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3 Le mot-clé de l’analyse critique : déréliction

3.1 Sémantique d’un mot

3.1.2 Kierkegaard et le désespoir

« Jacques Ellul se souvient avoir découvert Kierkegaard dans sa dix-huitième année. ‘Grâce à lui j’ai compris que je ne comprenais rien au vrai désespoir’ », déclare-t-il dans ses entretiens avec Patrick Chastenet3. En effet, si on regarde La maladie à la mort4, plusieurs liens entre le désespoir kierkegaardien et la déréliction ellulienne se présentent. Pour commencer il est important qu’on clarifie que les perspectives d’Ellul et de Kierkegaard sont quand même assez différentes quant au point de départ : Kierkegaard regarde au désespoir dans une perspective plutôt philosophique, et vise la réalité ontologique de l’être humain. Par conséquent, le sujet du désespoir est l’individu. Ellul, quant à lui, analyse la déréliction à partir d’une lecture sociologique et historique, et parvient à affirmer que la déréliction est un phénomène historique qui atteint l’esprit et le sens de la vie. Pour cela, le choix d’utiliser un mot lié au vocabulaire de la foi n’est pas du tout un hasard : le sujet de la déréliction, pourrait-on dire, c’est Dieu : le Dieu qui, à un moment de l’histoire, décide de se taire. A l’homme de faire face à ce choix. Le cadre dans lequel Ellul situe la déréliction est celui de la relation entre Dieu et l’être humain.

Quant à Kierkegaard, le désespoir, qui est à voir « comme une maladie et non comme un remède », est expliqué à partir du récit johannique de la résurrection de Lazare. Si du côté strictement humain la mort représente la fin de toute chose, du point de vue chrétien « la mort n’est nullement la fin de tout »5. Ce qu’on peut définir par « maladie à la mort » est, pour le chrétien, le désespoir. La gravité de cette maladie est bien expliquée par cette affirmation, qui nous accompagne jusque dans le vocabulaire ellulien : « Quand la mort est le danger suprême, on espère en la vie ; mais quand on découvre le danger plus terrible encore, on espère en la mort. Et quand le danger est devenu si

1 Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, op. cit., pp. 285-291.

2 Ibid., p. 286.

3 Patrick Troude Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table Ronde, 1994, p. 14.

4 Søren Kierkegaard, La maladie à la mort, OC16, Paris, Editions de l’Orante, 1971, pp. 163-285.

147 grand que la mort est devenue l’espérance, le désespoir est la désespérance de ne pouvoir même mourir »1. Le niveau de gravité du désespoir est lié au fait d’en être conscient. Lorsqu’on en est conscient, il est possible de ne pas vouloir être soi. Kierkegaard appelle ceci « désespoir faiblesse » : il s’agit de la forme du désespoir qui vise à l’oubli, au divertissement. Pour le voir en perspective ellulienne, nous sommes encore dans le cadre plutôt sociologique, car il s’agit ici à nouveau de questions « terrestres ». Nous sommes désespérés, nous n’avons pas une raison d’être, et par conséquent nous cherchons l’oubli. C’est la société des loisirs telle qu’Ellul, un siècle après Kierkegaard, la dénonce. Dans ce cadre, si l’on veut suivre le raisonnement d’Ellul, la réaction au « désespoir faiblesse » serait l’espoir et non pas l’espérance. Il se peut, encore, que l’on soit tout à fait conscient de son propre désespoir et que par contre on veuille tout de même « être soi » : « Si l’on avance d’un pas dans la dialectique, si le désespéré prend conscience de la raison pour laquelle il ne veut pas être lui-même, un revirement s’opère et l’on a le défi »2. C’est le désespoir de Don Quichotte, qui, commençant par se battre avec les moulins à vent peut atteindre le satanique. Là aussi, nous pouvons reconnaître des affirmations très elluliennes dérivant de cette lecture. Il peut maintenant être intéressant de mettre en évidence quatre thèmes communs entre nos deux auteurs dans le cadre du discours sur la tristesse : à savoir le thème des limites, des liens entre liberté et nécessité, celui de la conscience et celui du péché. Cela va nous montrer l’effective interaction – voire même une certaine « filiation » - de la pensée ellulienne en relation au désespoir kierkegaardien.

Quant aux limites, de son côté, Kierkegaard affirme que le « moi » étant une synthèse entre fini et infini, il est possible de proposer une lecture du désespoir et de la souffrance du « moi », sous ce même couple dialectique. Le fait de vivre son existence entre les deux extrêmes du fini et de l’infini est à l’origine de la souffrance et du désespoir de l’individu. Jamais il ne lui sera possible d’atteindre l’infini qu’il devine, et le résultat de cette souffrance ne peut qu’être la reddition à la tentation du péché. Mais pire que cela est le fait d’ignorer son propre désespoir : dans ce cas il est facile de se livrer à ce que Kierkegaard appelle la délivrance, gaspillant ainsi sa liberté de façon définitive. La mort elle-même a évidemment un rôle de limite, mais cette affirmation peut avoir plusieurs interprétations : qu’elle vienne du désespoir ou de la foi signifie qu’elle peut être interprétée comme limite tragique, ou bien comme porte ouverte sur la Promesse et sur la vie éternelle. En

1 Ibid., p. 176 (XI, 148).

148 revenant à Ellul, la finitude de l’individu ne peut qu’entrer en collision avec la tendance du système technicien à refuser toute limite. Un conflit se déclenche donc, produisant obligatoirement une énorme frustration. La seule manière d’aller au-delà de cette impasse est de sacraliser la technique et ses tabous, et de reformuler, comme nous l’avons vu, une théorie de liberté à l’intérieur de la nécessité. L’alternative proposée par notre auteur serait de briser le schéma de la nécessité, par un important travail de prise de conscience, de désacralisation de la technique et de son système, aboutissant à l’appel au Transcendant.

Le deuxième thème en commun entre maître et disciple est celui de la liberté : selon Kierkegaard la liberté de l’individu se joue à l’intérieur de la dialectique entre possible et nécessaire. Il faut souligner que dans ce contexte, Kierkegaard parle plutôt d’angoisse que de désespoir, car dans l’entre-deux de possibilité et nécessité, le sentiment produit est plutôt le premier : « L’angoisse est la réalité de la liberté, comme possibilité de la possibilité »1. L’individu réalise que le possible peut produire l’angoisse, pas seulement le bonheur : car la liberté entraîne la responsabilité et le choix. Par conséquent, l’angoisse est aussi liée à la conscience du péché : « Le rapport de la liberté à la faute donne l’angoisse, parce que la liberté et la faute sont encore possibles »2. A l’origine du sentiment d’angoisse est donc le fait que la liberté soit possible, et non pas que la nécessité oblige la personne à un chemin donné.

Ellul, quant à lui, est en cela vraiment disciple de Kierkegaard : son analyse démarre de ce même enjeu. Dans son lexique, le couple de départ est constitué, nous l’avons vu, par le binôme nécessité-liberté sur lequel d’autres binômes sont ancrés. Ce qui est en jeu c’est, premièrement, la question de la liberté et de la manière dont l’individu en a conscience et la met ensuite en pratique. Le lien entre liberté et nécessité est à l’origine des défis de la « présence au monde ». Mais, plus que cela, le grand défi posé à l’individu est celui du possible, des possibles. Jacques Ellul invite à faire une distinction ultérieure : s’il y a le possible, il y a l’impossible aussi, et l’espérance est, nous le savons, « passion de l’impossible ». Il faut que l’individu arrive à distinguer les deux horizons, car là se joue la différence entre espoir et espérance, éthique de l’espoir – du possible – et éthique de l’espérance – de l’impossible.

Ellul nous aide donc entre autre à mieux saisir la différence entre le désespoir et l’angoisse kierkegaardiens : la déréliction ellulienne contient, à notre avis, l’angoisse et le désespoir car on

1 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, OC7, Paris, Editions de l’Orante, 1973, pp. 105-258, notamment p. 144 (IV, 346).

149 peut y retrouver à la fois l’horror vacui face à la liberté possible, ainsi que le désespoir suscité par la conscience du non-sens de certaines manières d’exister.

Troisièmement, le discours sur la conscience est strictement lié aux deux qui le précèdent. Kierkegaard affirme que la conscience est volonté. Le fait d’avoir une conscience oblige les individus à se situer par rapport à la réalité et aux principes. De plus, la conscience est proportionnelle au désespoir : plus on a conscience de la réalité, plus on sera désespéré. Quant à Ellul, à son avis la conscience implique la « présence au monde » et le réalisme. Nous allons approfondir davantage le sens de cette affirmation. Le lien entre ces thèses et celles du penseur danois est assez évident. Pour les deux, cela a à voir strictement avec l’individu. Dans la perspective chrétienne, prioritaire pour eux deux, la question se lie profondément avec celle de la révélation et du rapport au Transcendant : pour Kierkegaard, notamment, l’éthique seule ne peut pas assimiler la catégorie du péché. Il faut passer par la Révélation.

Quatrième thème commun, la première conscience pour le chrétien est celle de son statut de pécheur. Chez Kierkegaard, telle conscience est tout d’abord ontologique, liée à la relation « moi »-Dieu, et ne peut aboutir premièrement qu’à un conflit. Par contre, s’il est vrai que le désespoir ouvre la porte à la délivrance au péché, il est d’autant plus vrai que le désespoir par rapport à sa propre capacité de ne pas pécher ouvre la porte à la certitude du pardon venant du Christ. Dans la pensée ellulienne, le point de départ est strictement biblique : nous avons analysé sa lecture du récit de la Chute et il est évident que là aussi le point de départ de la réflexion sur le péché est le conflit entre Dieu et les êtres humains. D’autres éléments sont communs aux deux auteurs : cette partie du discours aboutit à une forte critique du christianisme institutionnel. De plus, pour Kierkegaard le péché contre le Saint-Esprit est la déclaration que le Christianisme est faux, inutile et ainsi de suite, et la pire erreur est commise par le Christianisme lui-même lorsqu’il « diminue » son rôle, le message de la révélation, la figure même du Christ. Pour Ellul, le péché contre le Saint-Esprit réside dans la conformisation du Christianisme institutionnel au siècle présent, dans le fait qu’il justifie par la théologie les choix du monde.

Par conséquent, pour les deux auteurs, la justification par la Foi garde toute son importance : elle est une interpellation radicale de l’individu. « Le péché existe, constant – dit Ellul. Et il est à découvrir à l’intérieur même de la foi. Mais le cheminement est celui du justifié par la foi. Qui est justifié, et le demeure, malgré le péché, dans la repentance constante »1. Au final, Jacques Ellul hérite et

150 approfondit l’affirmation de Søren Kierkegaard selon laquelle le contraire de « péché » n’est donc pas « vertu », mais « foi ».

Nous sommes maintenant en mesure d’affirmer que le lien entre désespoir et déréliction existe, tout en rappelant qu’il y a une différence principale – et radicale : le désespoir est une expérience tout à fait individuelle, tandis que la déréliction est une condition commune à une époque, à une (ou plusieurs) génération(s). D’un autre côté, nous avons vu deux importants points communs aux deux auteurs. Premièrement, c’est le rapport au Transcendant qui change les perspectives. Deuxièmement, au fond du chemin se trouve un optimisme radical : la Grâce sauve. Le chemin de la foi amène l’individu à choisir de se livrer totalement à la puissance du Pardon venant de Dieu. Tant Kierkegaard qu’Ellul, donc, sont finalement des porteurs d’un message de salut universel et radical. Nous rencontrons une fois de plus l’affirmation ellulienne selon laquelle « le lieu de l’espérance est la déréliction », et en reconnaissons les racines kierkegaardiennes : « Le religieux s’installe donc inévitablement dans la souffrance, car il signifie la défaite de la raison et de ses évidences naturelles, l’espérance passionnée dans le vide absolu de raisons d’espérer, le conflit, parfois sanglant, avec le monde »1.

En conclusion de ce parcours, nous partageons tout à fait l’opinion de Frédéric Rognon sur La maladie à la mort : « Il serait tout aussi erroné de considérer Kierkegaard comme le chantre du désespoir… en fait … pour les chrétiens, la mort n’est pas la fin de tout, si ce n’est du désespoir, ‘maladie dont la fin est la mort, et dont la mort est la fin’… Il s’agit donc d’un ‘traité de l’espérance chrétienne’, à l’endroit duquel un nouveau parallèle s’impose avec L’espérance oubliée de Jacques Ellul »2.