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2 Entre liberté et nécessité : le cadre de l’analyse

2.1 Réel et vrai, croyance ou foi : la question du sens

2.1.2 Récapitulation, synthèse eschatologique ?

Le fait que la Vérité selon Jacques Ellul, ne puisse être que la Vérité révélée du Christianisme est davantage évident lorsqu’on lit ses œuvres sur l’Apocalypse. 1975, nous le rappelons, est l’année de publication en France de deux livres sur la fin des temps : Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville4 et Apocalypse. Architecture en mouvement5. Le troisième texte important sur l’Apocalypse, Conférence sur l’Apocalypse de Jean, date de dix ans après6. Notre projet de recherche

1 Ibid., p. 127 : « Le choix de ces deux mots est arbitraire, exactement comme était arbitraire le choix de deux mots : espoir et espérance pour désigner en effet deux façons d’être. L’espoir n’était pas un concept réel pas plus que l’espérance : mais il me fallait bien deux mots pour désigner deux réalités spirituelles opposées ».

2 Ibid., pp. 135-136. L’étude sur le Dieu qui pose des questions qu’Ellul cite en premier est celle d’André Dumas, Ces

mots qui nous font croire et douter, Paris-Lyon, Editions Œcuméniques, 1971. Nous ne trouvons pas anodin non plus le

fait qu’ailleurs une autre étude soit citée : celle d’Enrico Castelli, L’enquête quotidienne, Paris, PUF, 1959, réédité en 1972. Une preuve de plus que la lecture et la fréquentation du philosophe italien au début des années 1970 aurait été une importante source pour notre auteur. Les trois questions cruciales que Dieu pose à sa créature humaine sont : « Où es-tu ? Et où est ton frère ? » ; « Qui dites-vous que je suis ? » et « « Qui cherches-tu ? ».

3 Ibid., p. 147.

4 Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, op. cit. Ce texte est paru d’abord aux Etats Unis:

The meaning of the city, Grand Rapids - MI, Eerdmans, 1970 (ensuite, par Eugene - OR, Wipf and Stock, 2011).

5 Jacques Ellul, L’Apocalypse. Architecture en mouvement, op. cit., première édition Paris, Cerf, 1975.

128 inclut, nous l’avons dit, un approfondissement du discours concernant l’apocalyptique de notre auteur. Nous nous bornerons ici à regarder à ces œuvres seulement sous la perspective de ce qu’elles disent par rapport au discours du Sens, dans la déclinaison des relations entre Vérité et Réalité et, par conséquent, entre Foi et Croyance. C’est dans ce cadre, en effet, que l’enjeu entre les deux binômes paraît particulièrement clair.

Le chapitre récapitulatif « De Caïn à Jérusalem » de Sans feu ni lieu prend du temps pour souligner l’importance de la distinction entre Vérité et Réalité1. Le but est intéressant : cette distinction est illustrée à fin de mieux expliquer le fait que, dans la lutte entre Dieu et les puissances, si sur terre on a la sensation que « dans la réalité » ce sont les puissances qui triomphent, « en vérité » le conflit a déjà été gagné par Dieu dans les cieux. La même thèse est soutenue dans L’Apocalypse. Architecture en mouvement, mais la distinction entre réel et vrai y est moins mise en évidence. L’explication de la différence entre les deux concepts est introduite par l’exemple de la conscience de l’évolution de la Deuxième Guerre mondiale de la part des soldats et des généraux, ou de ceux-ci et de Hitler, qu’Ellul emprunte à Oscar Cullmann : du point de vue d’El Alamein ou de Stalingrad, en 1943 on aurait dit que la guerre était au plus profond de sa violence et que sa fin était encore bien indéfinie. Pour les états-majors, quoiqu’Hitler refusât de le reconnaître, il était au contraire bien évident que l’Allemagne n’aurait jamais gagné, et que les jeux étaient désormais faits. Il en est de même, affirme Ellul, pour le conflit entre le « bien » et le « mal », entre Dieu et Satan. La victoire de Dieu est accomplie. Cela depuis Jésus-Christ. Car « l’œuvre de Jésus-Christ est l’œuvre même de la vérité ». Le problème est dans le fait que les êtres humains, qui vivent aux temps de la Chute, ne savent pas faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui est vrai. Ils ne sont donc pas en mesure de reconnaître que la victoire de Dieu est réelle, et que ceci est vraiment arrivé »2. La réalité de cette victoire, bien évidemment, n’est pas reconnaissable sur terre pour le moment : « Elle n’est pas inscrite dans la nature du réel ». De fait, « cette réalité (celle dans laquelle nous vivons, ndr), d’ailleurs soumise à la vérité, relative et seconde, reste le domaine où les puissances vaincues se prétendent encore maîtresses, et après tout le sont ! »3. D’ici vient la facilité par laquelle l’être

1 Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, op. cit., pp. 295-297.

2 Ibid., p. 295 : « Il (Jésus-Christ) est la Vérité, il est venu dans ce monde de la réalité, la réalité ne l’a point reçu et l’a rejeté. Mais il n’empêche que son incarnation est l’entrée de la vérité dans le monde du réel, qui, par nature, n’a aucune part avec le vrai. Il n’empêche aussi que sa mort et sa résurrection sont exactement la victoire de la vérité. Elle a vaincu le Mensonge, le Refus, la Négation et le Chaos, qui sont justement l’œuvre des Puissances en face de la Vérité à son niveau. En vérité, ces puissances sont vaincues, elles n’ont plus aucun pouvoir d’empêcher la vie d’être, de se manifester et de s’accomplir en tant que vérité ».

129 humain, dans un milieu ravagé par les puissances, a la tendance naturelle à en faire des divinités, et à leur confier sa propre croyance et sa religiosité. Tout ceci nous aide, entre autre, à mieux comprendre ce que « déréliction » peut signifier dans le vocabulaire ellulien de cette période : non pas seulement que Dieu nous aurait abandonnés, mais que cet abandon coïncide avec un temps de domination de la part de toutes les puissances. Comment ne pas penser que cela soit la fin ? L’Apocalypse. Architecture en mouvement explique plus en détail le fait que, la bataille décisive ayant été conduite « dans les cieux », elle s’est terminée non pas avec l’anéantissement de Satan, mais avec son exil sur terre. Le verset de Luc 10 : 18, « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair », y est rappelé. La réalité décrite par la révélation apocalyptique serait donc celle d’un combat gagné par Dieu « aux cieux », dans le Transcendant, et dont le résultat immédiat est l’exil sur terre des puissances et de Satan, qui, tout en ayant déjà perdu le conflit, ravagent la terre et les créatures dans l’histoire1. S’agissant d’une réalité révélée, elle coïncide donc avec la Vérité. Pour le dire avec Frédéric Rognon : « L’Apocalypse n’est donc pas un livre historique, elle nous dit à chaque instant : ‘La fin est présente’. Il s’agit de discerner l’éternel dans le présent. Cela nous ramène au rapport entre réalité et vérité : l’Apocalypse nous aide à interpréter la réalité en faisant apparaître le mystère qui est caché dans le réel. Elle nous montre que, dans et au-delà du réel, il y a un surréel, un sens, une vérité cachée. Le réel, tout banalement humain, fournit à la vérité le moyen de s’exprimer, mais la vérité transfigure le réel en lui donnant un sens qu’il n’a pas par lui-même »2. Par le moyen de la révélation de l’Apocalypse, Ellul peut ainsi atteindre l’affirmation que le seul lieu et le seul temps où Réalité et Vérité coïncident sont la personne de Jésus-Christ.

La relation dialectique entre vérité et réalité assume donc un caractère particulier lorsqu’elle approche la perspective eschatologique. Dans ce cadre aussi, le lien nous paraît évident entre le couple réel-vrai et l’autre, croyance-foi : la foi en Dieu et en l’incarnation, et sa distinction avec les croyances, sont d’importance radicale dans le parcours de quête de Sens. Il est par conséquent d’autant plus évident, du moins dans ce milieu, que le discours de Jacques Ellul reste profondément et de manière incontournable lié au Christianisme. De plus, l’horizon de cette perspective est défini

1 Ibid., p. 108 : « Les puissances sont donc du fait de l’incarnation rejetées sur terre. Car l’incarnation n’est pas le Tout, elle est le point de départ, l’origine, le nouveau commencement. … La suite, qui doit se produire sur la terre, est à créer, à inventer, et cette suite implique la victoire non seulement de Dieu sur les puissances, mais aussi de l’homme sur ces puissances. Voilà pourquoi elles sont sur la terre ».

2 Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, op. cit., p. 86. La citation exacte de Jacques Ellul est la suivante : « Dans l’Apocalypse, il y a relation étroite entre les deux : le Réel fournit à la Vérité le moyen de s’exprimer, la Vérité transfigure le réel en lui donnant un sens qu’il n’a évidemment pas de lui-même ». Jacques Ellul, L’Apocalypse.

130 par l’énonciation du principe de la récapitulation : principe typiquement ellulien, dont nous parlerons bien plus en détail. Pour le moment, nous proposons un court résumé de cette thèse. Si l’Apocalypse est le livre dans lequel plus qu’ailleurs le lecteur est appelé à « discerner l’Eternel dans le Temps, l’action de la Fin dans le Présent », son importance réside dans le fait que, à travers ce parcours, elle appelle « à l’œuvre spécifique de l’Espérance », car « elle montre le Telos, c’est-à-dire le but, qui est ici, et la Conclusion, le terme qui est inclus dans l’histoire »1. Telos et conclusion de l’Apocalypse – et par cela de la révélation biblique en son entièreté - sont contenus dans le fait que, comme Ellul l’explique en détail dans Sans feu ni lieu, Dieu accueillera, « récapitulera » l’œuvre humaine et en fera la Jérusalem céleste2. La Ville, construite dès les temps de Caïn avec le but de l’autonomie, du détachement de Dieu, sera transfigurée et habitée par la présence de Dieu : « Alors, dans cette création de la Jérusalem céleste, s’inscrit définitivement la victoire du Christ dans la Réalité. A la fin des Temps, la Vérité rejoint et informe la Réalité, non pas dans la voie renouvelée de l’humble incarnation, de cette présence subreptice, mais dans une nouvelle création de la réalité »3. A la fin des temps, selon la promesse, Réalité et Vérité seront donc unies non pas seulement dans le Transcendant mais dans l’ensemble du cosmos.

Si les distinctions entre foi et croyance sont ici un enjeu tout à fait prioritaire, elles deviennent davantage importantes encore lorsque le discours penche du côté de l’éthique.