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2 Entre liberté et nécessité : le cadre de l’analyse

2.1 Réel et vrai, croyance ou foi : la question du sens

2.1.3 Perspective éthique

« Prise de conscience ». Cette expression, récurrente dans les écrits de notre auteur, indique le but ultime du travail de distinction entre ce qui est vrai et ce qui est réel. Nous la rencontrons dès Présence au monde moderne, où elle est indiquée comme étant la tâche principale de l’intellectuel chrétien, mais elle revient, comme rappel et admonition, partout dans le corpus ellulien. Comme nous l’avons vu, et nous allons d’ailleurs l’approfondir davantage, l’appel à être conscient de la situation dans laquelle on vit est un objectif prioritaire, une étape incontournable du chemin du croyant. Il n’y a pas d’espérance, de plus, sans une conscience de la situation réelle dans laquelle on vit : « Il s’agit de trouver, derrière les faits projetés à nos yeux, la réalité sur laquelle ils reposent »,

1 Ibid., p. 36.

2 Voir David W. Gill, The word of God in the Ethics of Jacques Ellul, Metuchen, USA, 1984. Nous en reparlerons plus amplement.

131 de procéder à un travail de critique des messages de la propagande. Le but est « de trouver derrière les doctrines qui nous éclaboussent et nous aveuglent de toute part, la réalité qu’elles nous cachent ». Rechercher « la structure vraie de notre civilisation moderne, expression de sa réalité spirituelle, expression de la réalité spirituelle du monde »1, fait partie du travail de désacralisation que le croyant est appelé à faire.

La foi au prix du doute, idéalement publiée à mi-chemin entre L’espérance oubliée et La raison d’être, en 1980, est certainement parmi les textes d’Ellul celui qui nous aide le plus à approfondir la réflexion sur les deux binômes que nous sommes en train d’analyser. Jacques Ellul souligne ici l’importance de trouver un chemin qui conduise d’une certaine manière à incarner, à concrétiser le discours réalité-vérité2. Concrétisation qui puisse néanmoins rester « objective », libre des inculturations et de la société technicienne. Mission impossible ? Peut-être. Mais il essaye quand même de donner des lignes-guides. Car il faut à son avis une « Vérité qui se veut Réalité pour nous », sinon « vraiment nous approchons de la fin ». Une condition y est proposée : « Ou bien il existe une ‘vérité-réalité’ inassimilable par les puissances déchaînées de notre monde, et alors il y a un avenir possible pour l’homme. Ou bien cela n’existe pas, et il faut en prendre notre parti, l’histoire de l’homme est finie. Dès maintenant. Quant à la foi, elle est ici la responsabilité de l’homme pour que le Transcendant, l’Inconditionné, le Tout-Autre, l’Etre, devienne une réalité active hic et nunc »3. Bien évidemment : si une possibilité de saisir une « vérité-réalité » libre des influences de la Technique existe, elle ne peut être saisie que dans le Transcendant, le domaine du Totaliter alter, qui est libre des séductions de celle-ci. Par conséquent, cela entraîne et interpelle tout particulièrement la dialectique entre foi et croyance. Nous rencontrons alors un passage incontournable par rapport à la définition de la foi et de son Telos :

« La foi n’a de puissance que parce que dans une direction elle nous lance dans l’œuvre, dans l’autre direction, elle se lie et atteste la réalité du transcendant qui seul est. … la foi en ce Dieu implique l’action. L’action implique la présence de Dieu. Elle vit au prix du doute, parce qu’elle nous conduit à agir, à nous battre, à vouloir gagner pour l’homme, au-delà du doute et à cause de celui qui s’est révélé en Jésus-Christ. … Elle est au prix de la croyance, parce qu’elle nous conduit à une confiance hors des

1 Jacques Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 95 pour ces citations.

2 Jacques Ellul, La foi au prix du doute, op. cit., p. 233 : « Ce n’est pas de foi, encore moins de croyance, qu’il est question ici, mais de la réalité d’un transcendant objectif (que l’homme y croit ou non) qui se situe en dehors des possibilités d’absorption, d’assimilation, d’utilisation de la croissance des moyens. Je dis bien : réalité. Et ni quelque sorte d’objectivation de croyance effectuée par l’homme, ni la seule vérité. Il faut que ‘vérité – réalité’ soient unies, conjointes. C’est-à-dire que la vérité ne reste pas dans une transcendance inaccessible ».

132 rites, des traditions, des sacrifices, des élans spirituels. … Il faut agir avec la lucidité humainement désespérée mais remplie d’espérance, comme si Dieu n’était plus, comme si tout dépendait de nous. … Tout faire comme si Dieu n’était pas. Savoir que, si Dieu n’est pas, rien n’est fait »1.

Par ailleurs, dans Les sources de l’éthique chrétienne, un autre argument est présenté : « Seul, parmi tous les hommes, le chrétien peut considérer la réalité comme elle est, parce qu’il a une autre espérance, parce qu’il sait que rien n’est perdu, que rien n’est fini, qu’au-delà de la mort, il y a la Résurrection, - et que les puissances économiques ou politiques sont soumises à la Seigneurie de Jésus-Christ : ainsi on peut considérer la réalité comme elle est »2. De ce fait, il se confronte à une réalité, concrète ainsi que révélée, faite de contradictions : le christianisme est dialectique en lui-même, nous l’avons dit, et le croyant est appelé à ne jamais oublier que « la contradiction et le paradoxe sont résolus par le vivant »3. Dans ce cadre, la foi et non pas les croyances peut assumer le rôle de clé de lecture et de critère pour ce qu’Ellul appelle une « éthique de contradiction »4. De plus, allant au-delà de la « simple » tâche de fonctionner comme guide pour l’individu, le fait de maintenir les contradictions peut devenir un point de repère, une illumination pour tous5. Un parcours est donc défini : la foi chrétienne accompagne l’individu vers une lecture du monde et de la révélation par laquelle il lui est possible d’apprendre à connaître les contradictions et à vivre au milieu d’elles. Ceci l’accompagne à la prise de conscience, entre autre, du fait d’avoir un rôle dans le monde : celui de chercher de porter un témoignage du Transcendant au cœur d’une réalité conduite par les lois de la Technique. Par la foi, un témoignage autre par rapport aux lois de l’efficacité peut être porté dans le monde, et contribuer à en discerner les croyances et les superstitions.

1 Ibid., pp. 291-293.

2 Jacques Ellul, Les sources de l’éthique chrétienne, op. cit., p. 131.

3 Ibid., p. 136.

4 Ibid., p. 138 : « Or, l’Ethique pour les chrétiens doit être conçue dans cette contradiction entre l’actuel et l’Eternel, entre le Temporel et l’absolu, entre les circonstances et le Révélé. … Rendre les contradictions manifestes aidera le chrétien à poser correctement le problème de sa vie, et de sa conduite ».

5 Ibid., p. 146 : « La prise de conscience des contradictions, le fait que la situation du chrétien vivant est une situation de contradiction, le fait que Jésus-Christ lui-même est signe de contradiction, conduit en réalité le chrétien à éclairer par la foi les contradictions intrinsèques du monde ». Cela nous rappelle la remarque introductive du chapitre sur « La responsabilité historique des Chrétiens » dans Ethique de la liberté (op. cit., p. 307) : « Ce que je voudrais montrer ici, c’est que l’acte du chrétien qui assume sa liberté n’a pas nécessairement des conséquences collectives, mais inversement que la décision du chrétien … de ne pas assumer sa liberté a des conséquences collectives, et a eu, historiquement, des conséquences d’une ampleur tragique. … Ainsi toute décision du chrétien est forcément individuelle dans son origine et son exécution, mais forcément collective dans son rapport et ses conséquences ».

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