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6.5.2 « Démilitariser » le langage de l’humanitaire

Chapitre 7 Les nouvelles pratiques diplomatiques et la fabrique du consensus

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trouver sa place dans les négociations du Sommet mondial, mais y rester et figurer dans le Document final.

Ce chapitre vise à retracer les efforts déployés par différents agents pour promouvoir la RdP dans la période entre la publication du rapport à la fin de 2001 et le Sommet mondial de 2005. Il s’est trouvé qu’une surprenante stratégie de contournement de l’ONU a été activement mise en place et j’en explorerai les fondements en exposant les activités de quatre groupes d’agents : les diplomates du MAECI, les commissaires de la CIISE, le Secrétaire général Annan et les ONG. Il est d’abord pertinent d’étudier la proposition de certains architectes de la CIISE de mettre en place ce qu’ils ont nommé une « nouvelle diplomatie» (McRae et Hubert 2001a). La deuxième section du chapitre consiste à décrire la construction sociale du consensus autour de la RdP au Sommet mondial de 2005. Je montre comment les dynamiques des négociations ont permis à la RdP de rester inscrite dans le Document final et comment le thème de la RdP s’est inscrit dans une longue session de négociations dont les enjeux étaient beaucoup plus larges. La troisième section de ce chapitre montre la consolidation de ces réseaux formés autour de la RdP en vue du Sommet mondial dans les années qui l’ont suivi.

7.1 La « nouvelle diplomatie »

J’ai abordé au Chapitre 1 l’affirmation de Neumann (2012) voulant que les diplomates n’œuvrent pas tous dans des ambassades à l’étranger. Une importante partie d’entre eux restent dans leur pays d’origine et travaillent dans les bureaux de leur ministère des Affaires étrangères. Cela a été le cas des architectes de la CIISE au sein du MAECI. Neumann a observé dans la conclusion de son ouvrage qu’au cours de son terrain sur les diplomates norvégiens – c'est-à-dire de 1997 à 1999 et de 2001 à 2003 (Neumann 2012 : ix) –, il y a eu des changements dans les pratiques diplomatiques des arènes nationales et globales, changements qu’il n’a pas lui-même documentés (Neumann 2012 : 171-172). Il y a une multiplication des types d’agents engagés dans des pratiques apparentées à la diplomatie alors que les diplomates eux-mêmes modifient leurs pratiques et les axent davantage sur les réseaux. « [...] state diplomatic practices are changing in a networking direction, but in a

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particular senses : more bilateral state diplomacy is becoming multilateral, and the network is evolving more nodes that are not states but local (parastate), state-transcending (transstate), and nonstate » (Neumann 2012 : 172). Ce changement observé par l’anthropologue est contemporain aux travaux de la commission. Sa remarque fait écho à la manière dont se sont organisés les architectes de la CIISE et les entrepreneurs de la RdP pour faire la promotion et construire un consensus autour de la RdP. C’est ce que je propose de documenter dans le présent chapitre. Les agents nomment cela la « nouvelle diplomatie ».

Certains des architectes de la RdP, diplomates au MAECI, ont formalisé leur approche à la diplomatie dans un ouvrage intitulé Human Security and the New Diplomacy (McRae et Hubert 2001a), publié alors que les travaux de la CIISE se poursuivaient. On peut lire dans la préface des directeurs de l’ouvrage (dont un est Don Hubert, architecte de la CIISE au MAECI et auteur du volume supplémentaire avec Thomas Weiss) que les chapitres ont été rédigés par des professionnels du ministère des Affaires étrangères du Canada « while advocating their issues in the world of diplomacy during the day » (McRae et Hubert 2001b : xxi). Les chapitres, et particulièrement les études de cas du processus qui a mené à la Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel, sont par conséquent riches en descriptions quant aux stratégies employées et en quoi elles peuvent être décrites comme une « nouvelle diplomatie ». Nous verrons en outre que les architectes de la commission se sont inspirés du processus d’Ottawa – auquel ils ont pris part et qu’ils décrivent dans cet ouvrage (Gwozdecky et Sinclair53 2001, voir aussi Hubert 2000) – pour

mettre en place la CIISE.

Les liens entre cet ouvrage et les architectes de la CIISE sont importants. L’ouvrage est rédigé par des diplomates du MAECI dont plusieurs ont pris directement part aux travaux de la CIISE et à la promotion de la RdP, après la publication du rapport. Kofi Annan en a rédigé la préface, et nous verrons dans ce chapitre que le Secrétaire général a été un allié de

53 Jill Sinclair était la directrice exécutive du secrétariat de la CIISE et les entrevues menées avec les

architectes de la commission m’ont confirmé que son rôle a été central, tant au niveau de la conception de la commission qu’au niveau de l’organisation de ses travaux.

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taille à la CIISE et à la RdP. Lloyd Axworthy (2001 : 4), alors ministre des Affaires étrangères et un des architectes de la CIISE, a indiqué en introduction de l’ouvrage que la « sécurité humaine » est un nouveau paradigme de politique nécessaire dans l’ère de l’après-guerre froide. Il l’identifie comme « a major catalyst for finding a new approach to conducting diplomacy » (Axworthy 2001 : 10). Ce sont, dit-il, les processus menant à la Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel et le développement de la Cour pénale internationale (CPI) qui ont permis au Canada de développer ce vaste réseau de la nouvelle diplomatie, constitué d’ambassades et de parlementaires canadiens, associés avec des réseaux d’ONG et d’organisations internationales ainsi que d’États ayant une optique commune (like-minded states) relative au programme de sécurité humaine (Axworthy 2001 : 10). Axworthy souligne le précédent créé par l’adoption et la ratification de la Convention sur l'interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, ou la Convention d’Ottawa. C’est la première fois, dit-il, qu’une coalition rassemblant gouvernements, ONG et mouvements sociaux s’organise pour travailler de concert afin de parvenir à un changement aussi important et qui a donné des résultats en si peu de temps. « It demonstrated the utility and power of the new diplomacy, where non traditional actors, citizen-diplomats, have an important role to play in the formulation, promotion, and enactment of foreign policy » (Axworthy 2001 : 5, mes italiques). Neumann avait déjà fait référence à ces types d’agents engagés dans des pratiques apparentées à la diplomatie qu’Axworthy nomme ici « citoyens- diplomates ». Nous verrons dans ce chapitre que ce modèle a été conservé pour la promotion de la RdP.

Les architectes de la CIISE semblent avoir bien compris qu’une stratégie comparable à celle employée dans le cadre du processus d’Ottawa était de mise. Un de mes répondants m’a d’ailleurs dit, parlant de la CIISE et de la promotion de la RdP : « [...] a lot of the stuff I did around landmines had applied to this too, you know » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Ces agents savent « jouer le jeu ». Ils ont acquis d’autres expériences dans la politique globale, comme la présence du Canada au Conseil de sécurité

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en 1999-200054 et plusieurs autres initiatives alignées sur le programme de sécurité

humaine promu par le MAECI, comme le processus qui a mené à l’adoption du Statut de Rome en 1998 définissant les bases du fonctionnement de la Cour pénale internationale (CPI) (Robinson 2001). L’exemple du processus d’Ottawa est en outre mentionné par d’autres commentateurs (par exemple Krause 2002 : 256) comme source d’inspiration pour des initiatives similaires, par exemple l’adoption par l’Assemblée générale du Programme d'action en vue de prévenir, combattre et éliminer le commerce illicite des armes légères sous tous ses aspects.

Un des thèmes centraux de l’ouvrage sur la nouvelle diplomatie (McRae et Hubert 2001a) est celui du consensus comme gênant l’innovation et le changement dans les arènes de la politique globale. Ceci est aussi un thème récurrent dans les écrits des anthropologues qui ont étudié les pratiques diplomatiques et l’élaboration des textes tant au niveau national (Neumann 2012) que multilatéral (Feldman 2005; Fresia 2012, 2013; Merry 2006c). Les descriptions du processus ayant mené à la Convention d’Ottawa, rédigées par des agents qui ont plus tard été des architectes de la CIISE, sont particulièrement éclairants à ce propos (Gwozdecky et Sinclair 2001, Hubert 2000). Cette convention, disent-ils, est « the most rapidly implemented multilateral convention of its kind in history » (Gwozdecky et Sinclair 2001 : 30). Comment cette adoption rapide est-elle réalisée? « The answer lies in the dynamic mix of public conscience, new actors, new partnerships, new negotiating methods, and a new approach to building security » (Gwozdecky et Sinclair 2001 : 30). Ces auteurs affirment que c’est un changement d’arène où est discuté des mines antipersonnel qui est au cœur du processus. Les enjeux de désarmement sont en général examinés à la Conférence sur le désarmement, instance de l’ONU faisant partie du Bureau des affaires du

54 Le Canada siégeait au Conseil de sécurité de 1999 à 2000, ce qui lui permettait d’être plus proactif sur des

enjeux de sécurité internationale. En fait, Goldberg et Hubert (2001) racontent que le Canada a introduit, par ses prises de positions, la question de la protection des civils aux prises avec des conflits armés à l’ordre du jour du Conseil de sécurité. C’était, disent les auteurs, un moyen de faire entrer le concept de la sécurité humaine au Conseil de sécurité. Le Canada a aussi pris l’avantage du moment où il présidait le Conseil de sécurité – c'est-à-dire février 1999 – pour lancer un débat sur la question de la protection des civils et, indirectement donc, la sécurité humaine (Goldberg et Hubert 2001 : 225). Ambrosetti (2009 : 156) rapporte en effet qu’il existe une règle informelle au Conseil de sécurité permettant à la délégation qui occupe la présidence d’introduire des enjeux à l’ordre du jour du Conseil.