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4 L’espérance oubliée : reprises et actualité

4.2 Maurice Weyembergh, 1989

Six ans après Vahanian, soit dix-sept ans après L’espérance oubliée, un autre chercheur se penche sur le thème de l’espérance. De ce savant, le Belge Maurice Weyembergh, nous avons un portrait « ellulien » nous suggérant de remarquer une caractéristique tout d’abord : « Il se définit agnostique » 3. Remarque tout à fait intéressante, car c’est justement en tant qu’agnostique qu’il se montre particulièrement interpellé par la dimension eschatologique du discours sur l’espérance. Espérance, d’ailleurs, et non pas espoir. La première chose indiquée dans cette lecture du discours ellulien est, en effet, la distinction cruciale entre les deux mots : « espoir » et « espérance ». Approfondi, comme nous l’avons vu, dans L’espérance oubliée, ce discours est souligné par Weyembergh, qui l’indique comme étant une « voie d’approche privilégiée »4 pour la compréhension de notre auteur. Cette lecture est en effet caractérisée par une vraie et propre « reprise » de la distinction ellulienne. Il s’agit d’un très bon choix, car entre temps d’autres œuvres étaient parues aidant à mieux esquisser un cadre du discours plus articulé : parmi elles, L’éthique de

1 Ibid., p. 167.

2 Gabriel Vahanian, La mort de Dieu. La culture de notre ère post-chrétienne, Paris, Buchet-Chastel, 1962.

3 Frédéric Rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, op. cit., pp. 323-327. Cit. p. 323.

4 Maurice Weyembergh, « Espoir et espérance chez J. Ellul », Robert Legros et al., L’expérience du temps. Mélanges

offerts à Jean Paumen, Brussels, Ousia, 1989, pp. 199-226, ici p. 201 : « Analyser la manière dont Ellul les oppose (espoir

et espérance, ndr.) et les conjugue, suivre la dialectique de leurs relations constitue, je crois, une voie d’approche privilégiée ».

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la liberté, les notes sur la dialectique, La raison d’être, Ce que je crois et A temps et à contretemps1, avec lesquelles le professeur belge est clairement en dialogue.

Ce qu’il appelle « dialectique » entre les deux concepts – et que nous allons appeler plutôt un parallélisme, car à notre avis, dans ce cadre, l’autre élément du couple dialectique est la déréliction, et non pas l’espoir – aide le lecteur et la lectrice d’Ellul à « saisir les articulations essentielles » de la pensée de notre auteur. Pour le dire avec Weyembergh, « l’espoir culmine dans l’utopie et il ne peut se passer, lorsqu’on vient à la praxis, de la violence. L’espérance culmine dans la récapitulation (au sens théologique) et elle est antithétique de toute violence. L’espoir appartient à l’ordre de l’Eros, l’espérance est liée à celui de l’Agape »2. Par cela, l’apport du savant belge aide à mieux comprendre l’écart entre Jacques Ellul et Gabriel Vahanian. Il y aurait donc continuité et une certaine dialectique (entre temps approfondie aussi par Jacques Ellul lui-même), permettant à l’analyste l’individuation de deux démarches parallèles : d’un côté, les trois étapes espoir-violence-Eros, culminant dans l’Utopie. De l’autre, un deuxième parcours : espérance - non-violence - Agape, culminant dans la récapitulation, et étant par conséquent en lien avec la liberté. C’est justement dans cette deuxième dynamique que se situe l’enjeu fondamental dans l’œuvre d’Ellul entre espérance, liberté et eschatologie. « L’histoire, celle qui a un sens, naît du dialogue que Dieu a instauré avec l’homme : ce dialogue est rendu possible par le fait que Dieu conduit et invite l’homme à la liberté (Raison d’être 1987 p. 280) … dans le langage théologique, Christ a triomphé des puissances en vérité mais non encore dans la réalité, ce qui explique qu’elles redoublent d’intensité. Cette distinction est essentielle pour notre propos, puisque c’est l’écart entre la vérité et la réalité qui ouvre le champ de

1 Nous rappelons une petite liste de publications d’Ellul éditées en cette période, liées de manière particulière à la recherche de Weyembergh. Ethique de la liberté, 2 tomes, Genève, Labor et Fides (coll. Nouvelle série théologique n.27 et 30), 1973 et 1975 ; Les nouveaux possédés, Paris, Mille et une Nuits, 2003 (original 1973) ; Sans feu ni lieu. Signification

biblique de la Grande Ville, Paris, Gallimard, 1975 ; La foi au prix du doute : “Encore quarante jours..”, Paris, la Table

Ronde (coll. Contretemps), 2006 (original, Gallimard 1980) ; « On dialectic », in Clifford J. Christians et Jay Van Hook (éd.), Jacques Ellul : interpretive essays, Urbana-Chicago-London, University of Illinois Press, 1981 ; La parole humiliée, Paris, Le Seuil, 1981 ; A temps et à contretemps (avec Madeleine Garrigou – Lagrange), Paris, Le Centurion, 1981 ; La

subversion du christianisme, Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon), 2011 (original 1984) ; Ce que je crois, Paris,

Grasset, 1987 ; La raison d’être. Méditation sur l’Ecclésiaste, Paris, Seuil, 1987.

2 Maurice Weyembergh, « Espoir et espérance chez J. Ellul », art. cit., p. 201. Parmi les différences entre espérance et espoir, Weyembergh souligne les suivantes : l’espoir « est de l’ordre du possible », et est rationnel. Par conséquent, il « tourne à l’utopie » (p. 210-211). « L’espoir relève donc d’une pratique strictement humaine, qui rabat d’abord le vertical sur l’horizontal, mais idéologise, sacralise ou idolâtrise ensuite l’horizontal » (p. 211). Le premier niveau de cette dynamique se remarque dans l’axe technique-Etat et dans le conséquent espoir de la révolution, portant nécessairement à l’affirmation que (Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, op. cit., p. 220) vu que « la ville a toujours été au centre des préoccupations de l’homme », il faut poser la question « pourquoi les utopies sont-elles toujours urbaines ? ». L’espérance, quant à elle, est attente, prière, réalisme. Elle donne donc du recul pour pouvoir être présent au monde de manière « déconditionnée » (p. 214-215, citation de L’Espérance oubliée, op.

cit., p. 190). Elle a son ouverture dans l’eschaton, dans la promesse. Nous arrivons ici à l’autre trait important de la

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l’espérance »1. C’est dans l’histoire que sont manifestés les conflits entre ce qui est «réel » et ce qui est « vrai » : la liberté de conduire le jeu est donnée par Dieu à l’être humain, et fait que l’on puisse « suivre ses inclinations », pour le pire et pour le meilleur. Par conséquent, l’histoire est aussi le domaine dans lequel les « puissances » sont à l’œuvre2.

La lecture proposée par Weyembergh offre, alors, au moins deux réflexions fondamentales : une concernant l’interprétation de l’histoire et la deuxième liée à la perspective eschatologique et notamment au discours de la « récapitulation ».

Quant à la première thématique, Weyembergh contribue à souligner le fait qu’il y a chez notre auteur une pensée organique et originelle concernant le concept d’histoire. Il rappelle un passage de l’un des entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange : « Je ne crois pas à une fatalité permanente, au poids inexorable de la force des choses », affirme Ellul. Plus encore, « la fatalité s’exerce lorsque l’homme démissionne ». Remarque très proche de celle, antérieure, de Paul Ricœur, selon lequel le fait qu’on puisse vivre une forme précise de « fatalité » - à savoir celle suscitée dans le cadre que le philosophe appelle « le danger de la technocratie » - fait qu’ « il est toujours possible que les incompétents que nous sommes tous soient éliminés par ceux qui savent, et qu’il y ait donc confiscation de la décision par les compétents. Mais il faut bien dire que cette confiscation se nourrit de notre démission »3. Pour revenir à ce qu’Ellul dit de l’histoire, si notre démission signifie le triomphe de la fatalité, il faut souligner qu’au contraire, « lorsque les structures, les rapports entre les groupes, les intérêts, les coalitions, les idéologies ne sont pas encore figés, fixés, lorsque des faits nouveaux paraissent qui changent les données du jeu, alors, à ces moments l’homme peut prendre des décisions qui orientent l’histoire, mais, très tôt, tout devient rigide et mécanique, alors on n’y peut plus rien »4. De fait, traduit Weyembergh, « l’histoire est contingente et le chrétien doit être le premier à tenter d’utiliser ces moments fluides, où l’ouverture est possible »5. La question du sens de l’histoire n’est donc pas simplement un caprice philosophique, mais le nœud sur lequel se fonde la possibilité ou pas d’une « présence » chrétienne au monde.

1 Ibid., pp. 204-205, je souligne cette dernière expression.

2 Il est important de souligner ceci : Weyembergh rappelle qu’Ellul utilise ici une double terminologie : ce qu’il appelle « les puissances » (exousiai) en milieu théologique, est appelé « aliénation » dans le contexte profane.

3 Paul Ricœur, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, op. cit., p. 35.

4 Jacques Ellul – Madeleine Garrigou-Lagrange, A temps et à contretemps, op. cit. p. 97.

5 Maurice Weyembergh, « Espoir et espérance chez J. Ellul », art. cit., p. 209. L’auteur cite par la suite un admirable passage de La raison d’être (op. cit., p. 320) : « Il y a un moment où les choix sont possibles. Un moment où tu peux décider entre les temps favorables. ... Et puis vient le temps où se gèlent les situations, où le déterminisme devient total et rigoureux, où tu n'as plus de choix, où tu es obligé d'obéir à la nécessité. Voilà pourquoi il faut se souvenir du créateur dans la jeunesse, et dans chaque jeunesse : celle des situations, des sociétés, des associations, des cultures, des relations politiques, des Eglises ».

87 Le deuxième trait tout à fait important et bien souligné par Weyembergh dans sa lecture est celui de l’horizon eschatologique. Ce discours, enraciné dans l’idée d’espérance, est lié tout particulièrement à l’idée que celle-ci ait son accomplissement dans ce qu’Ellul appelle « récapitulation ». Nous nous approprions la définition proposée par Weyembergh : « Par récapitulation, Ellul vise essentiellement deux choses : dans la lecture de la promesse qu’il propose, la venue du Royaume va de pair avec l’assomption de la ville, œuvre humaine à l’origine, mais ici acceptée et transfigurée par Dieu. Le christianisme est la seule foi qui conçoive le paradis comme une ville, la Jérusalem céleste »1. Loin d’esquiver la question par l’affirmation de son choix agnostique, le professeur belge décide plutôt de se mettre en dialogue avec notre auteur, à partir de l’affirmation que, si l’on veut vraiment comprendre Ellul, on ne peut pas se passer de l’élément eschatologique de son discours. L’importance de garder la perspective eschatologique dans l’ensemble des écrits d’Ellul est rappelée par la citation de l’expression rencontrée dans A temps et à contretemps selon laquelle tout est à vivre dans la perspective « de la lumière eschatologique du salut final »2.

Certes, cela ne peut pas ne pas aboutir à une critique, de la part du professeur de Bruxelles. A son avis, Ellul propose finalement une éthique « absolue » : « Ellul ne rejoint-il pas, sur le plan éthique, l’utopisme (la recherche de la perfection) qu’il dénonce par ailleurs ? »3 - demande-t-il. Et ailleurs, en tissant le lien entre les deux thématiques : « Reste que le non-croyant, qui ne participe pas de l’espérance, est bien obligé, lorsqu’il lit Ellul, de s’interroger sur tous ces espoirs qui ne seraient qu’autant d’illusions et de se demander s’il n’a pas tendance à minimiser les conséquences, notamment la violence, qui en résultent. Mais il peut retourner la question : Ellul ne succombe-t-il pas à la tentation de l’apocalyptique, ne vise-t-il pas, consciemment ou inconsciemment, à détruire l’espoir pour mieux nous préparer à nous tourner vers l’espérance ? »4.

Reste un doute de fond, finalement : « Le lecteur incroyant peut difficilement se libérer de l’impression que la vanité de l’espoir est systématiquement mise en évidence pour mieux magnifier l’espérance. Que les entreprises humaines, d’ailleurs aussi celles de la chrétienté, soient vouées à l’échec et porteuses de danger, est indéniable. Cela n’implique cependant pas qu’il faille troquer

1 Ibid., p. 217. Cette thèse particulièrement intéressante, et typique de notre auteur, sera soulignée aussi par David W. Gill dans ses études concernant le rôle de la Bible dans les écrits elluliens. (David W. Gill, The Word of God in the ethics

of Jacques Ellul, Metuchen, N.J., 1984 et David W. Gill, « Jacques Ellul’s view of Scripture », in Journal of the Evangelical Theological Society, 25/4, December 1982, pp. 467-478. Nous en parlerons plus loin.

2 Maurice Weyembergh, « J. Ellul. Notice », Archives de philosophie du droit, vol. 39, 1995, pp. 7- 14 (citation de Jacques Ellul – Madeleine Garrigou-Lagrange, A temps et à contretemps, op. cit. p. 187 aux pp. 7 et 14 de l’article).

3 Maurice Weyembergh, « Espoir et espérance chez J. Ellul », art. cit., p. 226.

88 l’espoir contre l’espérance. L’échec est sans doute une des conditions d’existence des êtres finis. La critique de l’espoir et de l’espérance est d’ailleurs possible à partir de la finitude elle-même, que l’on songe à L’homme révolté et à Camus, qu’Ellul admirait au demeurant »1.

Pour résumer et conclure, il nous paraît possible d’affirmer que l’étude de l’œuvre d’Ellul reçoit à travers la lecture de Maurice Weyembergh une contribution très importante : le rôle crucial de la perspective eschatologique dans la dynamique de l’espérance est tout à fait évident, non seulement en tant que telle mais aussi en raison des interpellations qu’elle suscite. D’un autre côté, l’importance de souligner la différence profonde entre espérance et espoir nous paraît indéniable, quoique, comme nous disions, plus qu’un couple dialectique nous préférons les définir comme deux éléments en parallèle.