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2 L’espérance oubliée : provocations

2.1 Diagnostic de la crise

2.1.2 Lecture théologique : les temps de la déréliction

2.1.2 Lecture théologique : les temps de la déréliction

Suite à cette première illustration, Jacques Ellul passe à une deuxième partie de l’analyse. Le cœur des années glorieuses, révolutionnaires, rayonnantes, est à ses yeux le « temps de la déréliction » : « Je crois que nous sommes entrés dans le temps de déréliction, que Dieu s’est détourné de nous et nous laisse à notre destin … il est peut-être celui qui parle encore dans le cœur d’un homme. Mais c’est de notre histoire, de nos sociétés, de nos cultures, de nos sciences, de nos politiques, que Dieu est absent. Il se tait. Il s’est enfermé dans son silence et sa nuit. »3 . Le mot est dit. Et en le disant, notre auteur fait le passage du côté sociologique, historique, au côté de la foi, de la lecture des événements et de la réalité faite à travers les yeux du croyant, décrite avec les mots du croyant. Les raisons de la sociologie et de l’histoire ne suffisent pas : une interprétation à travers la foi est devenue nécessaire. Le fait que la parole de Dieu ne soit plus dite en son temps, «c’est d’un côté une affaire de structures, de l’autre la responsabilité des chrétiens et de l’Eglise qui

1 Raymond Winling, La théologie contemporaine (1945-1980), op. cit., p. 217.

2 Jacques Ellul, L’espérance oubliée, op. cit., p. 70.

39 ne savent pas être ce que Dieu attend d’eux »1. Ce qui était une intuition dans L’impossible prière2, texte enraciné dans le « côté théologique » de l’œuvre de notre auteur, devient ici une thèse fondamentale, un nœud de base dans l’analyse ellulienne de la société aussi bien que de la spiritualité et de la foi. Il y a ici, à notre avis, un important changement du centre de la perspective, et un changement conséquent de la vision de l’objet analysé. Il n’est plus question de dynamiques historico-sociales, mais de foi vécue. Il est question de déplacement du sacré, de croyances qui remplacent la foi, d’oubli de la part de l’être humain de ce qui est le Transcendant. Dans la deuxième partie de son analyse, Jacques Ellul porte son attention sur le christianisme et sur sa « présence » dans le monde moderne, et il invite son lecteur à en faire autant. Voici pourquoi ce n’est pas seulement le centre de la perspective qui change mais aussi, en conséquence, l’objet analysé. La perspective est maintenant celle de la foi chrétienne : le résultat est que l’objet, à savoir le monde et la société modernes, est vu sous une lumière moins générique, plus ponctuelle. La crise générique des années 1970 est vue comme une crise de l’espérance, générée par une pauvreté spirituelle à l’origine du choix de la part de Dieu de ne plus parler.

La critique se serre un peu plus : à l’origine de la « fausse présence » de l’Eglise dans le monde se trouvent deux « erreurs de diagnostic » fondamentales dont les responsables sont tout d’abord les théologiens3 : une erreur sur l’homme, une sur Dieu.

La théologie de Bultmann, de Bonhoeffer et de leurs héritiers est visée lors de l’accusation portée par Jacques Ellul d’avoir formulé un mauvais diagnostic sur l’être humain4. Oui, les symptômes sont bien évidents : l’homme moderne est détaché du sacré, sa foi est aride et mourante, et cela non pas parce qu’il serait devenu « adulte » : bien au contraire. Entraîné dans les démarches de la masse, l’individu « est habité par le soupçon ». Le tragique est qu’ « il se trompe sur le point où doit porter le soupçon », et que cela, joint au fait qu’il ne veut pas du tout être consolé, l’amène à être totalement « imperméable à l’annonce de l’Evangile »5. Le problème de l’homme moderne, par conséquent, n’est pas à chercher dans la foi et dans son « adultité » - preuve en est que l’époque

1 Ibid., p. 78.

2 Jacques Ellul, L’impossible prière, op. cit., en particulier le paragraphe « Prière dans le temps de la déréliction », pp. 727-735.

3 Jacques Ellul, L’espérance oubliée, op. cit., p. 79.

4 Nous retrouvons ici, approfondies, les affirmations contenues dans le paragraphe consacré aux « justifications théologiques » de ne pas prier contenues dans L’impossible prière, op. cit., p. 692-696.

40 moderne est pleine de croyances1- mais sur la totale absence d’espérance, tuée par le soupçon et le refus de toute consolation. C’est à cause de cela, néanmoins, que d’après Ellul il faut « repartir » de l’espérance : « S’il est vrai que le monde où nous sommes est le monde de la déréliction, s’il est vrai que Dieu se tait et que nous sommes seuls, alors… c’est dans ces conditions-là, c’est à ce moment-là que s’imposent la prédication, la déclaration et le vécu de l’espérance »2.

La deuxième grossière erreur de diagnostic faite par les théologiens concerne Dieu lui-même. « Dieu est mort. Tel est le diagnostic. Faux. Mais porté à partir de signes exacts mal interprétés »3. La confrontation se déplace en direction des théologiens de la mort de Dieu, à plusieurs reprises visés par Jacques Ellul comme ayant produit les plus énormes dégâts dans la théologie et, en conséquence, dans la société. Ellul donne deux exemples d’affirmations par lesquelles les théologiens ont présenté un mauvais diagnostic quant à la mort de Dieu : l’être humain ne peut plus croire en Dieu, et le mot Dieu n’a plus, aujourd’hui, aucun sens pour l’être humain. La première affirmation concerne les attitudes et les interprétations rationalistes ou liées à la démythisation 4 : les soi-disant théologies de la démythisation, enracinées dans la sociologie « et ne prenant plus comme fondement le donné révélé », n’arrivent pas à expliquer ni à combler la fracture entre la toute-puissance de Dieu et sa mort par la main des hommes. La deuxième affirmation présente une critique des études sur le langage et la communication : de telles études « permettent de dire que finalement on ne dit rien quand on prononce le mot Dieu »5. La réponse à cette affirmation est basée sur la lecture de l’Ancien Testament et sur la manière dont celui-ci parle du Nom de Dieu. La linguistique n’arrive pas à donner une explication correcte du fait que le Nom de Dieu est strictement lié à la révélation, et que telle révélation appartient à Dieu seul : « Le nom est l’expression de la décision de Dieu qui le révèle, et n’est plein de sens que par cette décision »6. Les deux affirmations théologiques par rapport à Dieu, donc, n’arrivent pas d’après Ellul à se mettre en relation avec la liberté de Dieu lui-même. Ceci parce qu’elles sont enracinées sur des catégories et des points de repère tout à fait « de ce monde », enracinées donc sur les mécaniques et les critères

1 Ibid., pp. 82-84 : Ellul présente ici un peu plus d’arguments concernant le déplacement du sacré, en donnant aussi

l’information que bientôt paraîtra un « volume sur les religions séculières ». Il s’agit des Nouveaux possédés, Paris, Fayard, 1973. 2 Ibid., p. 87. 3 Ibid., p. 102. 4 Ibid., pp. 103 ss. 5 Ibid., pp. 108 ss. 6 Ibid., p. 111.

41 de la Technique : la causalité, l’efficacité, la succession automatique des événements. Tout cela ne peut pas prendre en compte ni expliquer l’Amour ni la kénose.

D’après Jacques Ellul, finalement, le problème se pose d’une toute autre manière, au centre de laquelle se trouve la question de l’espérance : « Ce n’est plus : Dieu est mort parce que l’homme n’y croit plus, mais l’homme est désespéré parce que Dieu se tait »1 . Bien que Paul Tillich essaye parmi d’autres de rendre plus « douce » cette absence2, aux yeux de Jacques Ellul il ne voit pas l’importance et la gravité du fait que telle absence, tel silence, existe et pèse dans la vie des humains. « Que nous disions ‘il se tait parce que…’, ou bien ‘il se tait en tant que Souverain qui décide arbitrairement ce qu’il veut’, nous manquons dans les deux cas le sens, la vérité, la profondeur, de ce détournement, nous devenons incapables d’entendre qu’il y a là une question, une intention de Dieu, à laquelle nous ne pouvons être sensibles que si nous sommes acculés à l’extrême dureté de cette situation »3. Le silence, l’absence de Dieu, est un fait réel ; cela dépend de sa volonté et non pas de la nôtre, et le fait de ne pas l’entendre, de ne pas le voir à l’horizon de notre vie est une véritable tragédie, donnant l’impression du définitif et de l’irréparable. Le sentiment d’avoir été abandonnés est radical. C’est cela, la déréliction. On en parle souvent dans l’Ancien Testament. Tout au long de son histoire, Israël a dû se rapporter à un Dieu qui, par certains périodes, choisissait de se détourner4. Plus loin, Jésus aussi parle du fait que Dieu peut, en effet, choisir de s’absenter : il en parle dans les paraboles, les récits du Roi, du patron, qui part et laisse ses propriétés à ses serviteurs ; on voit la douleur de son absence chez ses disciples après sa mort, et bien sûr, le cri de Jésus lui-même sur la croix demeure l’un des moments les plus dramatiques, le climax sans doute de la narration de l’abandon de la part de Dieu5. « Ce cri est l’attestation qu’il est possible que Dieu se détourne de l’homme, mais dans ce détournement même, voici que l’homme abandonné est en Dieu parce que Dieu s’est abandonné lui-même »6. De la Bible à son propre temps : Ellul affirme alors que le cœur des Trente Glorieuses n’est rien de plus qu’un temps de déréliction. Dieu, face au bruit de la société technicienne et technicisée, face au déplacement du Sacré et aux nombreux «divertissements » que les humains préfèrent à la foi, choisit de se taire, de s’absenter. Il le fait non pas pour donner une punition, mais plutôt car il devient victime, il se met à côté de sa créature,

1 Ibid., p. 113.

2 Paul Tillich, L’Eternel Maintenant, Paris, Planète, 1969 (Ellul en cite notamment les pp. 101 et 102).

3 Jacques Ellul, L’espérance oubliée, op. cit., p.115.

4 Ibid., pp.119.

5 Ibid., p. 120-124 : « Le cri de Jésus me parait alors comme l’attestation décisive, irrécusable, de la possibilité dernière de cet abandon » (p. 123).

42 désespérée et perdue au plein milieu du « déluge » des temps modernes tout en étant, cette fois, non pas l’auteur du déluge mais parmi les victimes1 . Or, affirme Jacques Ellul, « quand Dieu se tait, quand nous croyons avoir tué Dieu, reste le Destin »2 . Voici un autre aspect des temps de la déréliction : l’être humain se découvre livré à la Nécessité, au côté mécanique de l’existence, là où il n’y a que le Destin3, où la Liberté est méprisée et où la Grâce n’est pas connaissable. La déréliction telle qu’Ellul en parle est alors « dans la même ligne que M. Buber quand il parlait de l’‘Eclipse de Dieu’ en critiquant la thèse de la Mort de Dieu (Werke I, 1962) »4.

Jusqu’ici, l’analyse faite par Jacques Ellul n’a pas interpellé directement les Eglises, notamment le protestantisme français. Mais cela ne va pas tarder, comme nous allons le voir tout de suite.