmes regroupés sous le titre « Cantadisso », publiés pour la première fois en 1932 dans le recueil Sènso relàmbi40. Pour Andrée-Paule Lafont, « Sans Dieu, l’homme de Reboul éprouve sa liberté » et la religion constitue « un péché contre nature, car l’homme porte en lui assez de feu pour atteindre le paradis qu’il mérite »41.

es un pecat contro naturo car pouartes lou fue qu’empuro pèr touca lou paradis qu’auras.

c’est un péché contre nature car tu portes le feu qui t’anime

pour atteindre le paradis que tu mérites42.

Cette absence de foi transcendante, assumée et revendiquée (« Iéu, crèsi en rèn, —

que chanço ! » (« moi, je ne crois en rien, — quelle chance ! »)43, n’exclut pas l’existence de toute foi mais oriente celle-ci dans une direction strictement humaniste :

E ges de puissanço D’amour o d’ahiranço T’adraiara de soun poudé,

Car siés toun diéu, e siés toun mèstre

Et nulle puissance D’amour ou de haine

Ne te dirigera de sa maîtrise, Car tu es ton dieu, et ton maître44

Pour Reboul le mythe de la création se trouve donc inversé au profit de l’homme. « La seule vérité, la seule mesure, c’est l’homme. C’est par lui que s’étalonne l’univers, c’est autour de lui qu’il s’ordonne. Loin de déboucher sur le désespoir, l’absence de Dieu est l’affirmation de l’être. »45

39 Andrée-Paule Lafont, « L’œuvre du Provençal G. Reboul », XIIe stage pédagogique et culturel de l’IEO, La Ciotat, 25 août – 6 septembre 1963, archives personnelles de Claude Barsotti, non publié, p. 4-5.

40 Sènso relàmbi, Aigues-Vives, Marsyas, 1932, p. 57 et s. 41 Andrée-Paule Lafont, op. cit., p. 8.

42 « Touto vido es la vìo », Sènso relàmbi, Aigues-Vives, Marsyas, 1932, p. 60-61. 43 « Viro, viro la rodo », Sènso relàmbi, Aigues-Vives, Marsyas, 1932, p. 68-69. 44 « Touto vido es la vìo », Sènso relàmbi, Aigues-Vives, Marsyas, 1932, p. 64-65. 45 Andrée-Paule Lafont, op. cit., p. 8.

Biographie de Jòrgi Reboul

Robert Lafont et Christian Anatole soulignent également cette dimension morale et humaniste de l’œuvre de Reboul qu’ils surnomment « l’homme debout »46 :

À tous, il livre la leçon libératrice, sans orgueil et sans humilité. Car l’homme est là où il est pour ordonner le monde à sa mesure et toute distorsion dans cette prise de possession est une hypocrisie. Et naturellement, la fin de l’hypocrisie est la révolte sociale. Même lorsqu’il se dépite de la timidité de ses camarades et accepte la solitude d’une avant-garde éveillée, Reboul n’oublie pas que son devoir est d’entraîner les hommes par sa voix à la lucidité révoltée.

Ces auteurs soulignent également deux dimensions supplémentaires de cet « engagement poético-politique » : d’une part « la familiarité amoureusement cultivée avec la Provence, ville et campagne » ; et, d’autre part, un « projet occitan […] dépouillé de tout félibrisme », qui marque une fois de plus l’indépendance d’esprit de Reboul.

Jean Rouquette souligne à son tour cette dimension libertaire de la poésie de Reboul :

Jorgi Reboul est un révolutionnaire : le félibrige, la morale, les préjugés, dès Sensa Relambi, il s’en est affranchi. Aussi bien sa poésie est revendication et initiation à la liberté… Il n’est pas un poème qui ne fasse penser à Nietzche ou à Gide…47

Le constat est d’ailleurs identique chez Yves Rouquette : « Ce marcheur infatigable, ce dessinateur industriel qui partage la vie des ouvriers des chantiers navals, ne rêve que de libération ». Et son impératif de « changer la vie », qui le rapproche d’Arthur Rimbaud, est également celui de Nietzsche, « son vrai maı̂tre »48.

§2-

UNE POÉSIE DU DIALOGUE AVEC LA TERRE ET LES HOMMES

Comme le souligne Charles Camproux, la poésie de Reboul peut être liée à un certain attrait pour la solitude49 :

Son originalité, il l’a trouvée, peut-être inconsciemment dans un sentiment, romantique au fond, de puissance qui ne va point sans le goût amer de la solitude au milieu des puissances du monde.

Toutefois, l’écriture est avant tout pour Reboul un moyen d’entamer un dialogue constant avec le monde qui l’entoure. Andrée-Paule Lafont le dit d’ailleurs très bien :

46 Robert Lafont et Christian Anatole, Nouvelle histoire de la littérature occitane, vol. 2, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. 743-744.

47 « Omenatge a Jorgi Reboul », Béziers, 19 juin 1976, Archives du CIRDOC, Dossier auteur R-Reboul (Dos- A/R), p. 3.

48 Yves Rouquette, En occitan. Une histoire buissonnière de la littérature d’oc, Valence d’Albigeois, Vent Terral, 2013, p. 156.

Biographie de Jòrgi Reboul

« Sans fin il dialogue avec lui-même, avec la femme aimée, avec la jeunesse, l’homme, la

terre »50. Philippe Gardy souligne également cette constance51 :

Qu’il célèbre hommes ou paysages, amitiés ou amours […], le poème est le fruit de ces occasions riches et heureuses, qu’il relate, ou, plutôt, qu’il reformule en s’efforçant d’en rendre sensibles les couleurs, la musique, jusqu’à en tirer la matière d’une forme nouvelle, à la fois fidèle aux émotions premières et capable de les dépasser en les stylisant, afin de n’en conserver que l’essentiel, la substance profonde […]

Chez Reboul, ainsi, il n’est de poème que de la réunion, amicale ou amoureuse, d’un paysage, de ceux qui le rendent visible ou le peuplent de leur présence incomparable, et du poète lui- même, de cette première personne qui fait le lien entre eux avant de le restituer à ses futurs lecteurs.

Cette poésie du dialogue présente en pratique un double aspect : elle est à la fois poésie de circonstances et poésie à dimension prophétique.