• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II : Le parcours littéraire de Jòrgi Reboul

A) LA PUBLICATION DE À COUAR DUBERT (1928)

Le recueil À couar dubert (Figure 17) se compose de onze poèmes en vers libres rimés sur une thématique amoureuse. Il est publié aux éditions de L’Amistanço dei Joueine avec une couverture soignée, illustrée par une caricature signée Toë108. Le dessin représente un buste de Reboul souriant, sûr de lui et portant costume, chemise au col fermé d’un gros nœud noir et coiffé d’un chapeau mou à large bord. Le recueil est entièrement rédigé en graphie mistralienne et en dialecte marseillais, sans traduction française. L’ouvrage est préfacé par l’un des maı̂tres de Reboul, Antoine Conio.

Figure 17. Première de couverture du recueil À Couar dubert

105 « Au paire de la nòvi », Armana marsihés per 1928, p. 18. À noter que j’entends par dialecte marseillais la variante de l’occitan provençal maritime parlé à Marseille et habituellement utilisé par Reboul.

106 « Au pue de Bartagno (1.043 m.) », Almanach occitan, 6ena annada, 1928, p. 72. 107 À couar dubert, Marseille, Amistanço dei joueine, 1928, 11 p.

108 Il s’agit probablement d’Antoine Antona, dit Toé, (1907-1989) dessinateur, caricaturiste et réalisateur marseillais, proche de Marcel Pagnol et collaborateur à de nombreux journaux régionaux dans lesquels il publiait ses dessins. (« Antoine Toé », [En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_To%C3%A9]. Consulté le 8 octobre 2018.)

Œuvre non reproduite par respect du droit d’auteur

Biographie de Jòrgi Reboul

Même si, comme indiqué plus haut, Reboul avait été primé dès 1923 lors de jeux floraux organisés par le Félibrige (voir p. 106), c’est surtout la parution de son premier recueil À couar dubert, accompagné de la Rampelado d’Antoine Conio109, qui semble le faire remarquer pour la première fois par les critiques littéraires de la presse d’oc.

Dans sa préface, Conio souligne d’emblée le caractère original des écrits de Reboul, malgré le classicisme du thème amoureux. Il relève quelques imperfections dues au feu ardent de la jeunesse mais reconnaı̂t d’emblée dans cette écriture la marque d’un futur grand de la littérature provençale dont les principales caractéristiques, déjà présentes, le suivront tout au long de sa carrière poétique : la force vitale qui irradie des textes, l’attachement au parler marseillais, la passion de la liberté, le parler clair et direct au mépris des conventions étriquées. En dépit parfois d’un excès de fougue et d’un manque de mesure qu’il relève chez Reboul, Conio fait montre d’une grande confiance dans l’avenir poétique du jeune auteur, ce que la suite de la carrière de ce dernier ne fera que confirmer.

Veici de vers, de vers d’amour, d’amour coumplèt d’abord que parteja. Tambèn, lei trobo lou cantant, au contro de la majo part dei troubo amourousido, soun franco de plagnun. A despart de la radiero, ounte lou chiroun de la doutanço s’es entrauca, — tau lou verme dins la frucho maduro, — éstei trobo fouarmon, si pòu dire, un vertadié cant de triounfle e de satisfacien.

La vido, va veirés en lei legissènt, aveno tout de long d’aquélei vers libre, disciplina mai que va sèmblon au ritme vougu pèr l’autour, jouvenome jougnènt à l’amour de sa migo, aquéu de sa lengo meiralo emai la passien de la liberta, doues qualita que faran d’éu, osco seguro, un dei cepoun de l’antique parla marsihés quouro, à l’aflat dóu tèms, lou fuec ardènt de la jouinesso, fènt plaço à-n-uno fllamo (sic) pus douço, esprouvara lou besoun ideau de la mesuro e li sacrificara pèr lou chale de cadun.

Pèr aro, que voulès, sa Muso a dóu mau de la jouvènço abalido souto lei canounado dóu grand chaple. A mes ei ravan lei raubo de sei davanciero, ounte l’estofo èro pas plagnudo e si prenié à plénei man. Va court vestido pèr faire pus lèu camin e, meme dins sei faus mouvament, lou balans fougous de soun andare vous fa gau. A, tambèn lou doun de

{Voici des vers, des vers d’amour, d’amour complet puisque partagé. Par ailleurs, les poésies qui le chantent, au contraire de la majeure part des poésies amoureuses, sont exemptes de jérémiades. À part la dernière où le ciron du doute s’est infiltré — tel le ver dans le fruit mûr, — ces poésies forment, peut-on dire, un véritable chant de triomphe et de satisfaction.

La vie, vous le verrez en les lisant, sourd tout au long de ces vers libres, disciplinés plus qu’ils ne le semblent au rythme voulu par l’auteur, jeune homme joignant à l’amour de son amie, celui de sa langue maternelle et la passion de la liberté, deux qualités qui feront de lui, à coup sûr, un des piliers de l’antique parler marseillais quand, à la faveur du temps, le feu ardent de la jeunesse, faisant place à une flamme plus douce, éprouvera le besoin idéal de mesure et lui sacrifiera pour le régal de chacun.

Pour le moment, que voulez-vous, sa Muse ressemble à la jeunesse élevée sous les canonnades du grand massacre. Elle a mis au rebut les robes de ses devancières, pour lesquelles on n’épargnait pas l’étoffe et que l’on prenait à pleines mains. Elle va court vêtue pour faire plus vite le chemin et, même dans ses faux mouvements, l’allure fougueuse de sa marche vous met en joie.

109 Antoine Conio, « Rampelado », À couar dubert, Jòrgi Reboul, Marseille, Amistanço dei joueine, 1928, p. 2- 3.

Biographie de Jòrgi Reboul

parla clar e carramen. Parla clar, moun Diéu ! bessai lei befe li va perdounarien ; mai parla carramen, diàussi ! coumprenès proun qu’en chasco arrèsto dóu carrat riscon de si li roumpre lou mourre, alor lou perdoun devèn impoussible.

Fau dounc pas s’estouna se lei m’as-proun- vist, en esperlugant aquest « couar dubert » li cercon aurre qu’un sujèt d’admiracien, coumo se tout ce que si fa, meme en li coumprenènt ce qu’élei fan, èro de-longo digne d’admiracien. Li troubaran de dèco. Desbraiaduro ! cridaran lei mié-faudiéu, trivaliata (sic) ! diran en fènt la bèbo lei moussu pessuga. N’en siguès pas estoumaga, bràvei legèire, tout a sei dèco en aquest mounde. Lou soulèu meme, aquéu capoulié deis astre, a sei taco peréu se n’en cresèn leis astrounome. Empacho pas que, cade jour, despuei de milenàri, « coucho l’oumbro emai lei fléu »110.

Faguès dounc fisanço en d’aquéu joueine felibre. Es lou mihour biais de li leissa pleno fe dins l’aveni, qu’aquelo fe li rendra mai servìci, pèr prougressa dins l’art, que tóuti (sic) lei liçoun, mai vo mens justo, que li pourran douna souto escampo d’uno sapiènci de mestié bouono, tout au mai, à troumpa lei tucle.

Elle a, aussi, le don de parler clair et carrément. Parler clair, mon Dieu ! peut- être les imbéciles le lui pardonneraient-ils ; mais parler carrément, diable ! vous comprenez bien qu’à chaque arête du carré on risque de se casser le nez, alors le pardon devient impossible.

Il ne faut donc pas s’étonner si les m’as-tu- vu, en feuilletant ce « cœur ouvert », y cherchent autre chose qu’un sujet d’admiration, comme si tout ce qui se fait, même en y comprenant ce qu’eux-mêmes

font, était constamment digne

d’admiration. Ils y trouveront des défauts. Négligence ! crieront les tatillons, trivialité ! diront les messieurs pincés en faisant la moue. N’en soyez pas estomaqués, chers lecteurs, tout a ses défauts en ce monde. Le soleil-même, ce chef des astres, a ses taches aussi si l’on en croit les astronomes. Cela n’empêche pas que, chaque jour, depuis des millénaires, « il chasse l’ombre et les fléaux ».

Faites donc confiance en ce jeune félibre. C’est le meilleur moyen de lui laisser la pleine foi dans l’avenir, car cette foi lui rendra plus service, pour progresser dans l’art, que toutes les leçons, plus ou moins justes, qu’on lui pourra donner sous prétexte d’une sagesse de métier bonne, tout au plus, à tromper les myopes.}

En 1928 paraı̂t un article non signé dans l’Almanach occitan qui dresse un premier bilan de la toute jeune carrière poétique de Reboul. L’auteur y récapitule brièvement les divers prix floraux déjà obtenus par Reboul et relève les particularités de sa poésie bouillonnante et engagée en même temps que le potentiel manifeste du jeune poète111 :

Né à Marseille le 24 février 1901. Des études techniques le versent dans l’Industrie. Le sentiment de race se réveille en lui à la suite d’excursions dans le terroir où il apprend à contempler et à aimer les beautés de la nature et du passé provençal. Ancien vice-président de l’Association… Prouvènço ! en juillet 1925 il fonde « Lou Calen » groupement vite réputé par la bonne humeur et les idées nouvelles de ses membres. Avec les jeunes poètes Marius Daniel de La Ciotat et Louis Bayle d’Arles, il crée « L’Amistanço dei Joueine » (février 1926). Le récompensent comme poète et prosateur original, les jeux floraux de « l’Avignounenco » (1923) ; de Nemausa (1924-1927) ; de l’Escolo de Lerin (1925-1926-1927) ; de la Mantenènço de Prouvènço (Avignon 1925 — Forcalquier 1926 — Arles 1er prix 1927). Il écrit

110 La citation est extraite du poème de Frédéric Mistral « Lo cant dóu soulèu », Lis isclo d’or, Avignon, Roumanille, 1876 ; rééd. CPM, 1980.

Biographie de Jòrgi Reboul

dans la langue franche et sincère des troubaires marseillais et selon les règles de ses maîtres Valère Bernard, Pierre Bertas, Antoine Conio. Georges Reboul est un jeune d’action et d’avenir. Il est cabiscol du Calen et Secrétaire de l’Amistanço dei Joueine. Son œuvre est actuellement toute d’action fougueuse et de propagande féconde. Nous aurons à reparler de lui, car il fera certainement parler de lui.

Le journal La Pignato consacre également un petit encart à Reboul dans sa rubrique « Lei libre » {les livres} au moment de la sortir du recueil À couar dubert112 :

AMISTANÇO DÉI JOUEINE. — Osco ! pèr lou coulègo Reboul, éu tant bèn enrego de vers : La ligno puro de toun cors

retrais lou gàrbi d’uno barco e moun amour deja s’embarco pèr lèu touca lou port.

Es dins lou parla marsihès que l’autour canto à couar dubert, soun amourouso passioun, dins sei vounge pouèmo sedusènt. À couar dubert, car legèire es un libre requist e poulidet, pèr cinquanto pièd, J. Reboul, 4, balouard dei Damo, Marsiho, vous lou mandara, e vous coungoustarès.

{AMITIÉ DES JEUNES. — Bravo ! pour le collègue Reboul, lui aussi aligne des vers : La ligne pure de ton corps

décrit le galbe d’une barque mon amour déjà s’embarque pour vite toucher le port.

C’est dans le parler marseillais que l’auteur chante à cœur ouvert, son amoureuse

passion, dans ses douze poèmes

séduisants.

À cœur ouvert, chers lecteurs est un livre exquis et joliet, pour cinquante sous, J. Reboul, 4 boulevard des Dames, Marseille, vous l’enverra, et vous vous régalerez.}

La revue Oc consacre également un article assez important au premier opus de Reboul, sous la plume de J.-P. Régis dans la rubrique « Les livres »113. L’article rappelle les liens de Reboul avec Valère Bernard et l’Amistanço dei Joueine, mentionne la préface d’Antoine Conio, la forme libre de la versification et l’emploi du dialecte marseillais. Enfin, si cet article relève à mots couverts les éventuelles imperfections de l’œuvre, il insiste plus largement sur le regard lucide et sans prétention outrancière que Reboul porte sur ses textes, par opposition aux prétentions boursouflées de tant d’autres jeunes poètes.

Malgré sa vie tumultueuse où passent des gens de tous les pays, où résonnent tous les dialectes, Marseille est restée fi[d]èle à la langue d’oc. Après le rude Gelu, après Marin, un des meilleurs poètes d’Oc dont les œuvres devraient bien être réunies, elle possède une pléiade de jeunes qui se sont groupés autour de Valère Bernard et ont formé « L’Amistanço dei joueine ». Cette société n’est pas restée inactive. Elle a déjà publié quelques114 plaquettes

signalées par OC. Aujourd’hui elle fait paraître À couar dubert115 de Georges Reboul. Ces

poèmes sont présentés par A. Conio en quelques lignes qui ne manquent pas d’humour.

112 Orthographe d’origine, avec plusieurs erreurs d’accentuation. « AMISTANÇO DEI JOUEINE », La Pignato, n°78 du 21 septembre et 7 octobre 1928, pagination absente.

113 J.-P. Régis, « G. Reboul : À COUAR DUBERT (Edition de l’Amistanço dei joueine. Marseille, 2 fr. 50) », Oc, n°98, 1er septembre 1928, p. 1-2.

114 Le texte d’origine présente ici une erreur typographique ; il reprend un morceau d’une phrase précédente (« Marseille est restée fidèle à la langue d’Oc. Après ») que j’ai supprimé pour une meilleure lisibilité.

Biographie de Jòrgi Reboul

« À cœur ouvert » c’est le « Cantique des cantiques ». Ne croyez pas cependant à une traduction ou à une imitation du poème biblique. C’est donc l’amour qui emplit les strophes d’À couar dubert, d’une facture assez libre, sans déclamation en parler marseillais :

La ligno puro de toun cors retrais lou gàrbi d’uno barco e moun amour deja s’embarco pèr lèu touca lou port.

En ces onze poèmes l’auteur chante sa passion partagée. L’aimée se pla[î]t d’ailleurs plus aux jeux de l’amour qu’à ceux de la rime116. On ne saurait l’en blâmer, si on croit ce

qu’écrivait le bon Sénac de Meilhan : « Celui qui a été aimé d’une femme sensible, douce, spirituelle et douée de sens actifs, a goûté ce que la vie peut offrir de plus délicieux. [»] Sénac de Meilhan n’a pas dit qu’il était nécessaire qu’elle aimât la poésie.

Quoi qu’il en soit, les poèmes de Reboul ont un son de jeunesse qui séduit. Ce qui leur manque, l’auteur le sait mieux que personne. Car, contrairement à trop de jeunes qui nous accablent de leur génie immense, Georges Reboul « ne se monte pas le cou ».

En 1929-1930, Reboul reprend sa publication de poèmes en graphie mistralienne par l’intermédiaire de plusieurs revues, en l’occurrence L’Armana marsihés, La vie

marseillaise et Marsyas que dirige Sully-André Peyre117.

Toutefois, ces deux années sont surtout marquées par l’édition de deux nouveaux recueils de poèmes, toujours aux éditions de l’Amistanço dei Joueine et exclusivement rédigés en occitan. Il s’agit de Calignàgi et d’Escapolon.