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6.5.1 « Décoloniser » le langage de l’intervention à des fins humanitaires

Cette section expose les efforts ont été mis en place afin de rallier les États issus de la décolonisation à la RdP, principalement les États africains. Les discours passés de l’intervention à des fins humanitaires ont des connotations coloniales évidentes. Les expressions « intervention » et « ingérence » hérissent les pays issus de la décolonisation. Elles rappellent les conquêtes coloniales justifiées par des arguments moraux de « mission civilisatrice ». Paul Heinbecker, un des architectes de la CIISE49 et représentant permanent

du Canada à l’ONU de 2000 à 2004, me l’a fait clairement remarquer : « You can’t persuade the former colonies that [the former colonial states] have the right to intervene. The former colonies would never accept this, and would resist with everything they can do » (Paul Heinbecker, entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 24 avril 2009). Evans résume le problème avec la question du droit d’ingérence :

As the 1990s wore on, however, it became more and more apparent that while "the right to intervene" was a noble and effective rallying cry with a particular resonance in the global North, around the rest of the world, it enraged as many as it inspired. The problem was essentially that the concept remained so inherently one-sided, not in any way acknowledging the anxieties of those in the global South who had all too often been the beneficiaries of missions civilisatrices in the past.

Evans 2008: 33

Penser l’intervention à des fins humanitaires comme un assaut au principe de souveraineté est un élément central au problème. Les États issus de la décolonisation sont de farouches défenseurs du principe, puisqu’ils y voient une protection contre l’ingérence vécue durant la période du colonialisme. « Contemporary politics in developing countries is deeply conditioned by the legacy of colonialism. As European states ruled so many Asian and African countries without their consent, respect for state sovereignty is the preemptive norm par excellence of ex-colonial states. In light of history, it is difficult for representatives of developing countries to take at face value altruistic claims by the West »

49 Il m’a dit avoir travaillé de près à la création de la commission avec Lloyd Axworthy, alors qu’il était un

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(ICISS 2001b : 9). Le concept de souveraineté est une des limites contemporaines posées à l’impérialisme, à tout le moins en théorie. Nous avons vu que les commissaires ont reformulé ce concept en s’appuyant sur une norme qui était déjà de plus en plus acceptée dans les arènes de la politique globale, celle de « souveraineté comme responsabilité ». En proposant la RdP, les commissaires font d’une pierre deux coups pour rallier ces États historiquement très critiques de l’intervention à des fins humanitaires; ils recadrent le débat dans un langage moins clairement colonial, tout en reformulant le concept de souveraineté sans en atténuer l’importance dans le fonctionnement du système international.

Néanmoins, ce qui est intéressant dans la généalogie de la souveraineté comme responsabilité n’est pas seulement de montrer cette parenté entre le concept proposé par Deng et la RdP, ni même de souligner que la CIISE n’a jamais attribué cet apport à Deng et ses collègues – fait d’ailleurs reconnu plus tard par un commissaire et un membre de l’équipe de recherche (Thakur et Weiss 2009 : 28). Après tout, le style de rédaction d’un rapport comme celui de la CIISE ne demande pas de faire de références. L’élément le plus intéressant de cette généalogie est plutôt le fait qu’elle ne deviendra un outil de légitimation de la RdP que bien après les travaux de la commission.

S’appuyant notamment sur la parenté entre le concept de Deng et la RdP, Edward Luck, Conseiller spécial du Secrétaire général sur les questions relatives à la RdP de 2008 à 2013, parle tout au cours de son mandat de la RdP comme un « concept africain ». En entrevue, il m’a dit : « And you know, we put great effort in saying this was first and foremost an African concept, and it was. You know, I mean ICISS was terrific, they created the phrase, but, the idea of sovereignty as responsibility, which they use heavily in the ICISS report, is Francis Deng’s idea. You know, he’s from Sudan50, [...] » (Edward Luck, entrevue avec

l’auteure, New York, le 8 décembre 2009, mes italiques). Il continue en disant que la CIISE aurait dû miser sur cette affiliation. « Unfortunately, [Deng and his colleagues] get no credit for it and politically, it would have been much better for the commission to say: ‘yes, we

50 Il dirait maintenant qu’il est du Soudan du Sud, mais cette entrevue a eu lieu un an et demi avant la création

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got this from an African source’ [...] » (Edward Luck, entrevue avec l’auteure, New York, le 8 décembre 2009).

Cette affirmation que la RdP est une idée africaine est répétée sans relâche par le Conseiller spécial. Par exemple, dans un entretien paru sur le Centre d’actualité de l’ONU le 7 septembre 2011, il reprend le même argument qu’il m’avait donné en entrevue :

La Responsabilité de protéger est une idée qui a son origine en Afrique et est issu [sic] des expériences africaines. Le concept a été développé en Afrique de l’Ouest et employé par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) au Libéria et au Sierra Leone. Il fût ensuite adopté par l’Union africaine (UA) elle- même. L’Organisation de l'Unité africaine, l’ancienne organisation [panafricaine] insistait sur la non-interférence. La souveraineté et la non-interférence. L’Union africaine, quand elle fût créée il y a presque 10 ans de cela, était basée sur la non- indifférence: Nous n’allons pas être indifférents à ce qui arrive à nos voisins. L’UA a une clause dans son acte constitutif qui ressemble beaucoup au principe de Responsabilité de protéger. L’Article 4(A) [sic – c’est de l’Article 4(H) dont il est question] stipule que dans des circonstances graves, l’organisation peut s’impliquer, s’engager dans un pays y compris par la force si nécessaire, des circonstances graves pouvant être un génocide, des crimes de guerre ou encore des crimes contre l’humanité.

ONU 2011

Ainsi, Luck présente la RdP comme une idée africaine en insistant sur deux de ses aspects. D’une part, il souligne l’apport de Francis Deng51 et son idée de souveraineté comme

responsabilité. D’autre part, il rappelle qu’un langage « R2P-lite » (c’est l’expression qu’il a utilisée lors de notre entretien) a été développé par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et a été repris lors de la création de l’Union africaine (UA), dont l’Acte constitutif a été adopté en 2000 (UA 2000). Il raconte : « [...] and then when the African Union was created in 2000, in this Article 4(h), it’s almost identical [...] they just don’t call it R2P » (Edward Luck, entrevue avec l’auteure, New York, le 8

51 Évidemment, on peut soupçonner que Luck voulait rétablir la paternité de l’idée de la souveraineté comme

responsabilité à Deng, qui n’avait pas été reconnue. D’autant plus que Deng et Luck sont devenus de proches collègues. J’ai déjà mentionné le fait que Luck travaillait en étroite collaboration avec le Conseiller spécial pour la prévention du génocide et que son bureau lui fournissait le soutien administratif qu’il n’avait pas lui- même. Le poste de Luck était symbolique et aucun budget n’était attribué par l’ONU. C’est Francis Deng qui a occupé ce poste de 2007 à 2012, alors que Luck a été Conseiller spécial pour la RdP de 2008 à 2013. Luck m’a raconté qu’ils travaillaient très bien ensemble, qu’ils avaient « a good personal relationship » (Edward Luck, entrevue avec l’auteure, New York, le 8 décembre 2009).

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décembre 2009). Pas tout à fait. L’Article 4(h) érige en principe de l’organisation « [l]e droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité » (UA 2000 : 7 §4(h)).

Nous avons déjà vu qu’en juillet 2009, un débat sur la RdP à l’Assemblée générale est organisé. Les discussions qui s’y déroulent reposent sur un rapport du Secrétaire général présenté quelques mois plus tôt (Ban 2009). Intitulé Implementing the Responsibility to Protect, le rapport a en fait été rédigé par Edward Luck, alors nouvellement nommé Conseiller spécial du Secrétaire général. À l’article 8 du rapport, nous pouvons lire :

Neither concerns about sovereignty nor the understanding that sovereignty implies responsibility are confined to one part of the world. The evolution of thinking and practice in Africa in that regard has been especially impressive. While the Organization of African Unity emphasized non-intervention, its successor, the African Union, has stressed non-indifference. In 2000, five years before the 2005 World Summit endorsed the responsibility to protect, the Constitutive Act of the African Union provided, in article 4 (h), for “the right of the Union to intervene in a Member State pursuant to a decision of the Assembly in respect to grave circumstances, [...]”.

Ban 2009: 6-7 §8

Pour Luck et le Secrétaire général, il s’agit de convaincre que le débat de l’intervention à des fins humanitaires ne doit plus être cadré dans des termes « nord-sud ». Ils sont conscients que le succès de la RdP repose notamment sur l’acceptation de l’idée par les pays dits du Sud. Luck raconte que la marche était haute, car de nombreux États avaient désavoué le soi-disant consensus de 2005. Il raconte :

I remember 2005 well. It never would have succeeded in the Summit if it wasn’t for the Africans, [...]. And so, we had lost support there [since the 2005 Summit], really badly. So we had to bring the African support back. That was critical to it. [...] these things tend to be painted in North-South terms, and ICISS, is broad based in many ways as a panel, but it was Canadian sponsored, and Gareth [Evans] [...] was sort of the dominant chair, [...] people started seeing this as sort of the northern developed country also and, so people got very suspicious about it.

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La participation des États au débat de 2009 a été considérée comme exceptionnelle et les prises de parole comme particulièrement positives par les partisans de la RdP, notamment la International Coalition for the Responsibility to Protect (ICRtoP), réseau d’ONG créé en 2008 et dédié à l’avancement de la RdP (J’en reparlerai au Chapitre 7). Il est difficile d’affirmer que tout le crédit va à la stratégie de Luck, mais il est clair que l’on peut le soupçonner.