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l’Assemblée générale

2.7 Questions de recherche

Ce que suggère ce bref portrait est que la RdP a permis de faire avancer le débat sur l’intervention à des fins humanitaires. Évidemment, les processus sont bien plus complexes et nuancés que ce que laisse transparaître cette courte description des évènements. J’y reviendrai d’ailleurs dans les chapitres suivants. Pour l’instant, il s’agit de prendre acte de la réussite relative de la RdP, constat soutenu aussi par le cas de l’intervention à des fins humanitaires en Libye, justifiée dans les termes de la RdP, et discutée en introduction. Ce constat permet de supposer que la RdP et les processus qui l’accompagnent ont été vus de manière suffisamment légitime pour leur accorder les sanctions positives nécessaires à son avancement.

Je l’ai déjà évoqué, je souhaite mettre en évidence l’articulation entre les agents (ceux qui appellent au changement, mais aussi ceux qui l’acceptent), l’ordre (et surtout comment fonctionnent les mécanismes qui contribuent à son maintien), le langage (dans lequel le changement est proposé), et la fabrique du consensus (qui rend le changement effectif). J’ai mentionné que l’ouvrage de Comaroff et Roberts (1981) fournit l’inspiration pour l’organisation des concepts permettant d’entamer la réflexion sur l’avènement et la mise en place de la RdP. Je disais que l’idée de la RdP a surtout provoqué un changement discursif. Ce n’est donc pas d’un changement dans les pratiques de l’intervention à des fins

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humanitaires dont il est question ici, mais d’un changement dans la justification de ces pratiques. J’avance donc que la consistance de la norme de l’intervention à des fins humanitaires a été façonnée d’une manière qui légitime une certaine construction de la réalité (celle de la RdP) dans une dispute où plusieurs normes entraient en contradiction (par exemple la protection des populations civiles et le principe de non-intervention à l’intérieur des frontières d’un État) et où d’autres constructions n’ont pas su rallier une majorité d’acteurs dans les arènes de résolution de la dispute (par exemple le discours du droit d’ingérence). Le dénouement a reposé sur les efforts des acteurs pour proposer de nouvelles définitions normatives par le langage. Si la formulation de la RdP s’est inscrite dans un contexte normatif qui approuvait déjà de plus en plus l’idée qu’un conflit interne puisse justifier une intervention militaire d’autres États, la RdP lui a offert une nouvelle impulsion. Le langage dans lequel s’exprime maintenant la norme, s’articulant autour d’une responsabilité de protéger les populations, semble avoir convaincu plus d’acteurs dans les multiples forums de la politique globale, c'est-à-dire que la RdP a suscité un consensus plus large.

C’est Ambrosetti qui permet d’ajouter une dimension anthropologique à la discussion sur l’émergence d’une norme dans la politique globale. La distinction entre croyances normatives et normes pratiques permet de dissiper la confusion amenée par cet usage du concept de « norme » dans la politique globale. J’ai constaté que le concept de norme tel qu’utilisé par les agents et décrit par Finnemore et Sikkink (1998) est pauvre analytiquement. De quoi parle-t-on? D’un standard de comportement d’un État? Mais l’État, vu comme une entité unifiée, peut-il vraiment adopter un comportement, être socialisé? Ambrosetti montre plutôt que les décisions sur les croyances normatives se prennent par des agents dans des environnements sociaux régis par des normes pratiques singulières. Dans le cas de la RdP, il s’agit de faire accepter l’idée dans certaines des arènes de la politique globale, peuplées de diplomates, militaires et fonctionnaires d’organisations internationales, mais aussi d’experts, d’universitaires et d’activistes œuvrant au sein d’ONG et de groupes de réflexion (think tanks). On ne s’adresse pas à la population en général. Les

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pratiques de légitimation utilisées révèlent la maîtrise d’un sens pratique des commissaires et autres architectes de la RdP.

J’ai brossé un portrait de l’articulation entre l’ordre, le langage, les agents et la fabrique du consensus dans le changement discursif amené par la RdP. J’ai postulé que la légitimité, ou plutôt les processus de légitimation, sont un élément central du changement qui s’est amorcé. La légitimation est le concept opérationel de cette thèse. Elle est comprise ici comme les efforts pour placer toute l’entreprise de la CIISE et de la RdP dans le domaine du non-problématique. J’ai déjà mentionné que cette thèse peut être encapsulée dans une phrase formulée par un répondant : « [...], everything was designed to make sure that this thing endured ». Je soutiens que la clé de la compréhension du succès de la RdP se trouve dans l’examen des différents processus de légitimation utilisés pour faire accepter cette idée. Ainsi, la question de recherche principale à laquelle cette thèse vise à répondre est la suivante : quelles normes pratiques ont été employées par les architectes de la CIISE et

les entrepreneurs de la RdP et comment ont-elles contribué à la légitimation de l’idée?

Les chapitres suivants s’organisent autour des concepts discutés au Chapitre 1.

Au Chapitre 4, il s’agit d’abord de mettre en évidence les normes pratiques mises en œuvre pour construire la légitimité de la CIISE. À quoi répond la mise en place d’une

commission internationale et quelles caractéristiques ont été recherchées chez les commissaires? Quels éléments ont été considérés comme essentiels par les architectes de la commission pour en assurer la légitimité? Quelles normes pratiques ont-elles été mises en scène et que révèlent-elles sur le fonctionnement de la politique globale? Je

montrerai comment l’organisation de la CIISE a été orchestrée autour de la préoccupation suivante : que la commission et son rapport ne soient pas rejetés d’emblée et relégués aux oubliettes.

Au Chapitre 5 est abordée la question de l’ordre dans lequel l’histoire de la RdP s’inscrit. Si la consistance d’une norme peut être façonnée de manière à légitimer la construction d’une réalité qui appuie l’argument d’un acteur impliqué dans une dispute (Comaroff et Roberts 1981 : 78), il s’agit de révéler de quelle réalité l’on parle. Je mets en scène quelques

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croyances de l’ordre social qui ont fait partie du refuge du non-problématique, ou plutôt qui ont été vus comme faisant partie du refuge du non-problématique par les commissaires lorsqu’ils ont proposé la RdP. De quelles croyances est constitué cet ordre sur lequel

repose la RdP? En quoi celles-ci sont-elles construites socialement?

Au Chapitre 6, j’introduis la question du langage. J’ai déjà établi que le point de départ de cette thèse est que la RdP a provoqué un changement dans la manière de parler de l’intervention à des fins humanitaires plutôt qu’un changement dans les pratiques. Il ne s’agit pas seulement de montrer pourquoi le changement dans la représentation de l’intervention à des fins humanitaires a été vu comme un facteur décisif pour la subséquente acceptation de la RdP dans les arènes de la politique globale. Cette discussion est entamée par les commissaires eux-mêmes, qui étaient parfaitement conscients de l’importance et de la portée de ce changement au moment même de l’effectuer. Il s’agit plutôt de montrer comment le changement dans la représentation a permis de légitimer l’idée de l’intervention à des fins humanitaires. En quoi l’intervention à des fins humanitaires posait

problème? Quelles étaient les pratiques lors de la mise en place de la CIISE en 2000 et quels étaient les discours alors utilisés pour en parler? Comment le changement dans la manière de parler de l’intervention à des fins humanitaires proposé par les commissaires a permis de rallier d’importants acteurs du champ de la politique globale, notamment les États issus de la décolonisation et les ONG?

Au Chapitre 7, je montre comment s’est construit le consensus autour de la RdP lors du Sommet de 2005. Comment les entrepreneurs de la RdP ont-ils procédé pour en faire

la promotion à la suite de la parution du rapport en 2001? Quels types d’agents ont été impliqués? Quelle a été leur stratégie d’action? Comment, dans l’intervalle entre 2001 et 2005 ponctué par l’invasion étasunienne en Irak, un enjeu aussi polémique que l’intervention à des fins humanitaires a-t-il non seulement pu trouver sa place dans les négociations, mais y rester et figurer dans le Document final?

J’affirme que la mise en lumière de toute cette série de processus de légitimation est révélatrice d’éléments fondamentaux du fonctionnement de la politique globale. J’avance

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également que ce procédé est sans doute l’apport théorique le plus important de cette thèse à la discipline anthropologique.

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J’ai adopté une approche inductive pour mener à bien ce projet de recherche. Il s’agit d’accepter la possibilité du va-et-vient entre la collecte de données, l’analyse et l’élaboration des questions de recherche, dans une perspective de compréhension plutôt que d’explication (voir notamment Deslauriers et Kérisit (1997) à ce propos). Ainsi, les questions de recherche présentées dans la section précédente ont émergé des interactions entre les données recueillies, leur analyse et les concepts théoriques qui permettent d’en faire sens.

Une part substantielle du présent chapitre est consacrée à éclairer l’éclectisme dans les types de données recueillies lors de mon terrain. Celles-ci comprennent des entrevues formelles et informelles, des échanges de courriels, des documents d’archives dont plusieurs ont été obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, des articles et livres universitaires ainsi que des discours et des conférences, tous utilisés comme données primaires. Certains lecteurs penseront peut-être que cette justification n’est pas nécessaire, que la discipline a bien dépassé le stade de l’observation participante des communautés à l’étude comme unique source de validité du savoir anthropologique. Dès la fin des années 1990, les anthropologues ont critiqué cette idée de manière convaincante (Gupta et Ferguson 1997b : 15). Ma courte expérience dans le monde académique des colloques et des publications, mais aussi des discussions avec des anthropologues plus expérimentés dont les recherches sont similaires à la mienne me font pourtant penser que cette justification est toujours nécessaire.

J’entame donc ce chapitre avec la mise en lumière de ce que je nomme un imaginaire méthodologique. Cette idée me permet de juxtaposer différentes approches porteuses pour la recherche menée. L’étude des cercles fermés élitistes comme les commissions internationales ne va pas de soi en anthropologie. Les approches privilégiées de l’observation participante et du séjour prolongé ne sont pas toujours possibles. Je me suis

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donc alimentée des possibilités offertes par des approches méthodologiques innovantes qui favorisent l’étude des lieux de pouvoir et je les agence dans un univers cohérent. Ce sont ces approches qui ont inspiré l’éclectisme des données recueillies et qui me permettent de leur donner un sens. Les différentes dimensions de la stratégie de collecte de données ainsi que la nature de cette stratégie sont ensuite présentées. L’exposé de la méthode d’analyse des matériaux recueillis qui a été privilégiée viendra clore le chapitre.