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3.3 « Déréliction » : la dissonance au cœur des Trente Glorieuses

4 Le parcours de l’analyse : Jacques Ellul et le « tableau » du XXe siècle

4.5 Foi et Vie. Un texte fondateur

Un article de 19541 est à notre avis reconnaissable parmi les autres comme le texte fondateur du « pessimisme » de notre auteur. En commençant par une petite allusion à la dispute entre l’optimisme tragique de Mounier et le pessimisme actif de de Rougemont, Ellul déclare vouloir viser le préjugé affirmant que le christianisme, notamment le christianisme réformé, est pessimiste par nature. De telles accusations lui viennent d’abord des « diverses religions modernes, comme le nazisme ou le communisme ».

L’argumentation démarre de quatre affirmations de base du catéchisme chrétien protestant. La première : « Le monde dans lequel nous vivons est celui de la chute »2. Nous retrouvons ici ce qui avait été écrit dans Présence au monde moderne sous une description du point de vue plus strictement théologique. La « loi de la pesanteur » est la même qui soumet le monde à la fatalité. Ensuite, le catéchisme réformé déclare que « ce monde de la chute est conservé par Dieu afin que s’y accomplisse l’œuvre de l’amour de Dieu » et qu’en revanche « le monde ne peut passer de la mort à la vie que par une transformation aussi radicale que la première »3. L’horizon eschatologique se profile : surtout, en reprenant les mots-clés de Présence au monde moderne, la fin de l’existence de la personne et du monde s’entrevoit à l’horizon. La vie, l’existence, n’est donc pas simplement du temps qui passe, mais un chemin visant l’accomplissement de l’amour de Dieu d’une façon inclusive et totale. Bien sûr, l’affirmation finale est « qu’au-delà de cette catastrophe, il y a une nouvelle création ».

Nous reformulons : nous ne vivons plus dans le monde de la création, mais dans celui de la Chute, dont la loi est celle de la « pesanteur ». Dans ce monde, par contre, Dieu demeure à côté de l’être

1 Jacques Ellul, « Sur le pessimisme chrétien », art. cit.

2 Ibid., p. 164.

173 humain et va rester là jusqu’à la fin, inévitable et radicale (« jusqu’au bout de la chute », dit Ellul1). Sans cela, impossible d’annoncer et de croire la vérité ultime, la promesse eschatologique du jugement et de la création de nouveaux cieux et d’une terre nouvelle. Une fois encore, rien d’original par rapport à la théologie réformée, au contraire : nous sommes ici dans le grand classique de l’orthodoxie protestante !

En fait, nous l’avons dit, ce n’est pas du tout à l’originalité qu’Ellul vise. L’auteur propose ici deux remarques : d’abord, si on compare d’autres disciplines à la théologie, nous ne pouvons pas ne pas voir qu’en d’autres milieux il est tout à fait possible de faire des affirmations annonçant la fin sans être qualifiés de pessimistes. Deuxièmement, les affirmations présentées ne constituent pas un système : « Ceci devient vrai à partir du moment où s’y exprime une relation vivante avec Jésus-Christ »2. Moins encore s’agit-il d’un « système consolateur ». La manière dont le christianisme approche la réalité n’a pas son but en la narration d’un happy end fonctionnant comme un placebo : la proclamation évangélique se fonde sur des promesses gratuites dont la vérité est liée au fait que la personne croit et vit une « relation personnelle et directe avec le Dieu qui se révèle ».

Cinq conséquences dérivent de ces présupposés : premièrement, « le péché vicie toute entreprise sociale ou politique de l’homme »3. Nous voici devant une possibilité de taxer Ellul de pessimiste. Il faut alors prendre conscience qu’une telle affirmation ne concerne pas que les dynamiques, mais vise à l’être même de l’homme : il s’agit donc d’une question ontologique. Ellul nous présente un constat sur la nature de la personne humaine ayant ses racines dans la plus basique théologie protestante. L’être humain est par nature pécheur : il ne lui est donc pas possible de bâtir avec ses propres forces le Royaume de Dieu sur terre. Pour cela, il est important que nous ne conservions « aucune illusion sur l’efficacité de ce que nous entreprendrons »4.

La deuxième conséquence consiste à affirmer qu’ « il n’y a pas de progrès humain au cours de l’histoire »5. Jacques Ellul vise évidemment ici le mythe du progrès. Ses mots se situent parmi ceux donnant les bases des critiques envers l’idée « technicienne », dirait-il, de progrès. Sur ces mêmes concepts nous rencontrons plusieurs autres auteurs : ils sont parmi les sources des pensées contemporaines de la décroissance, de la sobriété heureuse et ainsi de suite6. Ellul présente ici tout 1 Ibid., p. 166. 2 Ibid., p. 167. 3 Ibid., p. 168. 4 Ibid., p. 169. 5 Ibid., p. 170.

6 Voir par exemple « Le Point – Références. Eloge de la vie simple. Les textes fondamentaux commentés », Sept-oct 2015.

174 simplement la partie double de l’histoire humaine : ce qu’on gagne d’un côté, on va sûrement le perdre de l’autre. Si l’on regarde cette affirmation à la lumière de celle qui la précède, le résultat est assez simple à voir : l’être humain étant incapable de produire Le Bien, il est clair que ce qu’on nomme « progrès » ne peut avoir qu’une interprétation dynamique, chronologique, et surtout pas ontologique, de « valeur ».

Que faire donc ? D’après Ellul, il faut alors mettre en pratique ce qu’on connaît désormais : le « réalisme chrétien », dans lequel « il faut savoir discerner tout le motif d’espérance »1. Voici la troisième conséquence. Réalisme, d’abord, car il faut regarder à la réalité telle qu’elle est et non pas telle qu’elle nous est racontée ni telle que nous voudrions la voir. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde illusoire. Chrétien, ensuite, car dans la perspective ellulienne il n’y a pas d’autre possibilité, d’autre point de départ pour sortir des ensorcellements séduisants de notre époque que la foi chrétienne vécue : « Or, la révélation en Christ est rigoureusement la seule puissance qui puisse donner à l’homme la force et le courage de regarder sa situation vraiment en face »2. Le chrétien a donc dans le monde moderne la tâche de porter la « lucidité » face à la réalité et de contribuer à ce que l’on assume « cette réalité elle-même ». Tout cela, en faisant très attention à ne pas glisser dans les idéologies, les idéalismes, l’institution. Nous pouvons deviner en ces affirmations la critique de Jacques Ellul envers le mouvement, la théologie et les actions du Conseil Œcuménique des Eglises ayant provoqué son désengagement quelques années auparavant.

La quatrième conséquence nous rappelle que nous sommes tout à fait sur les voies du catéchisme protestant. On y affirme que, si l’on regarde au monde à l’aide du réalisme chrétien, « la Fatalité est vaincue » : vis-à-vis des autres pensées, des autres religions, « le christianisme seul affirme que la vocation de l’homme est de se dégager de la fatalité ». La révélation en Jésus-Christ libère l’être humain de toute fatalité, qu’elle soit individuelle ou collective. Il n’y a donc plus rien de fatal, car il n’y a rien d’irrémédiable, de clos, de figé dans le monde, quoi que l’on dise et quoi que l’on pense. Le culte du fait brut est ainsi miné à la racine : le fait n’est plus vrai en tant que tel. Vérité et action sont à nouveau dégagées : elles ne sont plus nécessairement liées entre elles. Par conséquent, « le Christianisme à l’encontre de tout le monde moderne affirme une gigantesque possibilité de redressement de l’homme enchaîné dans les fatalités minutieusement tissées par la société et la science »3.

1Jacques Ellul, « Sur le pessimisme chrétien », art. cit., p. 172.

2 Ibid., p. 173.

175 Nous arrivons à la conclusion. Libérée du fatalisme, « la position chrétienne en face de la réalité reconnue n’est jamais un négativisme, mais au contraire, parce que la réalité est telle que nous l’avons reconnue, une décision d’intervention ». Voici une réponse aux accusations de pessimisme : le chrétien ne peut pas être négatif vis-à-vis du monde. En voyant la souffrance, la facilité d’échec, les contradictions de ce monde, le chrétien, ayant la force de la révélation, peut s’engager et intervenir : « Il faut donc participer aux œuvres et aux entreprises des hommes, sachant que rien ne s’y joue de définitif, mais sachant aussi que c’est dans cette participation que l’Incarnation de Jésus-Christ et la libération envers les fatalités peuvent être rendues visibles, sensibles à ceux qui nous entourent »1. L’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ nous libère de la nécessité, et en faisant cela il nous libère notamment du pessimisme.

Ces deux dernières conséquences seront élaborées tout au long des travaux de Jacques Ellul, et y trouveront une formulation forte et très intéressante dans l’ouvrage qui propose une lecture du livre de Qohelet, La raison d’être, défini par notre auteur comme le point final de sa pensée théologique. Nous le verrons plus tard.

La désillusion du croyant n’est donc pas une déception mais plutôt un désenchantement. Désenchantement absolument vital, car cela seul peut garantir à la personne croyante une « présence au monde moderne » à la fois consciente, sereine, libre et utile. Bien que longue, la citation suivante est incontournable :

Les chrétiens ne doivent se faire aucune illusion. Pas d’illusion sur l’utilité matérielle de l’œuvre commune, puisqu’ils savent qu’en définitive il n’y a pas de progrès à en attendre, au sens où l’espèrent les hommes. Pas d’illusion sur la possibilité de transformer les individus, de les améliorer, car nous devons savoir que la seule question, en ce qui les concerne, est celle de leur foi en Jésus-Christ. Leur comportement moral ou social est de peu de poids. Pas d’illusion sur la possibilité d’influencer les institutions par le christianisme. Jésus-Christ n’est pas venu apporter un schéma de la société idéale, et c’est un sentimentalisme décevant que de croire à une infusion d’amour dans les institutions économiques ou politiques. Pas d’illusion enfin sur la possibilité de faire venir le Royaume de Dieu sur la terre, au moyen de nos réformes et de notre activité politique ou sociale.

Je connais, hélas, en face de telles affirmations, la réaction de bien des chrétiens. « Mais vous nous découragez, à quoi bon agir dans ces conditions ? » Cette attitude prouve seulement un extrême attachement aux choses de la terre, un manque de confiance dans l’action de Jésus-Christ, et le goût intempérant, commun à tous nos contemporains, pour les illusions. Sans illusions, ils s’avèrent incapables d’agir ; à ces chrétiens, je recommanderai seulement la méditation de la parabole du serviteur inutile (Luc 17 :10).

Etant sans illusion sur la valeur et l’efficacité de ce que font nos camarades, et de ce que nous faisons avec eux, nous pouvons agir selon la vérité – pas avant.2

1 Ibid., p. 176-177 pour les deux dernières citations.

176 Tout le discours est, nous l’avons vu mais il est bon de le souligner, soumis à une condition : celle non pas d’adhérer à un système dogmatique mais de vivre la foi en Jésus-Christ. L’affirmation est tranchante, et on la retrouvera encore : « D’une pierre qui tombe, nous ne dirons pas qu’elle est optimiste ou pessimiste. Il en est ainsi de l’appartenance à Christ. Cela est tout simplement »1. En résumant, nous pouvons ainsi définir notre cinquième élément pour que notre thèse puisse avancer : il y a une sortie de l’impasse, une chance d’être libérés de l’idolâtrie du fait acquis. Une perspective d’ouverture nous est donnée. La révélation dégage l’être humain – et éventuellement l’Eglise elle-même – de l’esclavage de la nécessité, de la fatalité. L’amour de Dieu en Jésus-Christ, vécu, est ce qui peut nous libérer des illusions et nous permettre une action dégagée et réaliste dans notre monde et notre société. Le « monde de la Chute » est en mouvement vers une transformation radicale et nécessaire, au-delà de laquelle se trouve un nouveau monde. Il est alors important de changer de regard : du catastrophisme au désenchantement à l’action « selon la vérité ».