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3 Le mot-clé de l’analyse critique : déréliction

3.1 Sémantique d’un mot

3.1.3 Paul Ricœur, recadrer l’angoisse

La première édition d’Histoire et vérité date de 1955. Néanmoins, Paul Ricœur reprendra cette série de textes en 1964, en rajoutant du matériel à la collection précédente. Parmi les textes originaires, un essai sur l’angoisse nous intéresse particulièrement3, et nous offre des arguments importants pour la réflexion sur le champ sémantique du mot déréliction. De plus, il ne faut pas oublier que la première publication de cet essai date de la même année que les notes sur l’espérance

1 Régis Jolivet, Aux sources de l’existentialisme chrétien. Kierkegaard, Paris, Fayard, 1958, p. 191.

2 Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, op. cit., p. 184, note 97.

151 et sur la liberté qu’Ellul partagea avec les participants à une session à Villemétrie : nous sommes donc très en avance par rapport à la publication de L’impossible prière et de L’espérance oubliée. De son côté, nous l’avons vu, Ellul ne cache pas sa dette d’idées inspirées par Ricœur dans le cadre d’une réflexion sur l’espérance.

Dans son article, Ricœur présente cinq niveaux d’angoisse. Le but principal du discours, affirme-t-il, est de « remettre à sa place » l’angoisse « historique », le troisième niveau : « Elle figure ainsi entre d’une part la contingence du vivant et la fragilité du psychique, et d’autre part l’angoisse existentielle du choix et de la culpabilité et l’angoisse plus radicale encore du Fondement »1. Cette attention prioritaire au malaise de son propre temps rejoint Jacques Ellul dans ses intentions fondamentales : pour le professeur bordelais aussi, la « présence au monde moderne » est absolument prioritaire, aussi bien qu’une lecture désenchantée et honnête de la réalité.

Pour continuer notre recherche sémantique il faut faire une première remarque concernant le vocabulaire : Ricœur utilise, comme Kierkegaard, le mot « angoisse ». De plus, Ricœur souligne une distinction ultérieure entre « peur » et « angoisse » : la peur touche au domaine du défini et du déterminé, tandis que l’angoisse s’adresse plutôt à l’indéfini et l’indéterminé. Précision qu’on ne retrouve pas explicitement chez Jacques Ellul et qui nous paraît par contre très importante. Dans cette distinction se jouent aussi les limites des deux sentiments : la peur serait donc plus personnelle et individuelle, et l’angoisse collective : preuve en est le fait que « nous nous saisissons comme totalité soudain rassemblée par la menace. … Là donc où la peur s’indétermine ... la peur débouche dans l’angoisse »2. On retrouve partiellement cette réflexion dans les affirmations d’Ellul selon lesquelles la déréliction est en fait le sentiment qui caractérise une époque entière, touchant à des générations, à toute la société occidentale.

Deuxièmement, Ricœur met le concept d’angoisse en tension constante avec une autre expression, à savoir celle d’ « affirmation originaire », qu’il emprunte à Jean Nabert3. Cette expression lui paraît très propre « à désigner cette véhémence d’existence que l’angoisse met en question et pourchasse de niveau en niveau dans une lutte incertaine »4. Dans l’introduction à la première édition d’Histoire et vérité, le philosophe affirme que ceci peut être à son avis un autre nom pour l’espérance5. C’est

1 Ibid., p. 21.

2 Ibid., p. 357.

3 Jean Nabert, Eléments pour une éthique, Paris, PUF, 1943. L’édition de 1971 a une préface de P. Ricœur.

4 Paul Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », art. cit., p. 358.

5 Ibid., p. 13, et 21 : « Du même coup, l’acte par lequel je fais crédit à un sens caché, que nulle logique de l’existence historique n’épuise, paraît à son tour apparenté à l’acte par lequel ce vouloir-vivre se justifie dans une tâche éthique et

152 la raison pour laquelle cette réflexion nous intéresse : le philosophe situe angoisse et espérance en un couple dialectique fondamental, en partageant par cela le même principe qu’Ellul. Voici ce que Ricœur affirme : « A mesure que l’angoisse se radicalisera, la réflexion elle aussi s’approfondira et fera émerger ce que j’appellerai sans cesse au cours de cette méditation ‘l’affirmation originaire’ »1. La profondeur, l’éclat de l’espérance ne peut que mieux se voir si on le met en rapport avec son opposé, à savoir l’angoisse - chez Ellul la déréliction.

Troisièmement, comme nous l’avons dit, il est essentiel de souligner le fait que le centre du discours est dans l’importance que la réflexion soit faite « sur l’angoisse du temps présent » : c’est-à-dire contextualisée, liée à une époque définie, pour que l’analyse puisse être « incarnée ». A cette fin le philosophe propose de prendre du recul : « Je ne crois pas néanmoins que nous devions nous laisser conduire par les traits les plus émouvants de notre époque, mais plutôt par le dynamisme interne de la dialectique de l’angoisse et de ce que j’appellerai l’affirmation originaire. Venant à notre temps au lieu d’en partir, nous serons peut-être mieux armés pour le reconnaître, c’est-à-dire pour situer notre angoisse et remettre à leur place des émotions qui sont d’autant plus énormes qu’elles sont moins authentiques »2. La dialectique entre espérance et angoisse peut et doit être analysée et expliquée dans le cadre de notre propre temps, avec son langage, ses catégories, ses schémas. Face donc à cet « à quoi bon ? » qui est la question posée par l’angoisse du temps présent, la lecture dialectique est d’autant plus importante en ce qu’elle contribue à redimensionner et à resituer le chagrin et la difficulté de comprendre notre propre époque. Cette même question est aussi bien reconnue et affrontée par Jacques Ellul. La demande : « Est-ce que notre histoire aurait un sens ? » est tout à fait légitime, et sérieuse. « Venir à l’angoisse du temps présent » implique de prendre au sérieux cette question et la charge de souffrance qui la caractérise. Sans cela, il ne nous est pas possible de « distinguer … l’authentique de l’inauthentique »3. Nous retrouvons un écho non négligeable de cette affirmation dans les toutes premières lignes de L’espérance oubliée, lorsqu’on lit : « Il y a ce dont l’homme se plaint et ce dont il souffre vraiment »4. Il faut rejoindre l’être humain dans sa souffrance ici et maintenant, apprendre à l’écouter, à la lire. L’attitude, dirait-on, est celle empathique de l’accompagnement : il faut faire face à la souffrance de l’autre pour qu’il puisse la verbaliser, et l’accompagner par la suite pour distinguer, dans sa propre souffrance, le noyau

politique, à l’acte par lequel j’invoque avec le chœur tragique et le psaume hébraïque la bonté de la totalité de l’être. Cet acte en chaîne, cet acte hiérarchisé, c’est l’affirmation originaire ».

1 Ibid., p. 358.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 366.

153 essentiel. Or, dans la lecture de Paul Ricœur, le noyau est dans l’ambiguïté, dans « l’ambivalence de l’acquis humain, comme si la ruse de l’histoire était de faire indivisément du positif et du négatif et ainsi d’annuler l’un par l’autre nos schèmes de progrès et de décadence »1. A notre avis, ce que Ricœur appelle « ambiguïté » correspond d’assez près à la vision ellulienne des événements qui résulte de l’analyse faite avec la « dialectique inclusive ».

Nous découvrons alors l’objectif de ce que Ricœur appelle la « philosophie de la liberté » : elle doit travailler à ce que l’on « assume » l’angoisse historique. Cela ne peut se faire qu’en renonçant à posséder le savoir absolu, à prendre conscience de l’ambiguïté, de l’ambivalence2, et à inclure l’angoisse dans la lecture de la réalité. La dialectique y est vécue : « L’angoisse n’est pas dépassée, le négatif n’est pas surmonté, mais, comme dit cette philosophie, il est ‘assumé’, c’est-à-dire que la liberté est indivisément angoisse et surgissement, angoisse de perdre pied, de se quitter soi-même, et jaillissement de projet, ouverture d’avenir et position d’histoire »3. Dans la proposition ricœurienne de la Philosophie de la liberté, l'impasse de l'angoisse du temps présent peut être affrontée par un choix dialectique qui inclut, au lieu d'exclure, l'angoisse et l'affirmation originaire, et par cela agit en séparant « vraie » et « fausse » angoisse. Ce ne peut être qu'en gardant les deux pôles de l'angoisse et du surgissement que la philosophie de la liberté accomplit sa tâche. La proximité de perspective avec Ellul, dans cette perspective, est évidente.

Le comble de l’angoisse, par contre, est atteint là où, dépassée l’angoisse de culpabilité (la forme la plus kierkergaardienne d’angoisse selon Ricœur, jaillissante de la conscience que le péché est toujours possible), l’être humain doit faire face à la souffrance de l’innocent, du juste. Il expérimente là l’ « angoisse métaphysique », il est obligé de se poser la question du fondement, de la bonté de Dieu et de sa justice. « Et soudain, cette angoisse, refluant du sommet de l’échelle de l’angoisse vers sa base, paraît en récapituler tous les degrés »4. Mais « à quel prix la réflexion peut-elle être réflexion récupératrice : a-t-elle de quoi vaincre le phantasme du ‘Dieu méchant’ ? »5, se demande

1 Paul Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », art. cit., p. 366.

2 Une note nous paraît importante par rapport à ce que les deux auteurs définissent comme « ambigu » et « ambivalent ». Ricœur parle de l’ambiguïté et de l’ambivalence de l’expérience humaine, tandis que pour Ellul l’ambiguïté et l’ambivalence sont deux des principaux attributs de la technique. Lorsqu’on les rencontre dans les écrits de Paul Ricœur, donc, on est à l’intérieur de la nature humaine : les deux mots indiquent des caractéristiques essentielles de l’individu et de sa perception de la réalité. Dans le lexique de Jacques Ellul, nous ne sommes pas chez la personne humaine mais plutôt dans son milieu : la technique, créature et Golem de l’être humain. Ce qu’est une qualité du sujet actif pour le philosophe, est une caractéristique extérieure, appartenant à son contexte, pour son interlocuteur.

3 Ibid., p. 369. A confirmer ultérieurement la proximité entre Paul Ricœur et Jacques Ellul dans ce cadre, nous retrouvons une attitude similaire chez ce dernier : « Pour libérer l’homme le seul travail important est la relativisation impitoyable de toutes les grandes causes, de toutes les croyances, de toutes les idéologies », L’espérance oubliée, op. cit., p. 237.

4 Ibid., p. 374.

154 le philosophe. Et la réponse est obligée : on ne peut qu’affirmer le « saut » de sens que l’espérance seule peut faire. Il n’est pas possible de donner des certitudes, ni quant à l’espérance elle-même ni quant au « mystère de l’iniquité »1 : espérance et angoisse, finalement, ne peuvent qu’aller ensemble.

En conclusion : pouvons-nous dire que l’angoisse de Paul Ricœur et la déréliction de Jacques Ellul sont homologues ? Tout en gardant l’importance des points en commun, nous ne le croyons pas. Il y a deux différences radicales entre l’angoisse telle que le philosophe en parle dans cette méditation et la déréliction selon notre auteur : l’angoisse historique, tout en ayant une lecture radicalement dialectique, qu’Ellul partage tout à fait du côté sociologique, n’a pas de lecture chrétienne (par contre, rappelons-le, de son côté Ellul a choisi un mot venant du contexte de la foi pour définir le sentiment de son temps). Deuxièmement, lorsque Ricœur examine l’angoisse « spirituelle », que ce soit celle existentielle ou l’angoisse du Fondement, il n’y a pas, chez lui, l’affirmation que la déréliction humaine naît de la prise de conscience du fait que « Dieu s’est détourné ». Pour cela, le choix du mot « angoisse » est tout à fait légitime - ayant l’être humain comme sujet - et de laisser « déréliction » de côté. Dans ce deuxième cas, on l’a dit en rapprochant la pensée de Kierkegaard et celle d’Ellul, le sujet est Dieu qui se détourne : sans ce silence, l’être humain n’éprouverait pas le sens d’avoir été abandonné.