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2 Entre liberté et nécessité : le cadre de l’analyse

2.1 Réel et vrai, croyance ou foi : la question du sens

2.1.1 Du côté sémantique

Réfléchissant avec Patrick Chastenet sur le livre qui traite la question de manière particulière, La parole humiliée1, Ellul propose une affirmation qui résume bien une partie de l’enjeu : « Je ne dévalue pas la réalité – dit-il – mais la Bible m’avertit que la parole relève du domaine de la vérité et l’image seulement du domaine de la réalité. Il ne faut pas adorer le réel en croyant que c’est le vrai, il ne faut pas prendre l’idole – l’image – pour le Dieu. Il n’existe pas d’image de Dieu. Dieu agit, crée, uniquement par sa Parole. Dieu est mystère, il est inconnaissable et il choisit la voie de la parole pour se faire connaître. Jésus est le Verbe, le porteur de la Parole de Dieu, car le Verbe s’est fait chair »2. Le Vrai avec la Parole, et avec l’image le réel, donc. Affirmation tranchante, souvent et fortement critiquée3, non sans raison. Sans doute, faut-il approfondir la question et relever le défi qu’Ellul lance à son temps et au nôtre. Le centre du discours de La parole humiliée est qu’un seul endroit et un seul temps existent dans lesquels la Vérité et la Réalité se sont rencontrées et coexistent : l’événement de l’Incarnation, la personne de Jésus-Christ4. Ceci nous conduit de suite à

1 Jacques Ellul, La parole humiliée, Paris, Seuil, 1981.

2 Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, op. cit., p. 47.

3 Nous ne pouvons pas ne pas rappeler ici la critique radicale de cette thèse présentée par Jérôme Cottin : Le regard et

la Parole, Genève, Labor et Fides, 1994, pp. 67-71 : nous rencontrons là un début de dialogue tout à fait intéressant.

4 Jacques Ellul, La parole humiliée, op. cit., p. 126 : « La Parole est entrée dans le monde sensible. Et pour préciser encore : comme nous l’avons déjà esquissé, la parole est relative à la vérité, alors que l’image est relative à la réalité. L’Incarnation, c’est le point, le seul, de l’histoire terrestre où la vérité rejoint la réalité, où elle pénètre totalement cette réalité, où elle la change, de ce fait, dans ses racines. C’est le point où la réalité cesse d’être le détournement du vrai,

123 une remarque préalable et incontournable : dans le mouvement dialectique entre réalité et vérité, l’enjeu principal est enraciné en profondeur dans la dialectique structurelle de l’ensemble de l’œuvre d’Ellul, celle entre la lecture sociologique de la réalité et son interprétation théologique. Preuve en est, par exemple, le fait que l’une des critiques fondamentales adressées à ceux qu’il appelle les « motifs sociologiques de ne pas prier » vise, naturellement, l’affirmation selon laquelle il est normal de ne pas prier dans un monde désacralisé. Nous sommes en 1971, avec L’impossible prière. Dans cette œuvre, qui essaye d’approfondir la question de la difficulté des temps modernes à trouver des temps et des raisons pour une vie spirituelle, Jacques Ellul critique sans hésiter ce qu’il juge être un esprit de réalisme et de scepticisme « dans le sens banal » - le même réalisme stigmatisé auparavant dans une courte série d’articles parus dans Foi et Vie1. Cette typologie de réalisme, propre non seulement à la société mais aussi à une certaine sociologie moderne, conduit à une grave erreur d’évaluation, car il considère « ‘la réalité’, c’est-à-dire ce qui tombe sous nos sens, et la réussite dans ce milieu comme la seule réalité confondue d’ailleurs avec la vérité. Ce réalisme implique que nous soyons enfermés dans ce monde, cette société, sans autre dimension, sans autre ouverture. Il convient d’y réussir, et pour cela d’employer tous les moyens ». Un parcours dans un cadre de nécessité est donc proposé, mais il se révèle comme étant un parcours manipulateur, fondé sur de fausses vérités : l’affirmation que ce que l’on vit est la seule réalité (et par conséquent, que celle-ci correspond à la Vérité) et qu’un seul chemin est possible pour s’en dégager. « Si le chrétien ne prie plus, c’est donc dans la mesure où la passion du réel (formule kierkegaardienne, ndr) l’a emporté en lui sur l’esprit de prière »2.

Quant à la présence de la distinction entre réel et vrai dans les écrits de notre auteur inspirés par la lecture de la Bible, nous commençons par partager cette interprétation de Frédéric Rognon : « Dans la Bible, la vérité est Jésus-Christ, tandis que la réalité est le monde qui ne l’a pas reçu. La victoire du Christ est vraie, mais elle n’est pas visible dans la réalité. L’œuvre qui nous est demandée, c’est que la victoire remportée dans la vérité par Jésus-Christ soit insérée si peu que ce soit dans la réalité »3. Nous trouvons des exemples de cette théorie dans les commentaires bibliques –

où la vérité cesse d’être le jugement moral sur le réel. A ce moment, la Parole peut être vue. La vision peut être crue (parce que là, mais là seulement, la vision se rapporte à la vérité) ».

1 Jacques Ellul, « Le réalisme politique (Problèmes de civilisation III) », Foi et Vie, vol. 45, n°7, novembre – décembre 1947, p. 698-734. Cet article termine la trilogie des « problèmes de civilisation » publiés entre 1946 et 1947 : « Chronique des problèmes de civilisation », Foi et Vie, vol. 44, n°6, septembre – octobre 1946, p. 678-687 et « On demande un nouveau Karl Marx ! Problèmes de civilisation II », Foi et Vie, vol. 45, n°3, mai – juin 1947, p. 360-374.

2 Jacques Ellul, L’impossible prière, op. cit., p. 686.

124 méditations sur Jonas, le deuxième livre des Rois, l’image de la ville dans la Bible1. La première remarque, dont l’évidence est immédiate, est que ce discours est fait à partir de la lecture commentée de plusieurs livres de l’Ancien Testament. Ellul n’a jamais caché, en effet, sa certitude que la Bible dans son entièreté est à lire dans la perspective et avec la clé de lecture de l’incarnation et de la croix du Christ. De plus, il associe son idée de « Vérité » à celle de Révélation : cela l’amène bien évidemment à la conclusion que seule la Vérité révélée par le texte biblique – et donc surtout, dans sa lecture, la Vérité de l’Incarnation et de la Résurrection – et par l’expérience du Transcendant, est digne de ce nom.

Mais ce sera l’œuvre de « clôture » du projet rédactionnel d’Ellul, en 1987, d’apporter une réflexion finale au parcours. La raison d’être offre une contribution importante à la question. Ceci est fait à travers au moins deux affirmations cruciales : « Pour Qohelet (et pourquoi pas pour toute la Bible) l’aventure vraie de l’homme commence à partir de cette radicalité du ‘tout est vanité’. A partir du moment où on sait que rien ne sert fondamentalement à rien – où toutes illusions sont dissipées. Alors, sur ce terrain déblayé, l’aventure peut avoir lieu »2. L’appel au réalisme et à la prise de conscience conduit, suivant la lecture de Qohelet, au constat de l’hbl, la vanité, de toute chose. Loin de représenter la fin, la débâcle, ceci n’est que le bon point de départ, souligne notre auteur. Nous allons reprendre ce discours plus en détail.

La deuxième affirmation concerne la communication : il n’y a aucune chance, d’après Ellul, que la vérité connue par Qohelet puisse être communiquée de manière directe : « Seule la communication indirecte est possible, parce que seule, en même temps, accessible et supportable. Accessible et supportable, mais en même temps provocatrice de contresens et de scandale »3. Cela a beaucoup affaire avec la théorie illustrée dans La parole humiliée, comme cela nous est bien expliqué en une note. Si, d’un côté, l’image est plus facilement utile à présenter le réel, de l’autre, « parce que la vérité reste l’immuable, le transcendant et l’absolu, il n’est possible d’y accéder que par le médium le plus labile, fluent, susceptible de multiples interprétations qu’est la parole »4. Mais surtout, par rapport à l’idée de communication indirecte, Ellul souligne le fait qu’il y a, dans la spiritualité comme

1 Jacques Ellul, Le livre de Jonas, dans Le Défi et le nouveau. Œuvres théologiques, op. cit., pp. 117-198 ; Politique de

Dieu, politiques de l’homme, ibid., pp. 347-500 et Sans feu ni lieu, Paris, La Table Ronde, 2003, coll. La Petite Vermillon,

(première édition Paris, Gallimard 1975).

2 Jacques Ellul, La raison d’être, op. cit., p. 136. Dans une note, l’auteur se dit en accord avec Maillot sur le fait de dénoncer une sorte de « dépendance » de l’homme vis-à-vis des objets et de ses propres actions : « Ce ne sont pas les réalités qui sont nulles, mais la relation de l’homme avec elles. Le drame de l’homme est de s’asservir à ce qui devrait le servir – l’homme est fondamentalement idolâtre. D’où, l’attaque contre tout ce qui sert cette idolâtrie ».

3 Ibid., p. 139.

125 dans la transmission de certaines vérités scientifiques, la nécessité de communiquer les concepts à travers des images et des exemples, en utilisant une communication transversale : ceci est valable pour « la vérité de Dieu » ainsi que « pour ce que les scientifiques appellent la vérité ». Impossible pour notre auteur de ne pas ramener à Kierkegaard cette expression : le philosophe danois affirmait que la communication indirecte est « la seule possible pour la relation à Jésus-Christ »1.

Voici donc le chemin de la Sagesse : celle-ci représente le don et le but, selon Qohelet, à la fois fondamental et inutile parce que vain. C’est grâce à la Sagesse – et non pas à la « science », Ellul tient à le préciser, de manière détaillée - que l’être humain peut atteindre ce que réalité et vérité ont en commun. Et il le fait avec une profonde, sage ironie : tout est vanité, voici le message central et ultime, et en même temps, il faut vivre, ne jamais arrêter son action et sa recherche, justement parce que tout est vanité. « Savoir que tout est vanité nous ramène à l’importance de ces petites choses ! Il faut les prendre infiniment au sérieux parce que c’est tout ce que nous sommes capables de saisir et elles font le sel et la vérité de notre vie »2. C’est seulement par le moyen de la Sagesse que l’être humain pourra affronter ses deux plus « grandes finitudes » : la mort et l’avenir3. En d’autres termes, « la liberté ne commence que par la prise de conscience de la nécessité »4.

Si donc notre remarque d’ouverture soulignait le christocentrisme de l’œuvre ellulienne, notre remarque de clôture de cette réflexion nous conduit à affirmer que, pour l’auteur bordelais, il n’y a aucune Vérité « autre » que celle liée à la révélation chrétienne. Le rapport au Transcendant est donc la condition pour saisir la Vérité, ainsi que pour apprendre à « lire » la Réalité. Du côté sémantique, « Ellul cherche une cohérence textuelle au-delà des apparentes contradictions … et il repère cette cohérence dans un mouvement dialectique entre ‘Réalité’ et ‘Vérité’. La ‘Réalité’ c’est

1 Ibid. Le texte kierkegaardien de référence est L’Ecole du christianisme, « Les déterminations du scandale » : OC Tome XVII, pp. 113-132, notamment p. 124-125 (xii, 157 et 158) : « Certes, Christ a lui-même affirmé de la façon la plus directe qu’il était le Fils unique du Père, c’est-à-dire que le signe de contradiction l’a déclaré de la manière la plus directe : comment faut-il l’entendre ? Nous y voilà de nouveau. S’il est un signe de contradiction, il ne peut alors donner de communication directe ; en d’autres termes, son affirmation peut être toute directe, mais le fait qu’il y participe, le fait qu’il le dit lui-même, signe de contradiction, transforme l’assertion en communication indirecte. Certes, Christ a dit : « Croyez en moi », et c’est bien une parole absolument directe. Mais quand celui qui la prononce est un signe de contradiction, il faut entendre que, dans sa bouche, cette parole directe exprime justement que la foi n’est pas chose si catégoriquement directe, en d’autres termes, que même son exhortation à croire est une communication indirecte. … Christ est un signe de contradiction ; par l’affirmation directe, il ne fait qu’attacher sur lui ton attention, de sorte qu’il te faut alors te heurter à la contradiction et révéler les pensées de ton cœur en choisissant si tu veux croire ou non ».

2 Ibid., p. 184.

3 Ibid., pp. 184-204.

126 que tout est vanité, et la ‘Vérité’, c’est que tout est don de Dieu. La ‘Réalité’ empêche la ‘Vérité’ d’être une évasion, tandis que la ‘Vérité’ empêche la ‘Réalité’ d’être désespérante »1.

Voici l’une des raisons pour lesquelles il est impossible de comprendre Ellul sans garder ensemble les aspects sociologiques et ceux théologiques de son œuvre, et voici aussi pourquoi l’autre binôme, croyance – foi, est si important. La foi au prix du doute2 nous offre des réflexions très importantes pour cette deuxième distinction. L’entier dialogue entre Monos et Una, inspiré par Edgard Allan Poe, est centré sur les contradictions du phénomène de la croyance et sur ses différences par rapport à la foi.

Nous soulignons deux aspects en particulier : par rapport à la croyance, le pluriel est souvent utilisé, et cet aspect de l’acte de croire est associé plutôt au monde de la nécessité et des réalités. La croyance naît souvent, nous dit Ellul, du besoin de faire face à l’angoisse, et penche par conséquent sur le côté des conflits, des identités en contraste - des fondamentalismes, pourrions-nous dire aujourd’hui. Le fait de commencer la réflexion par un dialogue, dans lequel les deux interlocuteurs ont des points de vue tout à fait opposés par rapport à la croyance est très utile pour en montrer l’absolue ambiguïté. Monos en souligne tous les aspects sombres, tueurs de la liberté de l’être humain, tandis qu’Una essaye d’en mettre en lumière les notes positives, qui pourraient accompagner les humains à un peu plus de sérénité et de cohésion. Elle franchit par cela, parfois, la frontière entre croyance et foi. Inutile de dire dans quelle partie le lecteur reconnaît la position d’Ellul.

Quant à lui, notre auteur propose, lorsqu’il prend « officiellement » la parole dans son texte, une formule très claire : « Je désigne par le terme foi ce qui est de l’ordre de la révélation de Jésus-Christ, par croyance toutes les autres attitudes de référence à un religieux, un irrationnel, à un vécu non chrétien »3. Le fait, en plus, qu’il associe dans ce même discours la distinction entre espoir et espérance en soutenant que ce ne serait qu’une « commodité de langage », suggère quand même au lecteur un autre parallélisme : la croyance ne peut qu’aboutir à l’espoir, tandis que le chemin de

1 Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, op. cit., p. 88, et « Préface », Apocalypse. Architecture en

mouvement, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 10. Le texte rappelé vient de Jacques Ellul, La raison d’être, op. cit., p. 42 :

« Mais ce Dieu vivant agit sur cet homme, le place dans une situation neuve, et de là, de cette situation cet homme-là peut voir, soi-même, l’autre, ce monde. Il peut voir à la fois la réalité de ce qui est (d’où le réalisme) mais aussi sa vérité (c’est-à-dire sa profonde existence devant Dieu et pour Dieu). Et la réalité empêche la vérité d’être une évasion dans les nuages ou le rêve … Et la vérité empêche la réalité d’être désespérante, de conduire l’homme précisément au scepticisme, et de là au nihilisme, et de là immanquablement au suicide ».

2 Jacques Ellul, La foi au prix du doute, Paris, La Table Ronde, 2006 (coll. Contretemps), première édition, Paris, Hachette, 1980.

127 l’espérance est rejoint par la foi seule1. Du côté de la foi, il y a une expression qu’il nous paraît important de souligner particulièrement. Elle est connectée à l’affirmation acquise et plusieurs fois répétée par Ellul selon laquelle la Bible est un livre de questions : Dieu lui-même se présente, par rapport à la créature humaine, comme celui qui pose des questions. « Il [Dieu] pose une question. Une série de questions, c’est-à-dire qu’il rend l’homme responsable (obligé de répondre) et le renvoie à sa liberté. Et la foi consiste, à l’inverse des croyances, à écouter les questions de Dieu, et à s’aventurer dans les réponses que nous avons à donner. Les questions »2. Le fait de naître au cœur des questions mène au résultat que la foi elle-même est une foi qui interroge : « Elle conduit à passer à l’épreuve tout ce qui constitue ma vie et ma société. Elle conduit inéluctablement à s’interroger sur toutes les certitudes, toutes les morales, toutes les croyances, toutes les politiques »3 - et par cela, rajoutons-nous, à passer au crible le réel et le vrai.

L’enjeu ultime, dans ce cadre, est donc celui du choix par rapport au Sens, et la réflexion sur la « qualité » de la confiance que l’on repose sur ses choix. Mais il nous faut encore un discours à part par rapport à ce qui émerge de l’étude des œuvres de notre auteur liées à l’eschaton et à l’apocalyptique, tout en sachant que nous allons davantage affronter ce discours.