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3 L’espérance oubliée : réactions et silences

3.3 La déréliction : pierre d’achoppement

3.3.2 Campagne promotionnelle contrôlée

Comme si c’était une sorte de campagne promotionnelle du livre, au début de l’année 1973 la revue France Catholique – Ecclesia publie trois extraits des premières pages de L’espérance oubliée3 dans la rubrique « La civilisation à l’épreuve ». Ceci est fait, par contre, avec la précision suivante : « Nous n’en partageons pas toutes les analyses, mais nous en respectons la souffrance »4. Au bout de la troisième publication, la note de conclusion dit tout simplement : « Cette vision pessimiste et souvent très dure témoigne d’un drame réel, mais elle n’exprime sans doute pas toute la réalité, et nous ne saurions y adhérer entièrement, comme nous l’avons déjà écrit »5. Quelques temps plus tard seulement, la revue donnera de l’espace à un approfondissement dialogué avec l’auteur6 : Jean-Pierre Maurel est l’interviewer.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Jacques Ellul, « Un monde clos », n. 1 363, 26 janvier 1973, p. 20 ; « Une jeunesse triste », n. 1 364, 2 février 1973, p. 20 et « La perversion des valeurs », n.1 365, 9 février 1973, p. 20.

4 Jacques Ellul, « Un monde clos », art. cit.

5 Jacques Ellul, « La perversion des valeurs », art. cit.

6 Jacques Ellul, « Retrouver l’authentique espérance », France catholique – Ecclesia, n°1388, document n°148, 20 juillet 1973, pp. 7-10.

70 Trois semaines auparavant, une recension des Nouveaux possédés par Luc Baresta1, rédacteur en chef de l’hebdomadaire, avait probablement renouvelé l’exigence de clarifier la position de la revue vis-à-vis du professeur bordelais. Jacques Ellul est-il un prophète de malheur, un provocateur, un illuminé, quoi encore ? L’opinion de l’équipe de rédaction n’est pas claire : « Il est bien évident que nous ne saurions souscrire à toutes les affirmations de l’auteur, mais il nous a semblé qu’il fallait rendre hommage à un homme de foi profonde qui est certainement un des penseurs les plus lucides et les plus courageux de notre temps, un impitoyable ‘questionneur’ de notre société moderne »2. En relisant cette série d’articles avec des décennies de recul, la sensation est nette que l’équipe de rédaction était tout à fait bousculée par les œuvres d’Ellul. D’un côté on en était fasciné, de l’autre les tons et les affirmations jaillissant de l’amertume de l’auteur n’étaient pas faciles à assumer et, pire, à proposer aux lecteurs.

Jean-Pierre Maurel commence l’entretien de façon très explicite : « Etes-vous pessimiste ? ». La première question posée centre l’attention sur « les pages terribles qui forment la première partie»3

de L’espérance oubliée. La lecture des commentaires d’André Dumas et de Jean Onimus (qui, d’ailleurs, est cité dans l’entretien) ont sans doute influencé la formulation d’un bon nombre de questions : l’affirmation à l’égard de la torture est reprise, aussi bien que la nécessité qu’Ellul clarifie son affirmation concernant le fait que l’homme est mauvais. Nous connaissons déjà les réponses : Ellul ne fait que fonction de « témoin » de la tristesse des temps modernes, où l’homme est « malheureux », pas du tout « mauvais ». Beaucoup de la souffrance dont il témoigne aurait ses racines dans la méthode universelle du « soupçon », à cause de laquelle toute relation est affaiblie. La partie du dialogue concernant l’espérance démarre par un décalage : Maurel interpelle Ellul sur le fait que « le mouvement de l’espérance est d’exiger que Dieu revienne, nous redevienne ce qu’il est », et il ajoute : « Et vous estimez que l’Eglise est incapable de cette tâche ? ». Lorsqu’en donnant sa réponse Ellul affirme : « L’Eglise m’apparaît d’une impuissance et d’une inconsistance telles que, effectivement, il n’est pas possible que le Saint-Esprit soit au travers d’elle »4, le journaliste réagit en prenant la défense du Concile Vatican II et, ensuite, du Pape. Or, L’espérance oubliée ayant été écrite par un auteur explicitement protestant, les questions posées par Maurel ne sont, à notre avis, pas vraiment dans le contexte. Si jamais il visait une Eglise prioritairement, Ellul s’en prendrait plutôt à la sienne : l’Eglise Réformée de France. L’ensemble de son analyse, par contre, touche au

1 Luc Baresta, « Briser les idoles », France catholique – Ecclesia, n°1384, 22 juin 1973, p. 3.

2 Jacques Ellul – Jean-Pierre Maurel, « Retrouver l’authentique espérance », art. cit., p. 7.

3 Ibid.

71 christianisme en tant que phénomène socio-culturel, comme il essaye de l’expliquer : « Nous sommes dans une crise de sortie de la chrétienté, comme il y a eu une crise de sortie du constantinisme. Cela tient au fait qu’artificiellement, l’Eglise a cru tenir le monde et, apercevant qu’elle ne tient rien, elle part à tous vents de doctrine ». Quant à l’Eglise catholique romaine, commente-t-il, « je me dis que si on maintenait une ligne théologique aussi rigoureuse et aussi ferme que celle du XIXe siècle, on n’hésiterait pas à excommunier les 4/5 des catholiques actuels ». Maurel fait aussi le choix de souligner deux sujets de son entretien : deux cadres thématiques accompagnent le compte-rendu du dialogue : « Quelle espérance ? », p. 8, et « L’abandon de Dieu ? », p. 9. Par cela, on dirait que, tout en essayant de souligner ces deux arguments, il les détache de l’ensemble du discours et le lecteur risque de ne pas vraiment saisir les liens entre l’espérance et l’abandon – et même l’ordre par lequel les deux éléments arrivent dans le raisonnement de Jacques Ellul. Trop concentré sur le but de « justifier » l’importance du rôle de l’espérance dans l’œuvre de son interlocuteur, Maurel tombe dans le même piège où d’autres sont déjà tombés : le fait que « Dieu s’est retiré du monde » est quelque chose qu’il faut clarifier, mais à partir d’une position apologétique. Cela n’est pas du tout la démarche d’Ellul, ni sa volonté. Bien au contraire, on ne peut pas se passer de bien regarder et analyser le fait de la déréliction si le but de la recherche est de comprendre, déclencher et « choisir » l’espérance. Dommage, car ce petit tableau sur l’abandon de Dieu est intéressant : Ellul parle, ici, d’une « pédagogie multiple [de Dieu] à l’égard de l’homme, et notamment la pédagogie d’un père »1, image suggérée par Jésus lui-même lorsqu’il appelle Dieu Abba. Dans ce cadre, le père-Dieu « sait que pour des enfants il est plus dur d’être mis au coin et de voir que les parents, le père, ne font plus attention à lui c’est plus dur que de recevoir une fessée ». Le « Mouvement de l’espérance » prend son élan dans la réciprocité de ce détournement, dans le fait d’ « exiger que ce Dieu qui a promis que l’homme ne serait jamais perdu tienne sa promesse, qu’au fond dans cette situation qui paraît désespérée, Dieu revienne et nous redevienne ce qu’il est »2.

1 Ibid., p. 9.

2 Ibid. Nous avons, ici, l’indice du fait que cette partie du dialogue a été découpée et sortie de son contexte : au début de la même page 9, dans le texte de l’entretien, Maurel cite les mots d’Ellul que nous venons de rappeler. De même, le cadre thématique concernant l’espérance, dans l’ensemble de l’entretien, a probablement suivi.

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3.4 Les approfondissements : Henri Manen et Georges