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4 L’espérance oubliée : reprises et actualité

4.1 Gabriel Vahanian, 1983

En 1983 une Festschrift en honneur de Jacques Ellul est publiée à l’occasion de sa retraite1. Parmi les auteurs, Gabriel Vahanian affronte la question de l’espérance2. Le dialogue entre les deux professeurs est riche et profond, comme nous allons le voir plus loin. Nous suivons les pas de Frédéric Rognon3 lorsqu’il souligne trois points cruciaux de ce dialogue-confrontation entre eux deux : l’interprétation de la technique, le sens du mot « utopie » et le rôle de la théologie. Pour le moment, nous nous bornons à souligner en quoi l’apport de cet article – ainsi que des textes des quatre autres théologiens qui suivront - est important dans le cadre de notre étude sur l’espérance et sur la pertinence de ce thème pour notre époque. Le reste de la confrontation entre les deux savants - touchant notamment à l’enjeu de l’eschaton, un des deux défis principaux de notre recherche (le deuxième étant celui de la prophétie) - concerne des sujets tels l’apocalyptique et l’utopie, et arrive à atteindre la question de fond sur le rôle de la théologie dans la société technicienne4. Nous approfondirons tout cela plus loin.

La première remarque à faire sur la réflexion concernant l’espérance, en présentant les observations de Vahanian, est que, à son avis, L’espérance oubliée représente un point crucial dans l’œuvre d’Ellul : « Après 1972 la pensée d’Ellul s’affine, au point qu’on peut y déceler comme l’amorce d’un virage. L’espérance oubliée tranche sur la théologie antérieure, et par le ton et par la substance »5. Nous partageons cette remarque pour plusieurs raisons, et nous allons les argumenter au fur et à

contexte, est l’article de notre auteur publié sur les Cahiers de Villemétrie : « Conscientisation et témoignage intérieur du Saint-Esprit », art.cit.

1 Etienne Dravasa, Claude Emeri et J.-L. Seurin, Religion, société et politique. Mélanges en hommage à Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983. La traduction en anglais de cet article ouvre l’essai de Darrel Fasching, The thought of Jacques Ellul : a

systematic exposition, New York-Toronto, Mellen, 1981, pp. xiii-xxxviii.

2 Gabriel Vahanian, « Espérer, faute de foi ? », ibid., pp. 153-167.

3 Frédéric Rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Genève, Labor et Fides, 2012, pp. 303-310.

4 Jacques Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, Genève, Labor et Fides 2014, (éd. Yves Ellul et Frédéric Rognon), pp. 21-22 et 85-101.

81 mesure de notre propos. Quant à lui, le théologien, à l’époque professeur à Syracuse (Etats-Unis), fonde son affirmation sur le fait que l’interprétation du transfert du religieux dans la société technicienne tel qu’il est illustré dans L’espérance oubliée, ouvre la porte au choix de remplacer, dans les œuvres successives, le mot « mythe » par « utopie ». Vahanian rappelle la dénonciation d’Ellul selon laquelle le monde produit une « surabondance de mythes » qui « ne sont plus les mêmes qu’autrefois » (L’espérance oubliée, p. 81). Une des preuves de ce changement est justement dans le fait que notre auteur changera bientôt de mot : dès La trahison de l’Occident et Le système technicien il parlera d’utopie et non plus de mythe1. Le concept d’utopie, chez Ellul, assume une nuance négative et critique en mouvement contraire par rapport à la définition soutenue par Vahanian2. Nous approfondirons davantage cette thèse. Néanmoins, ce qu’il est important de souligner dès maintenant, c’est que, en général, Vahanian concorde avec Ellul sur le discours du déplacement du sacré et de la nécessité d’un travail de désacralisation. Cela signifie, rappelle-t-il citant La technique ou l’enjeu du siècle et L’espérance oubliée, que la religion est plus que jamais présente dans le monde moderne, et que la technique est le destinataire prioritaire de la religiosité de ce monde. Bien loin d’avoir été évacué, le religieux n’a fait que changer de place : de la nature à la technique. Des années plus tard3, en rappelant une expression des Nouveaux possédés : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », Vahanian montrera encore son accord profond avec notre auteur sur ce point-là. La question restera la même : « D’ailleurs, bien plus que la technique n’est-ce pas cette démission de l’homme qu’Ellul dénonce ? » 4. Au théologien revient le mérite d’avoir été parmi les rares lecteurs d’Ellul à souligner cette distinction, en soulignant par cela le fait que l’auteur bordelais n’était en rien un

1 Il est important de préciser qu’en fait, le premier signe évident de ce passage de vocabulaire se trouve plus tôt, en 1973 : dans Les nouveaux possédés, op. cit., Ellul analyse la question du mythe, et l’associe au discours sur l’Utopie et sur sa fin (il cite par exemple Mannheim, Marcuse et Goldschmidt). Il affirme : « L’Utopie présente alors le double visage que nous avons discerné dans le mythe : elle est d’un côté justification de la situation présente, et de l’autre, le recours de l’homme qui ne peut rien changer à cette situation, et se donne alors des raisons d’y vivre. L’Utopie est le «’negro spiritual’ des intellectuels de l’Occident moderne. … L’Utopie permet de vivre et de se retrouver dans ce monde présent, en lui échappant. Elle remplit donc exactement un des rôles du mythe » (pp.150-151). Il est pour nous assez évident qu’il y a là une suite du discours de L’espérance oubliée qui commence par la distinction entre espoir et espérance. Nous y reviendrons amplement.

2 Il y aurait des dizaines de citations possibles pour argumenter cette affirmation. En voici une pour toutes, lors du dialogue avec Madeleine Garrigou-Lagrange, A temps et à contretemps, op. cit., p. 176 : « L’utopie c’est l’achèvement de la mort de l’homme. Et de sa mort très concrète : les deux dernières grandes utopies ont été l’image idéale et future du nazisme et du stalinisme ! ». Vahanian, de son côté, affirme se référer plutôt « à Thomas More, qui critique la société anglaise de son époque au moyen d’une vision universaliste : il proclame qu’il pourrait en être autrement, que l’impossible seul est possible ». Entretien cité par Frédéric Rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de

Jacques Ellul, op. cit., p. 309.

3 Gabriel Vahanian « Anarchie et Sainteté ou l’illusion du Sacré », Foi et vie, vol. 93, n°5-6, Décembre 1994, pp. 153-167.

82 « technophobe ». Ce qui pose un premier problème, dans le dialogue entre Vahanian et Ellul, n’est donc pas la critique de la technique en soi, mais plutôt l’affirmation de ce dernier accusant la technique de proposer la sacralisation de l’utopie (de l’humain parfait, par exemple, ou d’une société totalement technicisée, et ainsi de suite). Selon Ellul, là où, dans le monde « naturel », le Sacré était dogme, dans la société technicienne l’Utopie aurait pris la place de ce Sacré. Le nœud de la critique de l’auteur de Dieu et l’utopie1 ne peut, bien sûr, être que celui-ci : au contraire de notre auteur, Vahanian plaide pour une vision positive et constructive de l’idée d’utopie, pour une réappropriation du concept dans le contexte de la foi – et en ceci il rejoint plutôt les trois conférences de Paul Ricœur de 19672.

Jusqu’à ce qu’il affirme que « l’incompatibilité du monde classique et du monde moderne est liée à une sorte de mutation culturelle qui met en jeu des formes nouvelles de religiosité, lesquelles démentent les présupposés de la connaissance religieuse traditionnelle tant dans ses croyances que dans ses pratiques », le professeur de Syracuse suit sans problème son collègue. Il s’en éloigne lorsqu’Ellul « en déduit une incompatibilité encore plus radicale entre le monde moderne et la foi chrétienne »3. Allons plus en profondeur. Le deuxième problème dans le discours de l’espérance surgit lorsqu’on assume le constat que le temps moderne est un temps de crise – de déréliction. Certes, l’enjeu est celui entre sacré et magie, entre technique et efficacité. Le vrai centre de la question ne se situe pas, par contre, du côté de la technique, mais plutôt de celui de la théologie – mieux encore, du Sens. Sur ce côté-là, les deux auteurs sont à la fois en accord et en désaccord. L’accord se situe sur le « diagnostic » : la situation de crise. C’est sur la lecture de ce diagnostic qu’il n’y a pas de rencontre : plus encore, c’est justement sur ce point que Vahanian critique davantage Ellul, pour la précision à partir de l’affirmation de L’espérance oubliée selon laquelle « dans un monde technicien ‘la foi est finalement impossible’ »4. Mais, objecte justement le théologien, « seul un pécheur peut dire : je crois. Et le dit dans la mesure où précisément, rien au monde ne l’y ayant préparé, tout l’y accule. Bref, Ellul nous doit au moins quelques explications, surtout s’il veut en arriver à la conclusion que nous vivons en un temps de déréliction, un temps ‘sans foi, sans parole et sans issue’ (EO p. 211), parce que ‘l’homme de ce temps et imperméable à l’annonce de l’Evangile’ (EO p.77) ». Objection restée malheureusement sans réponse, hélas, du vivant des deux auteurs. Dès 2014, nous trouvons une piste remarquable dans une des œuvres posthumes d’Ellul, Théologie

1 Gabriel Vahanian, Dieu et l’utopie : l’Eglise et la technique, Paris, Cerf, 1977.

2 Paul Ricœur, Plaidoyer pour l’Utopie ecclésiale, op. cit.

3 Gabriel Vahanian, « Espérer, faute de foi ? », art. cit., p. 157.

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et Technique1. Dans un paragraphe au début de ce volume imposant et profond, Ellul parle de la recherche menée par son collègue. Cette recherche mérite un approfondissement, aux yeux de notre auteur, car, comme il aura à l’affirmer, « On aperçoit …assez clairement en tout ceci la relation : Technique – Utopie - Royaume de Dieu – Transcendance - Eschaton. Je crois que ce faisant Vahanian a, le premier, établi le Statut théologique de la Technique »2. Ellul voit bien « que l’utopisme n’existe pour Vahanian que dans son rapport à la foi, et pas n’importe laquelle, mais expressément la foi chrétienne » et il commente : « Il s’agit alors de poser le rapport entre Utopie et Eschaton »3. C’est ce que nous allons faire plus loin, pour offrir à ces deux maîtres un temps de rencontre de plus.

Revenons à la conférence sur l’espérance, où Vahanian entre dans une surenchère : la vraie origine de la crise, la vraie faute ne serait-elle pas finalement dans « l’inanité de toutes nos constructions théologiques ? »4. Non pas donc dans le fait que la théologie fasse son travail, mais qu’elle le fait mal ? L’obstination de Jacques Ellul à refuser tout dialogue entre foi et technique et à ne rebondir que sur l’espérance n’aboutit qu’à en parler comme si elle était une « solution de rechange ». En ce sens, le titre de l’exposé de Vahanian : « Espérer, faute de foi ? », représente une critique tout à fait pertinente.

A partir de ce dialogue, à notre avis, l’objection principale de la part de Vahanian à la théologie de l’espérance selon Ellul se formule ainsi : « Au lieu de passer franchement du système symbolique du mythe à celui de la technique, du sacré à l’utopie, Ellul ne veut ni sauter le pas ni revenir en arrière, et croit pouvoir remédier aux carences de la théologie en passant de la foi à l’espérance : dans un monde avec lequel la foi n’est pas ou, plus exactement, n’est pas encore compatible, il ne reste plus qu’à espérer… Mais de quelle espérance peut-il s’agir dès lors qu’on scinde la foi qui consiste, justement, à déplacer les montagnes, ou à dire au paralytique : lève-toi et marche ! Sans cet utopisme de la foi … l’espérance n’est-ce pas … simplement un euphémisme pour l’illusion des illusions, l’illusion religieuse ? »5. Néanmoins, sous certains aspects, la définition de l’espérance proposée par Vahanian rejoint tout à fait celle d’Ellul. En effet, il souligne que lorsqu’on espère on ne refuse pas seulement le silence de Dieu, on refuse le Dieu qui se tait : « Un Dieu qui se tait n’est pas un Dieu, mais une idole ». Par conséquent, « espérer, c’est marcher devant Dieu, et par là même

1 Jacques Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, op. cit., pp. 85-101 notamment.

2 Ibid., p. 96.

3 Ibid., p. 90.

4 Gabriel Vahanian, « Espérer, faute de foi ? », art. cit., p. 165.

84 contester le Dieu qui se tait, et rompre avec lui et donc, a fortiori, sitôt qu’on le prend pour une idole et qu’on le croit mort, rompre avec soi-même. En contestant le silence de Dieu, l’espérance ouvre le chemin à la parole de Dieu, elle ouvre la voie au royaume que, tout en le mettant entre nos mains, Dieu seul réalise »1. Par cela, Vahanian aussi adresse sa critique à la théologie de la mort de Dieu – lui, auteur de La mort de Dieu2.

En conclusion de ce premier regard sur le dialogue entre les deux auteurs, nous ne pouvons que souligner le fait qu’il s’agit là de l’une des confrontations les plus intéressantes sur les contenus de l’œuvre théologique de Jacques Ellul. Onze ans après la publication de L’espérance oubliée, la consistance théologique des affirmations de notre auteur sur le discours de l’espérance avait été prise au sérieux. Utopie, déréliction, crise de la théologie et rôle de l’espérance dans la recherche d’une sortie de cette crise : ces quatre arguments nous accompagneront tout au long de notre chemin.