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"Everything was designed to make sure that this thing endured" : processus de légitimation et la responsabilité de protéger

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« Everything was designed to make sure that this thing

endured » :

Processus de légitimation et la Responsabilité de protéger

Thèse

ARIANE BÉLANGER-VINCENT Doctorat en anthropologie Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

©Ariane Bélanger-Vincent, 2016

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« Everything was designed to make sure that this thing

endured » :

Processus de légitimation et la Responsabilité de protéger

Thèse

ARIANE BÉLANGER-VINCENT

Sous la direction de :

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Résumé

L’objet de cette thèse est la « Responsabilité de protéger » (RdP), son émergence et les processus de légitimation qui ont contribué à son acceptation dans les arènes de la politique globale. Le principe d’une intervention militaire à des fins humanitaires gagne en légitimité dans les années 1990, bien qu’il soit marqué par d’intenses polémiques dans la pratique. Les situations de conflits où les civils sont brutalement persécutés et les interventions demandées et organisées pour y répondre sont maintenant largement justifiées dans les termes de la RdP. Est donc apparu d’abord un changement normatif. Ce changement s’est cristallisé dans le rapport de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États (CIISE) qui a forgé l’expression « responsabilité de protéger ». Le point de départ ici est cependant que la RdP marque un changement discursif dans la manière de parler et de justifier ces pratiques. Je montre comment les termes de la RdP en sont venus à être ceux qui dégagent le plus large consensus autour de la question de l’intervention à des fins humanitaires.

La thèse centrale de cette recherche est que le relatif succès de la RdP tient au fait que les architectes de la CIISE et les entrepreneurs de la RdP ont déployé un sens pratique aiguisé du champ de la politique globale. Le procédé principal employé est de mettre en lumière les processus de légitimation activement mis en œuvre pour stimuler ce changement discursif. J’avance que les agents ont su placer la RdP, et par extension le principe de l’intervention à des fins humanitaires, dans le domaine du non problématique en déployant un langage et des pratiques vus comme ne posant pas problème. Concrètement, il s’est agi de choisir les agents à qui serait accordée la reconnaissance de parler, mais qui seraient aussi en mesure de proposer une solution d’une manière considérée comme légitime dans les arènes de la politique globale. Traquer les processus de légitimation est un procédé analytique qui permet de comprendre le succès de la RdP, mais qui révèle également des éléments fondamentaux du fonctionnement formel et informel de la politique globale.

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Abstract

This dissertation concerns the “Responsibility to Protect” (R2P), its emergence as an idea and the legitimization processes that contributed to its success in the diverse arenas of global politics. The principle of justified military intervention on humanitarian grounds became progressively more legitimate in the 1990s. It was, nonetheless, characterized by intense polemics in its practice. Conflicts that brutally affect civilian populations, where interventions are called for, are nowadays justified in terms of R2P. What has occurred is first a normative change. This change was crystallized in the 2001 International Commission for Intervention and State Sovereignty (ICISS)’s report, which coined the phrase “Responsibility to Protect.” The starting point here, however, is that R2P leads to a discursive change in the ways to talk about and to justify those practices. I show how the R2P language has forged the most important consensus on the principle of intervention justified on humanitarian grounds.

The central thesis of this research is that the relative success of R2P relates to the acute practical logic (sens pratique) deployed by ICISS architects and R2P advocates. The strategy employed in this dissertation is to highlight the legitimization processes actively used to produce this discursive change. I suggest that the agents knew how to place R2P – and by extension the principle of intervention justified on humanitarian grounds – into the realm of the non-problematic. They did so by using language and practices seen as legitimate in the field of global politics. In other words, it was important to choose the agents who had the recognition (reconnaissance) to propose a solution. Yet, these agents also needed to have the practical ability to propose a solution in ways seen as legitimate. The tracking of these legitimization processes becomes an analytical tool to understand R2P success, and reveals fundamental elements of the formal and informal functioning of global politics.

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Table des matières

RÉSUMÉ III ABSTRACT IV TABLE DES MATIÈRES V LISTE DES FIGURES VIII LISTE DES ABRÉVIATIONS IX REMERCIEMENTS XIII INTRODUCTION 1 CHAPITRE 1 – FAIRE SENS D’UNE « NORME EN ÉMERGENCE » 8 1.1 LE CHANGEMENT DANS L’ORDRE SOCIAL 9 1.2 LES AGENTS 17 1.3 L’ORDRE ET LA CONFORMITÉ 22 1.4 LE LANGAGE ET LE TRAVAIL DE REPRÉSENTATION 26 1.5 LE CONSENSUS 28 1.6 LA LÉGITIMITÉ ET LES PRATIQUES DE LÉGITIMATION 33 1.7 SYNTHÈSE THÉORIQUE 39 CHAPITRE 2 – QUELQUES BALISES CONTEXTUELLES DE LA RDP 40 2.1 UN APPEL DE KOFI ANNAN POUR L’INTERVENTION À DES FINS HUMANITAIRES 40

2.2 LA CRÉATION DE LA CIISE 41

2.3 LA CIISE ET SON RAPPORT 43

2.4 LE SOMMET DE 2005 46

2.5 LE RAPPORT IMPLEMENTING THE RESPONSIBILITY TO PROTECT ET LE DÉBAT À L’ASSEMBLÉE

GÉNÉRALE 47 2.6 LES ANTHROPOLOGUES SUR LA RDP 49 2.7 QUESTIONS DE RECHERCHE 50 CHAPITRE 3 – MÉTHODOLOGIE 55 3.1 EXPOSER L’IMAGINAIRE MÉTHODOLOGIQUE DE RECHERCHE 56 3.1.1 LE STUDYING UP 57 3.1.2 LE MULTISITE 59 3.1.3 LE STUDYING THROUGH 61 3.1.4 L’ÉTUDE D’UNE POLITIQUE « EN TRAIN DE SE FAIRE » 63 3.2 COLLECTE DES DONNÉES 65 3.2.1 SÉJOUR À YCISS ET SÉMINAIRE À BARCELONE 66 3.2.2 ENTREVUES 68 3.2.3 DONNÉES DOCUMENTAIRES 74 3.2.4 CE QUI N’A PAS FONCTIONNÉ : L’OBSERVATION PARTICIPANTE 79 3.3 TRAITEMENT DES DONNÉES 80

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CHAPITRE 4 – FAÇONNER LA LÉGITIMITÉ DE LA CIISE – CAPITAL SYMBOLIQUE ET

SENS PRATIQUE 82 4.1 LES COMMISSIONS INTERNATIONALES 83 4.2 LES COMMISSAIRES DE LA CIISE 88 4.3 LE CONSEIL CONSULTATIF 96 4.4 L’ÉQUIPE DE RECHERCHE 99 4.5 LES NORMES PRATIQUES MISES EN ŒUVRE 103 4.5.1 L’EXPERTISE 103 4.5.2 LA DIVERSITÉ CULTURELLE 108 4.5.2.1 Le choix des commissaires 109 4.5.2.2 La diversité culturelle dans le fonctionnement de la CIISE 110 4.5.2.3 « That was the fiction » 116 4.6 SYNTHÈSE 124 CHAPITRE 5 – LA RDP, UN OUTIL POUR L’AVÈNEMENT DE LA PAIX LIBÉRALE 126 5.1 LA FIN DE LA GUERRE FROIDE ET L’AVÈNEMENT DE LA PAIX LIBÉRALE 127 5.1.1 L’ORDRE DE LA PAIX LIBÉRALE 129 5.1.2 LA DÉFAILLANCE DE L’ÉTAT COMME LA CAUSE DE CONFLITS 130 5.1.3 INTERDÉPENDANCE ET COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE 136 5.2 LA GUERRE HUMANITAIRE LIBÉRALE, NOUVELLE VERSION DE LA GUERRE JUSTE 141 5.2.1 JUS AD BELLUM 144 5.2.2 JUS IN BELLO 146 5.2.3 JUS POST BELLUM 148 5.3 (R)ÉTABLIR LA PAIX LIBÉRALE 148 5.4 SYNTHÈSE 152

CHAPITRE 6 – DE « L’INTERVENTION HUMANITAIRE » ET « DROIT D’INGÉRENCE » À

LA « RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER » 153

6.1 UN CHANGEMENT DANS LE LANGAGE COMME ÉLÉMENT CLÉ POUR UNE LÉGITIMITÉ NOUVELLE 154

6.2 LE DÉVELOPPEMENT DE LA LÉGITIMITÉ DE L’INTERVENTION À DES FINS HUMANITAIRES ET LES

POLÉMIQUES DE SA PRATIQUE 157 6.2.1 L’AUBE OPTIMISTE DE L’INTERVENTION À DES FINS HUMANITAIRES 158 6.2.2 L’ÉCLATEMENT DES POLÉMIQUES 161 6.3 L’ANTHROPOLOGIE DE L’HUMANITAIRE 163 6.4 INTERVENTION HUMANITAIRE ET DROIT D’INGÉRENCE 166 6.5 VERS LA « RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER » 169 6.5.1 « DÉCOLONISER » LE LANGAGE DE L’INTERVENTION À DES FINS HUMANITAIRES 175 6.5.2 « DÉMILITARISER » LE LANGAGE DE L’HUMANITAIRE 179 6.6 SYNTHÈSE 181

CHAPITRE 7 – LES NOUVELLES PRATIQUES DIPLOMATIQUES ET LA FABRIQUE DU

CONSENSUS 183 7.1 LA « NOUVELLE DIPLOMATIE » 184 7.1.1 « BY‐PASS THE UN » 190 7.1.1.1 Les diplomates du MAECI 194 7.1.1.2 Les commissaires 198 7.1.1.3 Secrétaire général Annan 201

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7.1.1.4 Les ONG 208 7.2 LE « CONSENSUS » SUR LA RDP AU SOMMET MONDIAL DE 2005 213

7.2.1 LA RDP DANS LE DOCUMENT FINAL DU SOMMET MONDIAL DE 2005 216 7.2.2 LES NÉGOCIATIONS EN VUE DU SOMMET MONDIAL 219 7.3 LA CONSOLIDATION DES RÉSEAUX 224 7.3.1 LE CONSEILLER SPÉCIAL DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL SUR LES QUESTIONS TOUCHANT LA RDP 224 7.3.2 LE GCR2P 228 7.3.3 LA ICRTOP 230 7.4 SYNTHÈSE 233 CHAPITRE 8 – SYNTHÈSE 235 CONCLUSION 255 BIBLIOGRAPHIE DU CORPUS DOCUMENTAIRE 258 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE 268 ANNEXE I – DESCRIPTION DES COMMISSAIRES 283 ANNEXE II – DESCRIPTION DES MEMBRES DU CONSEIL CONSULTATIF 287 ANNEXE III – PARAGRAPHES 138, 139 ET 140 DU DOCUMENT FINAL DU SOMMET DE

2005 288

ANNEXE IV – PREMIÈRE DEMANDE DE DOCUMENTS RELATIFS À LA COMMISSION INTERNATIONALE SUR L’INTERVENTION ET LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS (CIISE/ICISS) EN VERTU DE LA LOI SUR L’ACCÈS À L’INFORMATION – 26 FÉVRIER 2009

289

ANNEXE V – DEUXIÈME DEMANDE DE DOCUMENTS RELATIFS À LA COMMISSION INTERNATIONALE SUR L’INTERVENTION ET LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS (CIISE/ICISS) EN VERTU DE LA LOI SUR L’ACCÈS À L’INFORMATION – 2 JUILLET 2009292 ANNEXE VI – LISTE EXHAUSTIVE DES DOCUMENTS OBTENUS EN VERTU À LA LOI SUR

L’ACCÈS À L’INFORMATION 293

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Liste des figures

Figure 1 – Histogramme des compétences des commissaires ________________________________________________ 95

Figure 2 – Carte de la provenance nationale des commissaires _____________________________________________ 109 Figure 3 – Carte des cinq rencontres officielles entre les commissaires de la CIISE ________________________ 111 Figure 4 – Carte des onze consultations régionales __________________________________________________________ 113

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Liste des abréviations

AAA American Anthropological Association

ANC African National Congress

CEDEAO Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest CICR Comité international de la Croix-Rouge

CIISE Commission internationale sur l’intervention et la

souveraineté des États

CPI Cour pénale internationale

CRDI Centre de recherches pour le développement international CRSH Conseil de recherche en sciences humaines du Canada

CRSNG Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada

DFAIT Department of Foreign Affairs and International Trade of Canada

DPI Département de l’information

ECOSOC Conseil économique et social des Nations unies

FORPRONU Force de protection des Nations unies pour l’ex-Yougolsavie GCR2P Global Center for the Responsibility to Protect

GPHN Groupe de personnalités de haut niveau HCR Haut Commissariat pour les réfugiés

HLP High Level Panel

ICBL International Campaign to Ban Landmines

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ICISS International Commission on Intervention and State

Sovereignty

ICRtoP International Coalition for the Responsibility to Protect IICK Commission internationale sur le Kosovo

IPI International Peace Institute

IRSC Instituts de recherche en santé du Canada

MAECI Ministère des Affaires étrangères et du Commerce

international du Canada

MDM Médecins du monde

MNA Mouvement des non-alignés

MSF Médecins sans frontières

NGO Nongovernmental organization

NRA National Rifle Association

OCDE Organisation de coopération et de développement

économiques

OING Organisations internationales non gouvernementales

ONG Organisations non gouvernementales

ONU Organisation des Nations unies

OTAN Organisation du Traité de l’Atlantique Nord

PNUD Programme des Nations unies pour le développement PNUE Programme des Nations unies pour l’environnement R2P Responsibility to Protect

RdP Responsabilité de protéger

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UA Union africaine

UNDP United Nations Development Program UNGA United Nations General Assembly UNITAF United Task Force (Somalia) UNSC United Nations Security Council

WFM-IGP World Federalist Movement – Institute for Global Policy YCISS York Centre for International and Security Studies

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Remerciements

Je voudrais tout d’abord remercier mon directeur de thèse, Martin Hébert, pour sa patience, sa disponibilité, son ouverture d’esprit. Il a su m’aiguiller dans les moments les plus visqueux de la rédaction de cette thèse. Il n’a jamais douté de la pertinence et de la valeur de mon travail. Il a su trouvé l’équilibre entre me laisser la liberté dont j’avais besoin tout en posant les jalons nécessaires pour écrire une thèse dont je serais fière. C’est une collaboration de longue date qui s’achève avec l’écriture de ces lignes. J’espère que nos chemins se recroiseront bientôt.

I would like to thank, in his own language, my husband Brian. I want to acknowledge his crucial role in the completion of this dissertation. I could not be more thankful for the support he provided me with during all these years. He has been a wonderful and patient husband for his dissertating wife and a present father for our daughter during these long hours I spent in coffee shops writing. Anthropology is our hyphen. I look forward a life full of anthropological adventures with him.

Je voudrais aussi remercier ma précieuse famille de m’avoir accompagné et appuyé toutes ces années. La certitude que j’avais de terminer cette thèse me vient de la confiance que mes parents ont su insuffler en moi depuis que je suis toute petite. Savoir que je peux compter sur eux dans cette aventure a sans doute été le plus précieux support que je pouvais espérer. Ma chère maman a aussi pris le temps et l’énergie pour réviser cette thèse et m’aider à en faire le produit lissé que je présente maintenant. Merci!

En terminant, je voudrais remercier les organismes qui m’ont offert le support financier qui a permis cette recherche, le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), le Fonds George-Henri-Lévesque de la Faculté des sciences sociales à Université Laval et la Fédération canadienne des femmes diplômées des universités. Je voudrais aussi remercier le Département d’anthropologie, l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures ainsi que le Bureau international de l’Université Laval pour le support financier sporadique obtenu au cours des années.

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Introduction

J’avais un entretien prévu avec un des principaux architectes de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États, ou la CIISE. Mon séjour à Ottawa avait dû être prolongé pour mener cet entretien, qui avait déjà été reporté à plusieurs reprises. Empruntant les rues du centre-ville qui me devenaient de plus en plus familières, je me suis rendue à un austère bâtiment d’un ministère canadien que je ne nommerai pas pour protéger l’identité de mon répondant. Un garde de sécurité est venu m’accueillir, m’a fait passer à l’intérieur de l’arche du détecteur de métal et m’a remis un badge de visiteur. Il m’a ensuite escortée dans ce qui m’a semblé être un labyrinthe de couloirs et d’ascenseurs. Les corridors étaient étroits et les plafonds bas. Nous sommes enfin arrivés dans l’antichambre du bureau de la personne que j’allais rencontrer. L’agent de sécurité m’a désigné une chaise en face du poste d’accueil. J’ai attendu là quelques minutes, puis on m’a désigné le bureau dans lequel je devais passer. J’ai ouvert la porte sur une pièce où l’on respirait un peu mieux, même s’il n’y avait pas de fenêtres. Le répondant qui me recevait avait un poste important, ça se voyait tout de suite. Il ne travaillait plus au ministère des Affaires étrangères où il avait pris une part si importante dans l’histoire de la CIISE et de la Responsabilité de protéger (RdP). J’ai pu le rejoindre grâce aux hasards du terrain. C’est que les fonctionnaires et diplomates ne sont pas facilement retraçables dans nos bureaucraties modernes. Qu’importe. J’étais là et cette personne était visiblement satisfaite que quelqu’un s’intéresse à une entreprise dans laquelle elle avait joué un rôle si important. Après environ trente minutes d’entretien, le répondant a commenté l’état d’esprit dans lequel les commissaires de la CIISE et les membres de l’équipe de soutien se trouvaient lors des travaux de la commission. « [...], everything was designed to make sure that this thing endured. [...] That’s what it was about » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Je ne le savais pas encore, mais je tenais là la phrase qui allait encapsuler toute cette thèse.

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L’objet de cette thèse est la « Responsabilité de protéger » (RdP1), son émergence et les

processus qui ont soutenu son acceptation dans ce que je nomme, inspirée de Pierre Bourdieu, le champ de la politique globale2. Il y a eu dans les années 1990 un changement

normatif où l’idée de l’intervention à des fins humanitaires est devenue légitime, bien que marquée par d’intenses polémiques quand est venu le temps de la mettre en pratique. Dans cette thèse, j’avancerai que la RdP marque un changement discursif dans la manière de parler et de justifier ces pratiques. L’intervention à des fins humanitaires était alors l’un des enjeux les plus controversés dans les arènes de la politique globale. En 2001, une commission internationale a été mise en place par le gouvernement du Canada. Les membres de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté (CIISE/ICISS3) ont proposé de reformuler l’enjeu de l’intervention à des fins humanitaires4,

appelé alors « intervention humanitaire » ou « droit d’ingérence », pour parler plutôt de la « responsabilité de protéger ». Les commissaires ont avancé qu’avec la souveraineté et le principe de non-intervention qui lui est associé vient pour les États une responsabilité de protéger les populations de violences de masse. Si l’un d’entre eux ne remplissait pas cette responsabilité, la « communauté internationale » se verrait alors justifiée d’intervenir, même militairement, pour protéger cette population.

Le constat qui s’impose quinze ans après le début des travaux de la CIISE est que l’expression de la RdP a suscité un consensus assez large pour devenir le langage de prédilection lorsque vient le moment de justifier l’intervention à des fins humanitaires. L’exemple le plus probant est sans doute l’intervention militaire déclenchée contre la Libye

1 L’acronyme le plus couramment utilisé pour faire référence à la responsabilité de protéger est « R2P ». Il

provient de l’expression anglaise « Responsibility to Protect ». Cette graphie est toutefois mal adaptée au français. J’utiliserai par conséquent l’acronyme RdP dans cette thèse.

2 J’utiliserai tout au long de cette thèse l’expression « politique globale » plutôt que « politique

internationale ». Il est devenu évident que les phénomènes dont il est question dépassent les relations entre les États, ce à quoi l’adjectif « international » fait référence.

3 L’acronyme anglais est ICISS (International Commission for Intervention and State Sovereignty). Je le

mentionne car j’utilise cet acronyme quand je fais référence aux documents produits (en anglais) par la commission.

4 J’utiliserai tout au long de cette thèse l’expression « intervention à des fins humanitaires » pour parler du

principe d’une intervention coercitive souvent militaire dans un État souverain, justifiée de manière humanitaire. Je réserve l’expression générale souvent employée pour parler de ce principe, l’« intervention humanitaire » pour parler spécifiquement du discours que les commissaires ont voulu changer.

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en mars 2011. Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la Résolution 1973 qui établit, entre autres choses, une zone de restriction aérienne au-dessus du territoire de la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi. Immédiatement après le vote de cette résolution le Secrétaire général Ban Ki-moon a déclaré que « [t]he Security Council today has taken an historic decision. Resolution 1973 affirms, clearly and unequivocally, the international community's determination to fulfill its responsibility to protect civilians from violence perpetrated upon them by their own government » (Ban 2011a, mes italiques). À l’heure d’écrire ces lignes à l’été 2015, la RdP a été le thème de « dialogues interactifs informels » à l’Assemblée générale de l’ONU depuis 2009 et a fait l’objet de six rapports spécifiques du Secrétaire général (Ban 2009, 2010, 2011b, 2012, 2013, 2014). Il existe un journal universitaire intitulé Global Responsibility to Protect publié depuis 2009. Le groupe d’experts (think tank) créé en 2008 et dont il sera question au Chapitre 7, le Global Center for the Responsibility to Protect, fait paraître un bulletin bimensuel nommé le R2P Monitor qui, est-il écrit en présentation de chaque numéro, considère les situations conflictuelles ou potentiellement conflictuelles dans le monde à travers la lorgnette de la Responsabilité de protéger. La coalition d’organisations non gouvernementales (ONG), mise sur pied en 2009 parallèlement à la création du groupe d’experts, compte plus de 85 ONG à travers le monde qui souscrivent sans réserve la RdP.

Je montre tout au long de cette thèse comment l’expression « responsabilité de protéger » est devenue, après de longs et sinueux processus, celle qui a dégagé le plus large consensus autour de la question de l’intervention à des fins humanitaires. Ma recherche porte sur une quête de légitimité. Elle expose un changement dans la manière de justifier l’intervention à des fins humanitaires en pistant les processus de légitimation qui ont été activement mis en œuvre pour permettre ce changement et le faire reconnaître. L’argument central qui sera développé ici est que le succès de la RdP tient au fait que les architectes de la CIISE et les entrepreneurs de la RdP ont fait preuve d’un sens pratique (Bourdieu 1980) aiguisé dans le champ de la politique globale et qu’ils ont su placer toute l’entreprise dans le « domaine du non-problématique » – ou plus exactement du moins problématique. Je retrace les processus de légitimation mis en place pour faire accepter la nouvelle idée, c'est-à-dire le

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déploiement d’un langage et de pratiques qui ont été vus par les agents comme ne posant pas problème. Concrètement, il s’est agi pour les architectes de la CIISE et les entrepreneurs de la RdP de choisir les agents à qui serait accordée la reconnaissance de parler et qui seraient en mesure de proposer une solution d’une manière considérée comme légitime aux yeux des acteurs du champ concerné, c'est-à-dire celui de la politique globale. La mise en lumière de ces processus de légitimation révèle des éléments fondamentaux du fonctionnement de la politique globale.

Toute l’organisation de la thèse est inspirée de l’ouvrage de Comaroff et Roberts (1981) intitulé Rules and Processes: The Cultural Logic of Dispute in an African Context, ouvrage classique de l’anthropologie juridique. En accord avec l’approche itérative adoptée pour la réalisation de cette recherche, la réflexion théorique s’est amorcée avec la catégorie la plus largement utilisée par mes répondants pour parler de la RdP, celle d’une « norme en émergence ». Encore aujourd’hui, l’ouvrage de Comaroff et Roberts (1981) est considéré comme la référence capitale dans l’étude de la formation et de la transformation des normes. Les auteurs ont donné les balises pour mettre en scène de manière intelligible l’enchevêtrement des éléments qui ont permis le changement dont il est question dans cette thèse. Ils m’ont amenée à voir que la consistance de la norme de l’intervention à des fins humanitaires a été façonnée d’une manière qui légitime une certaine construction de la réalité (celle de la RdP) dans une dispute où plusieurs normes entraient en contradiction (par exemple la protection des populations civiles et le principe de non-intervention à l’intérieur des frontières d’un État) et où d’autres constructions n’ont pas su rallier une majorité d’acteurs dans les forums de résolution de la dispute (par exemple le discours sur le droit d’ingérence). Comaroff et Roberts (1981) m’ont permis de comprendre que le dénouement d’une dispute repose sur les efforts discursifs des acteurs pour faire accepter de nouvelles définitions normatives. Celles qui favorisent le plus large consensus subsistent. Si la formulation de la RdP s’est inscrite dans un contexte normatif où les agents approuvaient déjà de plus en plus l’idée qu’un conflit interne puisse justifier une intervention militaire d’autres États, la RdP lui a offert une nouvelle impulsion. Le langage dans lequel s’exprime maintenant la norme, s’articulant autour d’une responsabilité de protéger les populations,

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semble avoir rallié plus d’acteurs dans les multiples forums concernés par la politique globale. La RdP et tous les processus de légitimation qui l’ont soutenue ont suscité un consensus plus large. L’ouvrage de Comaroff et Roberts a permis d’entamer la présente exploration de l’avènement et de la mise en place de la RdP. Il a été à l’origine de l’articulation entre les concepts constitutifs de l’argument de cette thèse, c'est-à-dire entre les agents qui appellent au changement (Chapitre 4), l’ordre dans lequel ce changement prend place, mais aussi les mécanismes qui contribuent à son maintien (Chapitre 5), le langage dans lequel le changement est articulé (Chapitre 6) et la construction du consensus qui rend le changement effectif (Chapitre 7). C’est dans les interstices de cette articulation que se trouve le concept opérateur de cette thèse, la légitimité et les processus de légitimation qui la construisent.

La thèse est organisée en sept chapitres. Le premier chapitre présente l’articulation des concepts tels que suggérés par Comaroff et Roberts (1981) actualisée à l’aide des littératures en anthropologie juridique, en anthropologie des organisations internationales et en anthropologie de la diplomatie. Ce chapitre permet d’examiner les différents concepts énumérés ci-dessus et d’intégrer dans ce cadre la question de la légitimité dans une perspective anthropologique. Le Chapitre 2 pose quelques balises du développement historique de l’idée de la RdP. La narration s’organise autour de quatre évènements marquants, soit l’appel du Secrétaire général Annan en septembre 1999, la création de la CIISE en 2000, le Sommet mondial de 2005 et la publication d’un premier rapport du Secrétaire général Ban sur la RdP en 2009. Ces évènements serviront de jalons tout au long de cette thèse. Au Chapitre 3, j’expose les différentes approches méthodologiques qui m’ont inspirée pour mener à bien cette recherche, le « studying up », la recherche multisite et le « studying through ». Leur mise en relation me permet de développer ce que j’appelle un « imaginaire de recherche ». Les possibilités offertes par ces approches méthodologiques innovantes favorisent l’étude des lieux de pouvoir et je formule ici une proposition pour les agencer dans un univers cohérent. Ces approches inspirent en outre l’éclectisme des données recueillies et permettent d’y donner du sens.

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Les chapitres 4, 5, 6 et 7 constituent le cœur empirique de la thèse et présentent les données recueillies. Le Chapitre 4 vise à montrer comment la mise en place d’une commission internationale sert à répondre au problème de l’intervention à des fins humanitaires. Il présente les agents qui ont eu la légitimité de parler et quels éléments ont été considérés comme essentiels pour assurer la légitimité de la commission. Il expose les normes pratiques mises en œuvre pour révéler le fonctionnement de la politique globale. J’utilise les concepts de « capital symbolique » et de « sens pratique » proposés par Bourdieu pour organiser mes propos à ce sujet. Je montre en particulier que les architectes de la CIISE ont considéré comme important le fait que les commissaires détenaient non seulement le capital symbolique nécessaire pour siéger sur la commission mais aussi un sens pratique du champ de la politique globale. Autrement dit, il fallait trouver des agents qui avaient certes la légitimité de parler et une capacité d’influence, mais des agents présentant aussi un sens pratique assez développé pour que les idées qu’ils défendent sachent rester dans le domaine du légitime. Je montre en outre que la commission internationale respecte une série de normes pratiques qui s’imposent dans les arènes de la politique globale, notamment la recherche d’expertise et le respect de la « diversité culturelle ».

Au Chapitre 5, j’expose l’ordre dans lequel s’insère la proposition de la CIISE, celui de la « paix libérale ». Après avoir élaboré au Chapitre 4 sur le capital symbolique de la commission et des commissaires, il devient possible de questionner le style dans lequel sont rédigés les documents publiés, style qui amène le lecteur à penser que ce qui y est énoncé va de soi et ne demande pas de vérification. Les architectes de la CIISE et les commissaires ont fondé leur proposition de la RdP sur une série de postulats vus et présentés comme non problématiques. Ceci a contribué à la légitimité de la RdP et a aussi permis de solidifier ces croyances sur lesquelles elle s’appuie. Le chapitre explore les croyances qui sont constitutives de l’ordre social idéalisé de la paix libérale dans lequel la proposition de la CIISE s’inscrit. Je les mets en scène et, utilisant un procédé classique en anthropologie, en montre la construction sociale.

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Au Chapitre 6, je fais un état des lieux du principe de l’intervention à des fins humanitaires et des pratiques qu’il a justifiées jusqu’à la création de la CIISE en 2000. J’expose les discours qui étaient alors utilisés, ceux de l’« intervention humanitaire » et du « droit d’ingérence » et montre en quoi ils se sont avérés problématiques dans le champ de la politique globale. Je soutiens que le changement vers une « responsabilité de protéger » avait notamment comme objectif de rallier deux groupes d’acteurs historiquement opposés à l’intervention à des fins humanitaires, les États issus de la décolonisation et les ONG. Le chapitre s’ouvre sur la mise en scène de deux phénomènes contradictoires qui cohabitaient au moment de la mise en place de la CIISE en 2000. Il existait d’une part un contexte normatif où l’intervention à des fins humanitaires était vue comme un moyen de plus en plus légitime pour endiguer la souffrance des populations aux prises avec un conflit. Il s’est trouvé d’autre part que l’intervention à des fins humanitaires était aussi l’un des enjeux les plus polémiques chez les acteurs des arènes de la politique globale. Je montre donc comment, par un changement dans la représentation de l’intervention à des fins humanitaires, les commissaires ont su replacer le principe dans le domaine du légitime. Au Chapitre 7, j’expose comment les entrepreneurs de la RdP ont procédé pour faire la promotion du rapport après sa parution en 2001 et comment le principe de la RdP a trouvé un consensus dans le cadre du Sommet mondial de l’ONU en 2005. Je montre quels types d’agents ont été mis à contribution et mets au jour leur stratégie de contournement des arènes politiques onusiennes. Ce chapitre suit deux fils conducteurs qui se rejoignent autour de l’obtention d’un « consensus » sur la RdP. Le premier permet de mettre en lumière les stratégies de promotion du principe de la RdP après la sortie du rapport de la CIISE en 2001; le second questionne la nature du soi-disant consensus obtenu lors du Sommet mondial de 2005. Ce consensus a eu un effet de légitimation certain utilisé encore aujourd’hui.

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One effect of anthropologists’ deep involvement in empirical analyses is that they are heavily influenced by what their informants tell them. And in good empirical tradition, the telling that is part of their data becomes part of their analysis as well.

Nader 1999 : 10

En accord avec l’approche inductive adoptée dans la réalisation de cette recherche, la réflexion théorique au cœur de cette thèse s’amorce avec la catégorie la plus largement utilisée par mes répondants pour parler de la RdP, celle voulant que nous soyons en présence d’une « norme en émergence ». Ce fil conducteur m’a conduit à explorer la littérature en anthropologie juridique, qui traite largement de la question des normes. Je montre d’ailleurs qu’un parallèle a été établi entre le fonctionnement de la politique globale et celui des sociétés sans organe législatif formel, objet traditionnel de l’anthropologie juridique. C’est dans ce corpus de littérature que se trouve l’œuvre de Comaroff et Roberts (1981), considérée encore aujourd’hui comme une référence incontournable dans l’étude de la formation et de la transformation des normes (Merry 2001 : 8490, 2006a : 102; Moore 2005 : 353). C’est donc Comaroff et Roberts qui inspirent l’organisation des concepts analytiques développés dans ce chapitre et qui influencent l’organisation générale de la thèse. En parallèle, je m’inspire des écrits d’anthropologues qui étudient d’autres facettes de la politique globale. Parmi ceux-ci, plusieurs identifient leurs travaux comme contribuant à l’anthropologie des organisations internationales, à l’anthropologie de la diplomatie, à l’anthropologie des politiques ou à l’anthropologie du droit international5.

Une articulation de concepts a émergé de ces différents corpus de littérature et constitue le fil conducteur du présent chapitre et de la thèse. La démarche itérative adoptée m’a

5 Tenter d’établir une distinction nette entre ces différentes approches m’apparaît futile et en fait, impossible.

Plusieurs de ces anthropologues évoluent dans les mêmes cercles de colloques et de publication et portent plusieurs chapeaux.

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rapidement fait voir que ces concepts ont aussi été des thèmes importants dans les données. Je mets en évidence les articulations entre les agents, l’ordre, le langage et la construction du consensus. C’est dans les interstices de cette articulation que se trouve la question de la légitimité. Ce chapitre vise à examiner ces différents concepts et à intégrer la question de la légitimité parmi eux dans une perspective anthropologique. J’avance en outre que l’étude empirique d’une série de processus pour construire la légitimité d’une entreprise comme la CIISE et l’idée qu’elle promeut permet la mise en lumière et la compréhension d’éléments clés du fonctionnement de la politique globale.

1.1 Le changement dans l’ordre social

J’ai constaté que l’intervention à des fins humanitaires et, plus tard la RdP, ont été qualifiées de « normes », tant dans la littérature publiée par les architectes de la RdP (par example Evans 2008 ou Thakur et Weiss 2009) que dans les évènements publics sur la RdP auxquels j’ai pu assister à New York et lors d’entrevues menées avec les acteurs. Le rapport de la CIISE fait plutôt référence à un « standard de conduite pour les États » ou de « principe en émergence ». Le choix de vocabulaire dans le rapport traduit le désir de ne pas camper trop directement la proposition dans une approche encore contestée, voire marginale, des relations internationales, le constructivisme. Ce fait m’a d’ailleurs été confirmé par quelques répondants. L’article phare sur l’émergence des normes en relations internationales dont il sera question dans le prochain paragraphe stipule « [t]here is general agreement on the definition of a norm as a standard of appropriate behavior [...] » (Finnemore et Sikkink 1998 : 891, mes italiques). Il s’agit ici de noter que « norme » (utilisé par les répondants) et « standard de conduite » (utilisé dans le rapport de la CIISE) relèvent d’une même idée générale et que les deux expressions, comme dans l’extrait précédent, sont souvent utilisées comme synonymes6.

6 Edward Luck, qui a été Conseiller spécial du Secrétaire général sur les questions touchant la RdP m’a

confirmé ce que j’avais déjà remarqué dans la littérature : « [...] member states don’t like the term ‘norm’, and I understand why, but in political science we talk about norms and standards to be the same thing » (Edward Luck, entrevue avec l’auteure, New York, le 8 décembre 2009).

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J’entame cette discussion sur le changement avec quelques éclaircissements provenant du corpus de littérature souvent évoqué pour définir la catégorie de « normes » et pour expliquer leur émergence. Il s’agit ici d’élucider la catégorie utilisée afin de mieux comprendre l’univers de référence de mes répondants. J’en ferai ensuite la critique. Il convient cependant de noter au préalable que la proximité de mon cadre d’analyse ancré en anthropologie et celui des architectes et entrepreneurs de la RdP s’avère être l’enjeu le plus épineux de cette thèse. Certains des acteurs centraux des processus dont il est question utilisent des arguments ou concepts rappellant ceux qui pourraient être utilisés dans la discipline anthropologique. J’ai donc un constant souci de faire la distinction entre ces écrits qui semblent pourtant apparentés aux textes utilisés dans mon cadre de référence, mais qui font cependant partie du corpus empirique sur lequel je pose un regard anthropologique. Il s’agit donc de bien tracer la frontière entre ces informations composant l’univers de sens à l’étude et les idées et informations qui font partie de mon cadre d’analyse. Le procédé le plus évident a été l’élaboration de deux bibliographies distinctes. La discussion qui s’entame est une bonne illustration de cet l’enjeu7.

Certaines des auteures les plus influentes du courant constructiviste en relations internationales avancent que l’étude empirique de l’émergence des normes permettrait d’expliquer le changement dans le « comportement » des États (Finnemore 1996, Finnemore et Sikkink 1998, 2001). L’article phare de Finnemore et Sikkink (1998)8 recense

les publications empiriques en relations internationales. À partir de ces publications, les auteures ont élaboré le modèle du « cycle de développement des normes » (norm life-cycle) qui permettrait d’expliquer, disent-elles, l’émergence des normes et les processus par lesquels ces normes influenceraient les « comportements » étatiques (c’est l’expression

7 Je vais discuter plus explicitement de l’ambiguïté de mon terrain en regard de la participation de mes

répondants à la construction de mon cadre conceptuel au chapitre méthodologique (Chapitre 3).

8 J’ai lu cet article la première fois lors d’un séminaire d’été sur les relations internationales à l’Institut

Barcelona d’Estudis Internationals. Ce texte a été présenté comme un des textes clés de l’approche

constructiviste. De plus, il a été évoqué à plusieurs reprises par mes répondants et utilisé dans leurs publications. Le modèle qu’il propose a en outre été « appliqué » à la RdP pour tenter d’expliquer à quel stade du « cycle de développement » la RdP en était arrivée en 2011 (Shawki 2011). Edward Luck m’avait aussi remis le manuscrit d’un article qui, à ma connaissance, n’a jamais été publié et qui utilisait le modèle de Finnemore et Sikkink. Je ne le cite pas puisqu’il est indiqué sur le document de ne pas le faire.

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utilisée par les auteures). Ce cycle comprend trois phases : l’émergence de la norme, la cascade et l’internalisation. L’élément crucial du modèle de Finnemore et Sikkink est le « point de bascule » (tipping point), qui ferait passer de la première phase à la deuxième. Celui-ci serait atteint lorsqu’une masse critique d’États adoptent la norme. S’en suivrait une cascade d’adoption de la norme par les États jusque-là réfractaires. À la fin du cycle, les normes « internalisées » acquerraient une qualité d’évidence, d’allant de soi, qui ferait que la conformité à la norme serait quasi automatique (Finnemore et Sikkink 1998 : 904). Les auteures affirment que c’est la « socialisation » qui est le mécanisme dominant de la cascade normative, c'est-à-dire que « [i]n the context of international politics, socialization involves diplomatic praise or censure, either bilateral or multilateral, which is reinforced by material sanctions and incentives » (Finnemore et Sikkink 1998 : 902). Il y aurait un lien, disent-elles, entre la socialisation et les « identités » des États comme membres de la société internationale (Finnemore et Sikkink 1998 : 902). Il ne semble pas y avoir de consensus sur la définition de l’identité des États, mais le raisonnement est que l’idée que se fait l’État de lui-même, ou l’image qu’il veut projeter, façonne ses actions et ses préférences (Finnemore et Sikkink 2001 : 398). En outre, Finnemore et Sikkink soulignent à grands traits l’importance des réseaux d’« entrepreneurs de normes » (norm entrepreneurs) qui incluent des ONG, des personnalités éminentes ou des organisations internationales comme agents de socialisation, puisqu’ils pourraient exercer de fortes pressions sur les États (Finnemore et Sikkink 1998 : 902). À terme, le modèle de Finnemore et Sikkink permettrait, disent-elles, d’évaluer quelles normes entraîneront le changement et dans quelles conditions (Finnemore et Sikkink 1998 : 894, voir Shawki 2011 qui a répondu à cet appel par rapport à la RdP). Une norme peut être tellement tenue pour acquise qu’elle est vue comme naturelle; la conformité à cette norme deviendrait alors presque automatique (Finnemore et Sikkink 1998 : 892).

Malgré son caractère schématique, cet article est important et constitue l’amorce de cette discussion sur le changement dans la politique globale pour deux raisons. D’abord, il souligne à grands traits qu’une nouvelle norme s’inscrit dans un ordre où il existe d’autres normes. Celle-là est avancée dans un univers contesté où elle doit rivaliser avec d’autres

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normes (Finnemore et Sikkink 1998 : 897). En parallèle, les auteures considèrent que l’association d’une nouvelle norme avec des normes déjà bien établies, donc vues comme légitimes, accroîtrait sa possibilité de devenir influente (Finnemore et Sikkink 1998 : 908). Par exemple, pour les architectes de la RdP, la norme de l’intervention à des fins humanitaires entre en contradiction avec le principe de souveraineté, alors qu’elle s’appuie sur les normes déjà bien établies des droits humains. Ensuite, en proposant une série d’hypothèses qui permettent d’évaluer les chances des normes de devenir « internalisées », les auteures exposent l’importance des agents – qu’elles appellent les « entrepreneurs de normes ». Par contre, Finnemore et Sikkink n’offrent que peu d’indices sur l’aspect vécu du changement dans les normes. Plus exactement, elles n’appellent pas à la recherche qui permettrait de mettre en lumière comment le changement se met en place à partir de l’étude des pratiques quotidiennes des agents impliqués. Ceci peut sans doute être expliqué par le fait que, venant de la discipline des relations internationales, les auteures tendent à prendre l’État comme acteur unifié et comme la plus petite unité de la politique globale (Eriksen et Neumann 1993 : 254).

À partir de cet examen de la catégorie de norme émergente utilisée par mes répondants, j’ai entamé ma réflexion anthropologique sur la question de la RdP. Celle-là a été influencée par l’ouvrage de Comaroff et Roberts (1981), Rules and Processes: The Cultural Logic of Dispute in an African Context. C’est un parallèle établi entre les normes dans la politique globale et le droit dans les sociétés sans institutions juridiques centralisées dont je reparlerai plus loin qui m’a inspirée. L’ouvrage de Comaroff et Roberts demeure aujourd’hui une référence centrale de l’anthropologie juridique dans l’étude de la formation et de la transformation des normes (Merry 2001 : 8490, 2006a : 102; Moore 2005 : 353)9.

L’ouvrage de Comaroff et Roberts donne les balises pour mettre en scène de manière intelligible l’enchevêtrement des éléments qui permettent le changement dans un ordre social donné. Il a inspiré l’articulation théorique qui organise ce chapitre et donne un fil conducteur à la présente thèse, soit celle entre les agents (ceux qui appellent au

9 Je conviens que l’ouvrage de Comaroff et Roberts date. Il est cependant le seul auquel Merry et Moore

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changement, mais aussi ceux qui l’acceptent), l’ordre (et surtout comment fonctionnent les mécanismes qui contribuent à son maintien), le langage (dans lequel le changement est articulé) et la fabrique du consensus (qui rend le changement effectif).

Comaroff et Roberts étudient les processus de résolution de conflits chez les Tswanas du Botswana. Ils définissent les « normes » comme « [...] a statement of rule that is indigenously regarded as relevant to the regulation of social conduct [...]. The norms that compose [the Mekgwa le melao – the Tswana normative repertoire] are seen also to provide criteria and standards that may be invoked in dispute settlement, [...] » (Comaroff et Roberts 1981 : 28). Les auteurs affirment que l’origine des normes est diverse. Celles-ci peuvent être établies depuis longtemps ou provenir de la décision unilatérale d’un chef dont le statut est considéré comme légitime. Elles peuvent aussi être issues de la résolution d’un conflit par délibération publique (Comaroff et Roberts 1981 : 29).

Comaroff et Roberts (1981 : 20) situent leur ouvrage à la rencontre de deux paradigmes de l’anthropologie juridique. Les questions à l’origine du schisme se posent ainsi : est-ce que les arrangements juridiques occidentaux constituent un point de départ valide pour les analyses comparatives et jusqu’à quel point les notions de droit qui en découlent devraient déternimer le contenu et la portée de la théorie produite (Comaroff et Roberts 1981 : 4)10?

Les anthropologues qui s’inscrivent dans le premier paradigme, centré sur les règles (rule-centered (Comaroff et Roberts 1981 : 5)), considèrent que le droit est une catégorie distincte de l’ordre social. Le fondateur de l’approche voyait même le droit comme une catégorie naturelle (Radcliffe-Brown 1952). Plus tard, certains ont utilisé une approche comparative pour montrer la logique et la valeur des institutions juridiques vernaculaires à leurs contemporains occidentaux (Gluckman 1955). Le second paradigme demande plutôt à examiner les processus de maintien de l’ordre social. L’ouvrage fondateur est Le crime et la coutume dans les sociétés primitives (Malinowski 1933). Les auteurs qui contribuent à ce paradigme s’attardent sur les processus sociaux plutôt que sur les règles et institutions (Comaroff et Roberts 1981 : 5).

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La thèse centrale de Comaroff et Roberts est que la clé de la compréhension du changement dans les normes se trouve dans la relation entre les principes constitutifs de l’ordre social (c'est-à-dire les normes et règles établies) et ses formes vécues fluides. « The relationship between the two component levels of the system is, [...], a dialectical one, for processes in the lived-in universe may, under certain conditions, transform the constitutive order and the values subsumed within it » (Comaroff et Roberts 1981 : 69). Pour eux, c’est cette relation dialectique entre les normes établies et les processus sociaux où elles sont évoquées qui doit être étudiée.

Les auteurs soulignent que les deux caractéristiques principales du Mekgwa le melao, le répertoire des normes tswana, sont la qualité et la texture du langage dans lesquelles les normes sont exprimées ainsi que son manque de cohérence interne (Comaroff et Roberts 1981 : 70). En effet, s’il existe des cas où plusieurs types de normes entrent en contradiction dans le cadre d’une dispute, la consistance des normes peut être manœuvrée à l’avantage de chacun des protagonistes (Comaroff et Roberts 1981 : 78). Autrement dit, le dénouement des disputes repose sur les efforts des acteurs d’imposer, par le langage, des définitions normatives différentes (Comaroff et Roberts 1981 : 28). Ainsi, c’est le dénouement de la dispute qui décide du sort des normes invoquées. Celles qui convainquent restent inscrites dans le Mekgwa le melao. « The dispute process, then, represents the main forum in which Tswana converse daily among themselves about the organization of their society, the nature and content of their normative repertoire, and the attributes of their culture » (Comaroff et Roberts 1981 : 29).

L’ouvrage de Comaroff et Roberts, s’inscrivant dans la tradition de l’anthropologie sociale, permet d’entamer la réflexion sur l’avènement et la mise en place de la RdP. Cette thèse vise à faire la lumière sur les processus qui ont permis à la RdP de devenir un instrument central dans la justification de l’intervention à des fins humanitaires. Je pars cependant de l’idée que la RdP a surtout provoqué un changement discursif. Ainsi, ce n’est pas d’un changement normatif dans les pratiques de l’intervention à des fins humanitaires dont il est question, mais d’un changement dans la justification de ces pratiques. Autrement dit, pour

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reprendre la discussion avec les mots de Comaroff et Roberts, j’affirme que la consistance de la norme de l’intervention à des fins humanitaires a été façonnée d’une manière qui légitime une certaine construction de la réalité (celle de la RdP) dans une dispute où plusieurs normes entraient en contradiction (par exemple la protection des populations civiles et le principe de non-intervention à l’intérieur des frontières d’un État) et où d’autres constructions discursives n’ont pas su rallier une majorité d’acteurs dans les forums de résolution de la dispute (par exemple le cas du droit d’ingérence). Le dénouement repose sur les efforts discursifs des acteurs pour faire accepter de nouvelles définitions normatives. Celles qui favorisent le plus large consensus subsistent. Le langage dans lequel s’exprime maintenant la norme, s’articulant autour d’une responsabilité de protéger les populations, semble avoir rallié plus d’acteurs dans les multiples forums de la politique globale, c'est-à-dire que la RdP a suscité un consensus plus large. Si la formulation de la RdP s’est inscrite dans un contexte normatif qui approuvait déjà de plus en plus l’idée qu’un conflit interne puisse justifier une intervention militaire d’autres États, la RdP a donné une nouvelle impulsion.

C’est le livre de David Ambrosetti intitulé Normes et rivalités diplomatiques à l'ONU: le Conseil de sécurité en audience (2009) qui permet de centrer le présent cadre d’analyse un peu plus étroitement sur l’arène de la politique globale. L’auteur est politologue et spécialiste des relations internationales, mais il est également très inspiré par les approches ethnographique et sociologique (notamment Bourdieu, Durkheim et l’ouvrage phare de Berger et Luckmann (1991 [1966]). Il explore les différentes facettes de la réponse du Conseil de sécurité face à la situation au Rwanda en 1994. Il expose comment la délégation française a perdu sa légitimité comme membre informellement « responsable11 » du

Rwanda au Conseil de sécurité. Pour l’auteur, le génocide au Rwanda représente l’écart entre le « projet » humanitaire et les enjeux quotidiens propres à l’espace diplomatique multilatéral (Ambrosetti 2009 : 22). « [L’ouvrage] permet de replacer les décideurs

11 Ambrosetti explique qu’une des facettes du travail quotidien au Conseil de sécurité est la division des

tâches de gestion multilatérale des crises entre les membres. Cette division est basée sur la reconnaissance de positions d’influence informelles. Il indique que les délégations assurent le « lead » dans le suivi de dossiers spécifiques (Ambrosetti 2009 : 24).

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diplomatiques en charge de ces dossiers dans leur environnement diplomatique plus large, compris comme un environnement normatif dans lequel se jouent l’acceptation collective, la reconnaissance de positions d’influence données, le crédit et le discrédit » (Ambrosetti 2009 : 23).

La thèse centrale de l’auteur est que pour mieux comprendre les décisions étatiques en matière d’intervention à des fins humanitaires, il faut observer les diplomates qui représentent ces États dans les arènes où se prennent les décisions d’intervention, c'est-à-dire au Conseil de sécurité de l’ONU. Il s’agit de comprendre comment les positions formelles et informelles des agents sont convoitées, reconnues, abandonnées ou perdues et d’identifier les modalités de changement dans la reconnaissance de ces positions. Il propose pour ce faire de retracer les processus de reconnaissance de la crédibilité et de la légitimité par les pairs, qui se jouent notamment dans la reproduction de pratiques routinières (Ambrosetti 2009 : 28).

La littérature explorée en relations internationales me permet de montrer que les normes sont vues par les architectes de la RdP comme des principes éthiques qui façonnent la conduite. Pour Comaroff et Roberts, les normes sont à la fois des règles qui régissent la conduite sociale et des critères pour résoudre la dispute. Dans une formulation qui résonne mieux avec cette recherche, Ambrosetti propose de faire la distinction entre ce qu’il appelle les « croyances normatives » et les « normes pratiques » (Ambrosetti 2009 : 20-21). J’utilise cette distinction tout au long de la thèse, car elle introduit un degré de précision important pour une approche anthropologique de la politique globale. Les premières indiquent « ce qui doit être » – la « quality of oughtness » disent Finnemore et Sikkink (1998 : 891) – alors que les secondes réfèrent à « ce qui est habituel » (Ambrosetti 2009 : 38). Ambrosetti nous rappelle en effet que les décisions pour l’intervention à des fins humanitaires au Conseil de sécurité se prennent dans un espace social peuplé par des agents qui ne sont pas que les simples personnifications d’un État. La manière d’agir du diplomate, dit-il, est liée aux actions et réactions de ses collègues (Ambrosetti 2009 : 22). S’il reconnaît l’apport crucial du constructivisme en relations internationales, qui a permis

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d’introduire la perspective que le changement dans les idées pouvait entraîner des changements dans le fonctionnement de la politique globale (ce que d’autres courants dominants n’acceptent pas12), Ambrosetti avance aussi que cette proposition contient

d’importantes lacunes. Il critique notamment l’hypothèse que tout changement s’appuie sans contredit sur un changement dans les idées, sans jamais prendre en compte les contextes vécus dans lesquels ces dits changements s’opèrent. Les croyances normatives sont présentées comme un répertoire connu qui permet à l’agent d’agir de manière raisonnée et consciente. Ambrosetti soutient que ceci contribue à occulter les conditions sociales complexes dans lesquelles de nouvelles idées sont adoptées (Ambrosetti 2009 : 38). Il arrive d’ailleurs au constat qu’il n’existe aucun mécanisme précis expliquant ce que Finnemore et Sikkink décrivent comme une « intériorisation » des normes, ni même d’outils qui permettraient d’établir que le changement relève bien de cette intériorisation et non d’autres logiques, comme celle de la pratique vécue de la diplomatie (Ambrosetti 2009 : 48). Avec la distinction qu’il opère entre les « croyances normatives » et les « normes pratiques », Ambrosetti fournit les outils pour atteindre une véritable strate ethnographique autour de la question des normes et du changement dans la politique globale.

1.2 Les agents

Il existe une littérature postulant que les normes, ou ce qu’Ambrosetti a nommé les croyances normatives, sont un facteur décisif pour le changement dans la politique globale. Ceux qui contribuent à cette littérature considèrent aussi qu’un des facteurs décisifs au changement est le travail des agents impliqués, ceux que Finnemore et Sikkink appellent les « entrepreneurs de normes ». Ces derniers construiraient activement les normes, disent-elles, en ayant de fortes convictions sur ce que devrait être le comportement approprié des États dans la politique globale. Ils seraient « [...] critical for norm emergence because they call attention to issues or even ‘create’ issues by using language that names, interprets, and dramatizes them » (Finnemore et Sikkink 1998 : 897). Pour les auteures, les entrepreneurs

12 Pour une discussion à ce propos, voir la première partie de l’article de Finnemore et Sikkink (1998) et aussi

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de normes seraient rationnels et sophistiqués dans leur entreprise (Finnemore et Sikkink 1998 : 910). Ils le seraient notamment, comme je l’ai déjà abordé, en sachant lier une nouvelle idée avec les normes existantes. « Activists work hard to frame their issues in ways that make persuasive connections between existing norms and emergent norms. [...] These activists clearly recognized the power of adjacency claims and actively worked to situate their issue in such a way as to make it more difficult to dismiss by tying it to the better-established body of human rights norms » (Finnemore et Sikkink 1998 : 908). Le travail des entrepreneurs de normes consisterait à persuader une « masse critique d’États », disent-elles, d’adopter la norme qu’ils proposent (Finnemore et Sikkink 1998 : 895). Ils s’appuieraient notamment sur ce que les auteures nomment des « plateformes organisationnelles » comme un levier à leur travail de persuasion. Ces plateformes seraient parfois des ONG et leurs réseaux transnationaux, parfois des organisations internationales ou régionales (Finnemore et Sikkink 1998 : 899). Il y a toutefois plusieurs questions auxquelles l’article de Finnemore et Sikkink ne donne pas de réponse. D’abord, qui peut être entrepreneur de normes? Ensuite, comment conserve-t-il son statut de protagoniste légitime?

Je considère que Pierre Bourdieu permet d’offrir une piste de réflexion à la première question. Bourdieu rappelle que ce qui est important n’est pas seulement ce qui est dit, mais qui le dit. L’auteur soutient qu’on ne peut séparer le langage de ses conditions sociales de production et d’utilisation (Bourdieu 2001). Il souligne notamment que le discours ne devient efficace que sous certaines conditions, celles qui encadrent son usage légitime (Bourdieu 2001 : 166-167). Il ne s’agit donc pas seulement qu’un discours soit compris, mais aussi qu’il soit reconnu comme légitime afin d’exercer un effet. Une de ces conditions est, selon l’auteur, la compétence légitime de parler.

La compétence légitime est la capacité statutairement reconnue à une personne autorisée, une ‘autorité’, d’employer, dans les occasions officielles (formal), la langue légitime, c'est-à-dire officielle (formal), langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée et digne de créance ou, d’un mot, performative, qui prétend (avec les plus grandes chances de succès) à être suivie d’effet.

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C’est une lutte, symbolique dit l’auteur, qui s’engage afin de dicter les définitions du monde (Bourdieu 2001 : 206-207). Le capital symbolique est ici un concept clé. Bourdieu explique qu’il est la somme de tous les capitaux accumulés par un agent (Bourdieu 2001 : 107). La lutte pour l’imposition de la vision légitime du monde social engage des agents dont le capital symbolique est intimement lié à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe (Bourdieu 2001 : 156).

Le pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par l’énonciation, de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par là, l’action sur le monde, donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique), grâce à l’effet spécifique de mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c'est-à-dire méconnu comme arbitraire. [...] Ce qui fait le pouvoir des mots et des mots d’ordre, pouvoir de maintenir l’ordre ou de le subvertir, c’est la croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient pas aux mots de produire.

Bourdieu 2001 : 210

Cette dernière phrase est capitale. La légitimité du discours ne peut pas résider que dans les mots qu’il engage. Elle se trouve aussi dans certaines conditions remplies par ceux qui l’énoncent. J’expose plus en détail au Chapitre 4 ce qui était recherché notamment chez les commissaires lors de la mise en place de la CIISE et les articule aux catégories de capital culturel et de capital social proposé par Bourdieu.

Cependant, ce que nous verrons dans cette thèse est que ce n’est pas seulement le capital symbolique des agents de la RdP qui a été recherché, mais aussi leur sens pratique, leur maîtrise des normes pratiques dirait Ambrosetti (2009). Les agents impliqués doivent avoir le « sens du jeu », pour reprendre une autre notion bourdieusienne.

[C’est le sens du jeu] qui rend possible l’anticipation quasi parfaite de l’avenir inscrit dans toutes les configurations concrètes d’un espace de jeu. Produit de l’expérience du jeu, donc des structures objectives de l’espace du jeu, le sens du jeu est ce qui fait que le jeu a un sens subjectif, c'est-à-dire une signification et une raison d’être, mais aussi une direction, une orientation, un à-venir, pour ceux qui y participent et qui en reconnaissent par là même les enjeux [...].

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Bourdieu affirme que le sens pratique se trouve incorporé dans ce qu’il nomme l’habitus. Ce concept réfère à des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » (Bourdieu 1980 : 88). L’habitus se définit d’abord à l’extérieur de tout calcul stratégique, bien que celui-ci ne soit pas toujours exclu. En produisant des pratiques, il répond « [...] à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable [...] » (Bourdieu 1980 : 89). L’habitus n’est pas constitué par des normes et règles formelles. Il est plutôt l’incorporation des expériences passées qui, « déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, [...], à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps » (Bourdieu 1980 : 91). L’habitus permet de fournir un nombre infini de pratiques pour répondre aux évènements. « [...] l’habitus tend à engendrer toutes les conduites « raisonnables », de « sens commun », qui sont possibles dans les limites de ces régularités, et celles-là seulement, et qui ont toutes les chances d’être positivement sanctionnées [...] » (Bourdieu 1980 : 93). Le sens pratique oriente les choix, qui sont systématiques sans nécessairement être organisés par rapport à une fin précise (Bourdieu 1980 : 111). Bourdieu utilise l’évocatrice métaphore du jeu, du sport, pour illustrer la manière dont un agent peut en venir à anticiper de manière très précise l’« à-venir ». Le sens du jeu, le sens pratique, est un « art d’anticiper pratiquement l’à-venir inclus dans le présent que tout ce qui s’y passe paraît sensé [...] » (Bourdieu 1980 : 111-112). Il est « devenu nature ». Le sens pratique est lié à la sanction sociale en ce qu’il impose « [...] à force de répétition, les nécessités à travers lesquelles se dessinent l’impossible, le possible et le probable » (Ambrosetti 2009 : 62).

Inspiré notamment de Bourdieu, Ambrosetti suggère de faire la distinction entre les croyances normatives et les normes pratiques et nous permet de saisir comment les agents peuvent conserver leur statut de protagonistes légitimes. Ambrosetti définit les normes pratiques comme les attentes collectives reconnues au sein d’un groupe social à un moment donné. Elles sont les « bornes de l’acceptable et de l’inacceptable » (Ambrosetti 2009 : 20).

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Elles reposent sur ces sanctions sociales positives (assurant la reproduction de la norme pratique et de la position sociale) ou négatives (menaçant la pérennité des positions d’influence) (Ambrosetti 2009 : 28). Les normes pratiques n’ont pas besoin d’être verbalement ou officiellement formulées pour exister. « Sans lien avec une formalisation quelconque, au contraire de la loi, la norme existe donc lorsque le comportement qu’elle prescrit est attendu par l’ensemble du groupe » (Ambrosetti 2009 : 39). Les pratiques sont prescrites et sanctionnées par le groupe, alors que nous comprenons très bien, depuis les études de Durkheim sur la déviance, que les pratiques inhabituelles ne laissent pas les groupes indifférents (Ambrosetti 2009 : 38).De ce constat, il est possible de déduire que les agents qui conservent la reconnaissance de leurs positions d’influence ont un sens pratique aiguisé du champ où ils œuvrent. « C’est pour conjurer les risques de sanction sociale négative que les agents apprennent à identifier les régularités sociales et à les traduire en « règles » applicables dans les situations similaires qu’ils rencontrent, afin d’adopter l’« action appropriée » ou « opportune », c'est-à-dire libérée du risque de sanction négative » (Ambrosetti 2009 : 55). Ambrosetti voit dans la pratique de la politique globale un exercice « d’évitement des coups », ces coups qui pourraient fragiliser des positions auprès des audiences qui reconnaissent – ou cessent de reconnaître – ces positions (Ambrosetti 2009 : 19). L’étude d’Ambrosetti permet de montrer l’importance de ces tactiques d’évitement des coups dans l’arène du Conseil de sécurité. Ces efforts sont importants à prendre en compte en ce qu’ils contribuent à la conquête ou à la consolidation des positions décisionnelles (Ambrosetti 2009 : 55). En d’autres termes, l’auteur considère que la maîtrise des normes pratiques est un facteur décisif pour que les agents et les délégations étatiques au Conseil de sécurité conservent leur influence.

Ainsi, il ne s’agit pas seulement de comprendre quel est le capital symbolique des entrepreneurs de la RdP et de dire qu’ils devaient avoir le sens pratique nécessaire pour promouvoir leur idée, mais de faire ressortir comment ils ont pu conserver leur statut de protagonistes légitimes alors que la dispute sur l’intervention à des fins humanitaires était particulièrement acrimonieuse. Ce que suggère cette articulation de concepts est que les

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manières de construire et de promouvoir un changement dans les croyances normatives doivent d’abord et avant tout entrer dans les « bornes » de l’acceptable.

1.3 L’ordre et la conformité

Le point de départ de cette thèse est qu’un changement normatif en faveur de l’intervention à des fins humanitaires est apparu dans les années 1990 alors que la RdP constituait un changement discursif pour en parler et pour justifier les pratiques. S’il y a changement, celui-ci s’opère dans un ordre établi. Dans les arènes de la politique globale, comprendre comment les États et leurs représentants se plient à cet ordre est le problème majeur d’une importante partie de la littérature des relations internationales. Pourquoi les États respectent-ils l’ordre établi du système international puisqu’il n’y a aucune autorité supérieure pour le faire respecter? Ceci a été nommé la question de la conformité (compliance question) (voir notamment Koh 1997). Un des concepts utilisés par les architectes de la RdP pour répondre à la question de la conformité est la « gouvernance globale » (Thakur et Weiss 2009, Weiss et Thakur 2010). Dans l’environnement considéré anarchique de la politique globale, la gouvernance permettrait, même en l’absence d’une l’autorité centrale, d’amener plus de prédictibilité, de stabilité et d’ordre face aux problèmes transnationaux (Weiss et Thakur 2010 : 5-6). La gouvernance globale est présentée comme l’ensemble des arrangements collectifs qui résolverait les problèmes collectifs transfrontaliers. Les architectes et entrepreneurs de la RdP identifient clairement la RdP comme faisant partie des outils de la gouvernance globale (Evans 2005, Hubert and Bosner 2001, Thakur et coll. 2005, Thakur and Weiss 2009, Weiss and Thakur 2010). Les croyances normatives constituent un de ces outils. Finnemore et Sikkink (1998 : 891-892) suggèrent que la non-conformité génère stigmatisation et désapprobation, car ces croyances normatives sont, disent-elles, l’expression d’une position morale partagée. Les auteures n’expliquent cependant pas comment fonctionne cette récrimination. Elle est présentée comme allant de soi.

L’ordre et la conformité dans les sociétés sans organisme législatif centralisé ont été des thèmes centraux de l’anthropologie juridique classique. Merry (2006a) a établi un parallèle

Figure

Figure 1 – Histogramme des compétences des commissaires
Figure 2 – Carte de la provenance nationale des commissaires
Figure 3 – Carte des cinq rencontres officielles entre les commissaires de la CIISE
Figure 4 – Carte des onze consultations régionales

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