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Le réalisme chrétien, la positivité de la négativité en pratique

3.3 « Déréliction » : la dissonance au cœur des Trente Glorieuses

4 Le parcours de l’analyse : Jacques Ellul et le « tableau » du XXe siècle

4.11 Le réalisme chrétien, la positivité de la négativité en pratique

« Mais retenons que le négatif est le véritable élément déterminant du processus dialectique puisque c’est ce qui l’oblige à évoluer. … Vous voyez bien qu’on me dit pessimiste à tort. Il ne s’agit pas de pessimisme mais de négativité à l’intérieur d’un mouvement dialectique et cette négativité doit permettre de dépasser le stade de la positivité antérieure qui était statique et an-historique ».

195 Cette affirmation, qu’on rencontre dans le long et très important dialogue avec Madeleine Garrigou-Lagrange, résume bien le nœud de la question de la place et de l’utilité du « côté sombre » de l’œuvre ellulienne1. La conscience du fait qu’un ou plusieurs aspects négatifs d’une situation existent porte à faire face à la crise, et à chercher par conséquent une évolution. Par cela il est possible de réinsérer les événements dans une histoire et donc de leur rendre un sens, un parcours. Plus amplement, il nous paraît possible à ce stade de pouvoir récupérer les éléments saillants de notre parcours pour en acquérir les caractéristiques majeures. Nous rappelons premièrement que l’objectif de ce chemin était de parcourir les textes de Jacques Ellul entre Présence au monde moderne et L’espérance oubliée et de regarder de plus près le soi-disant pessimisme de notre auteur. Cela pour pouvoir introduire le concept de déréliction « en positif », comme contrepoint dialectique de l’espérance et non pas comme une fermeture aprioriste : nous avons essayé de voir la « positivité de la négativité » de cet élément.

Deuxièmement, en faisant cela nous avons pris note au fur et à mesure d’une série d’informations nous aidant à identifier un chemin de clarification progressive et programmée de toute une série d’affirmations. Nous pouvons en distinguer deux perspectives, deux travaux d’analyse et de critique préliminaires : d’abord le chemin du côté sociologique, qu’analyse et critique la technicisation de la société, la sacralisation de la technique et la « religion du fait acquis », la nécessité transformée en Destin. En face de celui-ci, l’autre perspective de notre auteur, que nous reconnaissons dans le chemin du côté théologique et biblique : ce qui amène le sujet à reconnaître dans l’histoire et dans la société les signes de la Chute, et l’appelle par la suite à briser les idoles de la société technicienne, au nom de la certitude que la liberté est un don de Dieu et qu’il faut la retrouver et la protéger. Notre troisième remarque est plus ample que les deux précédentes : elle nous fait dire qu’il y a une correspondance entre le chemin théologique et celui sociologique, comme Ellul l’a d’ailleurs souvent affirmé : il nous est possible de reconnaître au moins trois éléments de cette correspondance. Premièrement, la technicisation de la société peut être interprétée par la clé de lecture du récit biblique de la Chute : cela signifie confier à la révélation biblique le pouvoir de lire les événements historiques et les réalités sociologiques. Choix sans doute discutable et effectivement critiqué par plusieurs lecteurs de notre auteur, mais néanmoins très explicite et construit comme méthode chez lui. Nous n’avons pas l’intention de porter un jugement d’opportunité ou de scientificité sur ce choix : ce qui est important c’est que cela a été fait, et que

196 ce choix est parmi les raisons du fait que Jacques Ellul est vu comme un « prophète » par certains mais comme une sorte de « fondamentaliste » par d’autres. La méthode choisie ainsi que les résultats qu’elle a apportés sont en effet des sujets de discussion cruciaux dans le cadre de la réception de l’œuvre de Jacques Ellul. Le deuxième élément de correspondance que nous reconnaissons concerne l’analyse de la sacralisation de la technique et de la « religion du fait acquis ». Deux expressions utilisant des mots du champ sémantique de la foi ensemble avec d’autres du milieu sociologique et historique : mettre en couple « sacralisation » et « religion » avec « technique » et « fait » est par soi-même déjà une juxtaposition stimulante. Ici se trouve en particulier une exhortation à réagir adressée aux chrétiens (et, on le souligne une fois de plus, non pas au Christianisme institutionnel) pour qu’ils brisent ces idoles par un travail de démythisation et de désacralisation. Pour Ellul, ceci est assez clair, les seuls « révolutionnaires » qui restent au cœur de la société technicienne sont les chrétiens. Il faut voir s’ils sont capables d’agir et d’apporter vraiment des changements radicaux. Au final, mais pas moins importante, la troisième correspondance se reconnaît dans le conflit explicite entre la nécessité et la liberté, c’est-à-dire entre le Destin que la société Technicienne a bâti et automatisé et la Liberté venant du Dieu Transcendant. Nous en avons déjà parlé suffisamment : ce nœud dialectique est sans doute le cadre incontournable de départ de l’analyse ellulienne de la réalité technicienne.

Voici une dernière remarque concernant le sujet - ou plutôt le cadre d’action de la désacralisation à laquelle notre auteur appelle sans cesse. La politique s’étant révélée tout à fait instrumentalisée par la Technique, le seul cadre possible est, aux yeux de Jacques Ellul, celui de la révélation, et par conséquent l’interlocuteur principal – sinon le seul - est le christianisme, à la condition que celui-ci soit dégagé de tout idéalisme et qu’il pratique avec cohérence le réalisme. La raison d’une telle affirmation est que seul le christianisme non institutionnalisé est potentiellement dégagé des liens avec le milieu technicien, aux yeux d’Ellul. Le christianisme seul, grâce à son lien avec le Transcendant – avec ce Dieu qui, une fois seulement dans l’histoire, s’est « abandonné soi-même » sur la Croix -, peut briser les illusions et les idoles de la société technicienne, creuser la brèche et la garder ouverte. Nous sommes là au cœur de la raison pour laquelle il n’est pas possible de comprendre l’œuvre de Jacques Ellul si on ne la regarde pas dans son ensemble, donnant le même poids au côté théologique et à celui sociologique.

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5 Déréliction et espérance : le binôme pivot de la