• Aucun résultat trouvé

3.3 « Déréliction » : la dissonance au cœur des Trente Glorieuses

4 Le parcours de l’analyse : Jacques Ellul et le « tableau » du XXe siècle

4.2 Ouverture. Le chrétien dans le monde

Défini par Ellul lui-même comme le livre programmatique de toute son œuvre, Présence au monde moderne1, nous donne dès les premières pages une proposition de lecture assez intéressante de la profonde et grave souffrance vécue par la société occidentale de l’immédiat après-guerre.

Il est difficile, en effet, de ne pas voir un voile sombre sur l’analyse de la société occidentale moderne menée par Ellul. Un mot que nous avons déjà rencontré, fatalité, faisant partie du lexique de la « nécessité », y est utilisé. Le monde des rêves réalisés des années suivant la Deuxième Guerre mondiale, et jusqu’aux années ‘70 est, à l’œil désenchanté d’Ellul, soumis au fatalisme. Nous vivons, en fait, non pas dans le monde tel qu’il a été créé par Dieu, mais dans celui qui a été radicalement transformé par la « Chute », le péché, la rupture2. Jacques Ellul approfondira cette affirmation plusieurs fois et en plusieurs occasions : nous vivons dans le monde soumis aux « trônes, puissances et dominations » dont parle l’apôtre Paul. L’immobilité que nous avons nous-mêmes produite a trouvé son origine dans ce qu’Ellul appelle le « respect du fait » : « tout ce qui est un fait est justifié par cela même. Il n’y a pas de jugement à porter sur le fait, estime-t-on, il n’y a qu’à s’incliner. Et dès lors, du moment que la technique, l’Etat ou la production sont des faits, il convient de les adorer en tant que faits et il faut essayer de s’en accommoder. Nous avons là le nœud de la véritable religion moderne, la religion du fait acquis »3. La sacralisation du fait acquis porte, comme nous l’avons vu en présentant l’analyse des dynamiques de la nécessité, à un changement important : la fin, le but, a perdu son importance face aux moyens. La question du Sens est mise de côté.

Dans ce cadre, la difficulté vécue par le chrétien est particulièrement critique : « L’homme d’aujourd’hui ne peut plus avoir confiance dans les vertus de l’individu, dans sa bonté ou son énergie, précisément parce qu’il n’est plus en présence de péchés individuels, mais de l’état de

1 Jacques Ellul, Présence au monde moderne, op. cit. On qualifie de « programmatique » ce texte à partir de la manière dont l’auteur lui-même en parle : « C’est pourquoi ces pages, qui sont une conclusion à cette étude, sont aussi un prologue à des travaux plus amples, envisageant le problème de notre civilisation sous tous ses aspects – et dans ses répercussions concrètes pour l’Eglise et les chrétiens », p. 105. En 1981 encore, en reprenant le long chemin de sa vie avec Madeleine Garrigou-Lagrange, il parlait avec elle d’avoir « essayé, en 1943, d’établir un plan de ce que pourrait être une œuvre de connaissance de la société actuelle avec, en parallèle le contrepoint théologique… il me paraissait indispensable d’élaborer une éthique et de montrer dans le texte biblique lui-même ce qui éclaire les situations actuelles » (A temps et à contretemps, op.cit., p. 68).

2 Nous allons approfondir cela notamment dans la lecture de « La technique et les premiers chapitres de la Genèse », art. cit.

167 péché de l’humanité »1 auquel lui-même ne peut se soustraire. Le nœud n’est donc pas simplement celui du Sens, mais il assume une valeur morale, reliant le manque de finalité et de gratuité à la condition de vie dans l’état de péché. A partir de là, on relève deux comportements très suivis : l’hypocrisie de ceux qui choisissent de « dissocier la situation spirituelle et la situation matérielle » et la naïveté de ceux qui espèrent pouvoir « moraliser » ou bien « christianiser » le monde : « Badigeonnez le diable en doré, habillez-le de blanc, peut-être deviendra-t-il un ange »2. Il n’y a pas de compromis possible : là où il y a le conflit entre le péché et la Grâce, le chrétien souffre. L’Eglise elle-même n’est pas du tout utile dans cette situation : elle est rentrée dans les dynamiques du monde, tout en bouleversant la parole paulinienne. Nous connaissons les durs mots d’Ellul par rapport à cela : les Eglises « se sont noyées dans la plus basse politique ou dans la plus haute spiritualité », tout en suivant la même dynamique du monde où « tout... est devenu radicalement conservateur des puissances qui, implacablement, nous conduisent au suicide ». Dans ce cadre, les chrétiens « malgré leur foi … agissent le plus souvent en êtres sociologiques. Ils semblent ne plus connaître la liberté chrétienne »3.

Nous en restons là, pour le moment. Il était important qu’on mette au clair d’abord que la vision du monde de Jacques Ellul ait été tout simplement réaliste et non pas pessimiste. Les propositions, les provocations qui suivent dans le « premier chapitre » de l’œuvre complète de notre auteur seront présentées et analysées ailleurs. Nous en signalons quand même quelques-unes : la description et l’analyse théologique de la « Chute », suivie par l’application de cette idée à la sociologie ; l’idée de « révolution » et la critique de ce concept. A côté de cela, la dialectique entre le « fait » et le « vrai » et celle entre la « fin » et les « moyens », dans lesquelles la position et le rôle des chrétiens devront être radicalement révolutionnaires vis-à-vis des autres êtres humains. Parmi ces rôles, par exemple, celui des intellectuels chrétiens et de leur tâche : elle est de contribuer à trouver le missing link4 , la « position intermédiaire » qui nous permet d’être dans le monde mais pas conformés au monde. Nous sommes alors en condition de pouvoir poser un deuxième élément de notre chemin. Dans Présence au monde moderne, nous sommes portés à analyser et à prendre conscience des dynamiques à travers lesquelles la « religion du fait acquis » a amené la société à ne donner de

1 Ibid., p. 23.

2 Ibid., p. 24.

3 Ibid., p. 53. Ces affirmations, d’ailleurs, datent de la même époque où Ellul était parmi les rédacteurs des documents préparatoires de la première Assemblée du Conseil Œcuménique des Eglises. Son texte, La situation en Europe, publié dans le vol. III des documents de l’Assemblée, nous aide à comprendre l’éloignement de Jacques Ellul à l’égard du COE et le désengagement qui s’en est suivi.

168 valeur qu’aux moyens. On a perdu la fin, l’objectif, le but de nos choix, de nos actions ; et là où les moyens sont tout ce qui importe, le christianisme est désorienté aussi. Pas d’utilité, pas d’efficacité - pas d’importance, voire même pas d’existence dans la société. Tout cela devient de plus en plus immuable, figé : c’est le monde de la fatalité. Une fois de plus, alors, Ellul ne pose pas ici un jugement de valeur sur le monde : il constate un enchaînement d’événements ayant porté les pays sortis du deuxième conflit mondial à trouver une sorte de nouvelle religion : celle du calculable, de l’évident, du mesurable, de l’efficace. Quant aux chrétiens, une difficulté ultérieure se présente à eux : le fait de devoir constamment faire face à « l’état de péché de l’humanité » : le péché est plus que jamais aperçu comme une réalité ontologique globale.

4.3 Réalismes

Deux articles datés de 1947 et 1950 donnent l’occasion à Jacques Ellul de mieux expliquer ce qu’il veut signifier par « réalisme » 1. Ce mot fait partie des termes qui peuvent être interprétés au moins en deux directions : du point de vue de la société moderne aussi bien que depuis celui du christianisme. Ceci dit, comme nous avons déjà compris qu’un regard réaliste sur le monde et ses enjeux est la conditio sine qua non pour que l’individu aussi bien que l’Eglise puissent avoir moyen de discerner entre ce qui est vrai et ce qui est réel, il est d’importance fondamentale que l’on puisse arriver à se le réapproprier. Il faut mettre au clair ce que « réalisme » signifie dans l’un et l’autre contexte.

Dans la société moderne, « réalisme » tient du milieu de la politique, et fait partie de ce qu’Ellul nomme les « Problèmes de civilisation ».Le réalisme politique, tout en étant « une notion politique parfaitement cohérente, qui s’intègre dans l’ensemble de notre civilisation, fait corps avec elle, tend à lui donner une forme décisive »2, contribue à ce que l’attitude réaliste en politique résulte du domaine de la Technique. Ses origines se situent parmi les conséquences de la crise de l’importance de la vérité dans les temps modernes : « Il est un résultat à peu près fatal de la constatation qu’il n’y a pas de vérité. Le scepticisme de l’homme moderne est la condition du réalisme politique. On ne reconnaît plus de vérité morale, on ne sait plus ce qui est bien ou mal »3. Ce sont les fruits de la

1Jacques Ellul, « Le réalisme politique (Problèmes de civilisation III) », Foi et Vie, vol. 45, n°7, novembre – décembre 1947, p. 698-734 ; « Réalisme et révolution », Réforme, 6e année, no 251, 7 Janvier 1950, p. 1+3.

2 Jacques Ellul, « Le réalisme politique », art. cit., p. 698.

169 victoire de ce qu’on a déjà entendu nommer comme la religion du fait acquis. Dès que le fait remplace la Vérité, il n’est plus possible d’avoir des valeurs autres que les faits concrets, les chiffres, les données. Voilà pourquoi dans cette perspective le réalisme politique consiste à suivre les critères propres de la société technicienne : « critère de réussite, d’utilité, d’intérêt »1. Il s’agit de l’application au domaine des choix pour les communautés et le bien commun, des critères de calcul et d’évaluation des possibilités normalement utilisés dans la production. Cela, aux yeux d’Ellul « ne tient compte que des puissances »2 de ce monde et ne peut par conséquent conduire qu’à la « nécessité », au fatalisme, à la « loi de la causalité ». La preuve est dans le fait que la « raison dernière » du réalisme d’aujourd’hui ne vise plus qu’à l’intérêt, à « l’utilité la plus concrète ». Cela ne peut amener qu’à une recherche continue et obsessionnelle de moyens de plus en plus abondants, indépendants et efficaces. Quelle éthique, alors ? Plus d’éthique, à la limite une morale : « La morale de ce qui réussit et de ce qui ne réussit pas, de ce qui est utile et de ce qui ne l’est pas »3. Si on l’approche du côté croyant, par contre, le réalisme est la condition de base de la présence au monde, voire même l’attribut de départ pour que la « révolution » - la vraie - soit possible. A travers une approche réaliste seulement est-il possible de porter sur le monde un regard libéré des puissances et de leurs critères : nécessité, efficacité, fait brut. La racine du réalisme est donc ontologique, car il « prend sa source dans l’affirmation de l’état de péché total et irrémédiable dans lequel l’homme est plongé ». Mais le réalisme de la créature n’est qu’une réponse à celui du Créateur : Dieu connaît très bien ceux et celles qu’Il choisit en porteurs et porteuses de sa Parole, et parmi ces personnes il y a tout le genre humain. Par exemple, « comme ancêtre de son Fils, une incestueuse (Tamar) et une prostituée (Rahab) »4.

La révélation est offerte à tout individu, en son entièreté, sans fermer les yeux. De plus, le réalisme venant de Dieu peut conduire l’être humain à mieux connaître soi-même et son histoire, et à regarder par conséquent avec honnêteté et conscience au futur. Cette démarche, à l’importante portée spirituelle, contribue à se dégager des perspectives de la nécessité et de la fatalité. Il s’agit alors, vis-à-vis de la personne, « de lui refuser le poison des illusions, des faux espoirs, des faux remèdes pour le futur. Il s’agit d’empêcher que l’homme se console en se disant que demain ça ira mieux. Il s’agit de le situer vraiment là où il est, dans sa totalité »5.

1 Ibid., p. 704.

2 Jacques Ellul, « Réalisme et révolution », art. cit., p. 1.

3 Jacques Ellul, « Le réalisme politique », art. cit., p. 705 – 709.

4 Ibid., p. 721-722.

170 Voici pourquoi notre mot s’insère dans le vocabulaire de base du soi-disant « pessimisme » ellulien : le réalisme chrétien ne peut pas s’empêcher de combattre les idoles et les fausses certitudes. Nous reconnaissons sans difficulté, en ces affirmations, les prolégomènes de l’annonce de l’espérance : il faut se libérer des espoirs illusoires pour pouvoir atteindre la vraie espérance.

Le réalisme chrétien est, au final, proche de la révolution : « Le révolutionnaire, lui, juge la société où il vit en fonction d’une règle morale, et la juge mauvaise. Il lui faut donc se dresser contre elle et il le fait au nom d’un impératif moral, car la révolution n’est pas une entreprise économique, mais une reconstruction éthique de la société »1. Un lien entre la sphère sociale et laïque et celle de la foi est lancé : l’impératif moral qui appelle au changement le révolutionnaire est très proche du « zèle » biblique du croyant qui se révolte face à certains aspects de la société dans laquelle il vit sa recherche de foi. De plus, ces affirmations sont les prolégomènes à la présentation d’un binôme fondamental de l’éthique selon Jacques Ellul : la relation entre engagement et dégagement2. En troisième élément de notre chemin nous pouvons retenir le fait qu’il est tout à fait nécessaire de faire une distinction claire entre les réalismes possibles. Le réalisme chrétien notamment vise la nature humaine, et essaye d’en reconnaître les limites et la facilité de tomber dans les pièges des idoles et des certitudes à bon marché. Cela seul peut être le point de départ d’un vrai changement de l’individu aussi bien que de la société. Le réalisme politique, par contre, demeure du côté strictement pragmatique et vise, tout simplement, à l’efficacité de ses propres décisions.