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J’ai déjà dit que j’ai adopté une démarche itérative pour cette thèse et que la réflexion théorique s’est amorcée en fonction des catégories utilisées explicitement par les agents. Les commissaires de la CIISE ont souligné à grands traits l’importance du changement dans la manière de parler de l’intervention à des fins humanitaires pour construire le consensus. Nous verrons que pour ce faire, ils ont utilisé les termes neutres de « langage » ou de « terminologie » pour parler du changement discursif qu’ils ont voulu proposer. Finnemore et Sikkink (1998) ont aussi parlé de l’importance du langage dans le processus d’émergence des normes, ou ce que je vais appeler les croyances normatives. Les acteurs, disent-elles, travailleraient activement pour établir des liens entre les normes déjà « internalisées » par les États, c'est-à-dire celles qui sont tenues pour acquises, et celles qu’ils visent à faire accepter. Ces acteurs reconnaîtraient le pouvoir de filiation et l’utilisent pour construire une réalité qui les aidera dans leurs démarches. Ils tentent « to situate their

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issue in such a way as to make it more difficult to dismiss by tying it to the better- established body of human rights norms » (Finnemore et Sikkink 1998 : 908). Cet argument s’apparente à celui de Comaroff et Roberts (1981 : 28) qui indiquent que dans le cadre du processus de résolution d’une dispute, les autres règles du répertoire normatif peuvent être évoquées. Ils ajoutent cependant que ce répertoire n’a pas de cohérence interne. Ceci, disent-ils, permet à l’acteur impliqué dans une dispute d’évoquer des normes de manière à légitimer la construction d’une certaine réalité pour faire valoir son argument (Comaroff et Roberts 1981 : 78).

Apparaît ici l’idée que le langage n’est pas une simple technique de communication. Bourdieu (2001) soutient qu’on ne peut le séparer de ses conditions sociales de production et d’utilisation. Son usage est codifié et a des effets. J’ai établi les assises du capital symbolique dans une section précédente. C’est à partir d’elles que commence la discussion sur le « travail politique de la représentation » (Bourdieu 2001 : 190). Cet exercice en est un de construction de la réalité, qui établit ce que le sociologue nomme le sens immédiat du monde. Celui-ci réfère à la connaissance et à la reconnaissance partagées de ce que constitue l’ordre des choses. Bourdieu décrit le fonctionnement du travail de représentation en ces termes.

L’action proprement politique est possible parce que les agents, qui font partie du monde social, ont une connaissance (plus ou moins adéquate) de ce monde et que l’on peut agir sur le monde social en agissant sur leur connaissance de ce monde. Cette action vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents.

Bourdieu 2001 : 187

Les représentations acceptées peuvent, ou visent à, modifier la réalité puisqu’elles encadrent la perception du monde des agents. Cette nouvelle perception contribue à son tour à « faire la structure de ce monde » (Bourdieu 2001 : 155). Plus les représentations sont reconnues et partagées, plus grande devient leur capacité à construire la réalité.

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Le langage et les représentations qu’il construit sont donc constitués et constitutifs de l’ordre social. De son côté, Fairclough (2005) présente le discours13 comme une dimension

irréductible du changement social. Le discours, dit-il, sert à représenter ce changement afin de répondre à une crise dans l’ordre établi (Fairclough 2005 : 42). Il avance que des stratégies pour résoudre la crise émergeront de différents groupes. Ceux-ci proposeront de nombreux discours qui constitueront un « imaginaire » pour un nouvel ordre politique. Les processus de contestation entre ces discours mèneront potentiellement à la diffusion d’un nouveau discours hégémonique à travers différents champs sociaux et politiques et pourront se matérialiser notamment dans la formation de nouvelles identités (Fairclough 2005 : 42). Fairclough souligne la difficulté d’étudier le changement à travers le changement dans le discours. « [...] the relationship between changes in discourses and more general processes of change is often opaque and complex – partly because the former may obfuscate the latter, in the sense of making it difficult to distinguish between mere changes in discourse which may be rhetorically motivated, and real social change which is in part change in discourse » (Fairclough 2005: 43). Je reviendrai plus en détail sur les aspects méthodologiques de mon traitement du changement dans le discours de l’intervention à des fins humanitaires dans le chapitre méthodologique. Il s’agit pour l’instant d’arrimer cette discussion avec la question du consensus, pour lequel la question du langage est centrale.

1.5 Le consensus

J’ai déjà dit qu’une articulation de concepts a émergé des différents corpus de littérature étudiés et des données et que ceux-ci constituaient le fil conducteur de ce chapitre et de la thèse. Dans ce cadre, les questions du consensus et de la fabrique du consensus ont été centrales et se rattachent à la question du langage. Les commissaires ont dit en être arrivés à un consensus sur leur rapport, alors que plus tard la RdP est dite avoir été adoptée « à

13 Fairclough distingue le langage (qu’il utilise pour parler du langage verbal dans le sens usuel du terme ou

pour désigner une langue comme le français) du discours qu’il décrit comme un élément de la vie sociale intimement lié à d’autres aspects de la vie sociale (Fairclough 2006 : 3). Bourdieu parle de discours notamment lorsqu’il est lié à un champ, par exemple le discours politique (Thomson 2001 : 45-46), mais semble utiliser par ailleurs les deux termes de manière interchangeable, comme dans cet extrait : « En fait, l’usage du langage, c'est-à-dire aussi bien la manière que la matière du discours, dépend de la position sociale du locuteur [...] » (Bourdieu 2001 : 163).

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l’unanimité » dans le Document final du Sommet mondial de 2005. N’est-il pas surprenant qu’un consensus sur des textes qui deviendront l’incarnation des croyances normatives reconnues soit possible dans les arènes tendues et fragmentées de la politique globale? Comment ce résultat est-il possible?

Des apports provenant de la littérature en anthropologie des organisations internationales, en anthropologie juridique et en anthropologie de la diplomatie offrent d’intéressantes pistes d’exploration en regard de la construction du consensus dans les textes officiels. Un ouvrage phare de l’anthropologie juridique publié par Laura Nader (1990) montre que le consensus, ou l’harmonie, peut être une stratégie mise en place pour afficher une unité qui n’existe pas nécessairement de manière aussi tranchée. Le cas des Zapotèques du village de Talea de Castro au Mexique montre que l’harmonie a pris une part importante dans les processus légaux de transformation sociale lors de la période de colonisation en même temps qu’elle a constitué un élément clé du mouvement d’autonomisation face à l’État mexicain. La prémisse des habitants est que s’ils ne mènent pas des vies paraissant paisibles et harmonieuses, l’État interviendra dans leurs affaires, ce qui compromettra leur autonomie (Nader 1990 : 8). L’anthropologue invite à considérer l’harmonie comme pouvant se présenter sous différentes formes. « The hegemonic forces that seek pacification and resocialization become the forces of resistance and accommodation » (Nader 1990 : xxiii). Dans le cas des Zapotèques de Talea, la recherche d’harmonie provient à la fois de la tradition locale où le compromis est considéré comme une valeur essentielle à l’identité du village que d’un système de pacification qui s’est diffusé à travers le monde par le colonialisme et les missions chrétiennes (Nader 1990 : 2).

Deux ouvrages collectifs ont été centraux pour éclairer certaines de mes données. The Gloss of Harmony. The Politics of Policy Making in Multilateral Organisations (Müller 2013a), et un numéro spécial de Critique internationale en 2012 (voir Müller 2012). La conclusion de ces ouvrages s’apparente à celle de Nader sans pourtant la citer : l’apparence de consensus affiche une unité qui n’existe pas de manière aussi tranchée que ce qui est présentée. L’argument est intéressant en ce qu’il se base sur un contexte plus proche du

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mien. L’enjeu rassembleur de ces parutions est la mise au jour des processus de négociations et d’harmonisation des textes des agences de l’ONU, qui ne se montrent au public que dans une forme polie, harmonieuse. Les contributeurs explorent la « vie sociale » des textes et des croyances normatives, c'est-à-dire leur contenu, mais aussi ces histoires peuplées d’acteurs qui ont mené à leur production (Müller 2012 : 11). Inspirés par les travaux d’Abélès, les auteurs conçoivent les organisations internationales non pas comme une structure formelle, mais plutôt comme un « espace de confrontation entre des représentations » (Abélès 2011 : 20). Il s’agit de révéler les mécanismes quotidiens et de déconstruire les évidences. Les anthropologues observent de près l’articulation des enjeux, la mise en lumière des dissensions et la formation de consensus. Pour parler des textes, Müller utilise une métaphore qui semble très appropriée. Elle dit que les « drafts are tamed » jusqu’à ce qu’ils deviennent acceptables, vidés de leurs éléments polémiques (Müller 2013b : 8). Je disais que les croyances normatives trouvent leur matérialisation dans les textes et que ces textes sont présentés au public comme étant adoptés à l’unanimité. Il n’y a souvent pas d’auteurs identifiables. On y remarque une apparente neutralité et une propension à utiliser un champ lexical vague avec des connotations positives (Müller 2012 : 15). Les textes, un peu comme les arguments des disputes dont parlaient Comaroff et Roberts, en appellent à un répertoire normatif déjà existant (Müller 2013b : 8).

Les articles de Marion Fresia (2012, 2013) décrivent bien ce processus. L’auteure examine les normes qui s’articulent dans la production de textes du comité exécutif du Haut- Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Celui-ci est un forum multilatéral spécialisé dans le domaine de l’asile. Il adopte chaque année ses « Conclusions » thématiques, texte qui a officiellement pour rôle, dit l’auteur, de « combler les vides juridiques » du droit international sur les réfugiés (Fresia 2012 : 41). Pour ce faire, il formule des recommandations là où il n’existe pas de directives spécifiques. Les Conclusions sont présentées comme exprimant les vues de la communauté internationale, ce qui leur confère, dit Fresia, une grande autorité morale (Fresia 2012 : 41). L’auteure met en lumière la manière dont ces Conclusions sont pensées, négociées et construites « en

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amont » (Fresia 2012 : 42). Elle rappelle que les sessions plénières où sont adoptées les Conclusions ne sont que « l’aboutissement de longs processus de négociations, qui prennent place tout au long de l’année dans le cadre de réunions consultatives et préparatoires informelles » (Fresia 2012 : 43). Elle montre comment les voix multiples sont transformées en une narration consensuelle par différentes techniques de négociation, de construction de coalitions, de médiation et de dépolitisation (Fresia 2013 : 52-53). L’auteure montre que la clé de l’émergence du consensus se trouve dans un travail sur le langage, c'est-à-dire dans le travail menant à de multiples reformulations du texte discuté. Les aspérités sont résolues, dit-elle, grâce à un « glissement des débats du fond vers la forme » (Fresia 2012 : 54). Par exemple, les acteurs vont choisir des verbes moins contraignants, l’introduction de réserves, etc. « [...] ces glissements permirent [...] aux acteurs de dépolitiser la plupart des controverses et de construire un texte suffisamment malléable, général et parfois contradictoire pour pouvoir faire consensus » (Fresia 2012 : 55). Par ailleurs, Fresia fait remarquer que la règle du consensus dissimule l’ampleur réelle de l’appui au texte. « International norms adopted through consensus tend to obscure the presence of social actors and coalitions of states, with the divergent political interests, bureaucratic strategies and cultural views that influence them » (Fresia 2013 : 70-71). Merry (2006c) aborde dans son ouvrage Human Rights and Gender Violence: Translating International Law into Local Justice, le processus transnational de construction de consensus autour de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies, l’idée de la violence envers les femmes comme violation de droits humains a acquis, dit l’auteure, « the moral force of world consensus » (Merry 2006c : 23). Merry expose dans les fins détails les processus qui ont donné jour à ce consensus, qui trouve sa réalité dans les documents produits; processus qui s’apparentent à ceux décrits par Fresia. Elle décrit les acteurs qui tentent de changer un mot dans la déclaration, d’enlever une expression, d’éliminer des échéances jugées trop contraignantes ou d’ajouter des formulations circonspectes. Ce processus, note Merry, produit un document long et diffus, difficile à lire et qui ne contient qu’un nombre restreint d’énoncés porteurs. Les échéanciers sont dilués en de vagues

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recommandations normatives (Merry 2006c : 42). Quand un paragraphe ne peut être reformulé pour faire consensus, note-t-elle, la seule solution est de le supprimer (Merry 2006c : 47). Ainsi, c’est dans la complexité de ces textes que se trouve la réponse à la question sur la possibilité même de consensus dans les arènes de la politique globale. « I kept wondering why the wording mattered so much. I gradually realized that the struggles over wording were an effort to produce a document that could be adopted by consensus despite significant political differences » (Merry 2006c : 46).

Avec At Home with the Diplomats, Neumann (2012) nous rappelle que les diplomates n’œuvrent pas tous dans des ambassades à l’étranger. Une importante partie d’entre eux restent dans leur pays d’origine et travaillent dans les bureaux du ministère des Affaires étrangères – comme d’ailleurs les architectes de la CIISE au sein du MAECI. Une des tâches majeures du diplomate dans ce cadre est de formuler des politiques, qui se matérialisent notamment à travers des discours publics. Un des arguments principaux de Neumann est que les institutions étatiques comme un ministère des Affaires étrangères doivent se présenter comme un acteur unitaire face au public et à d’autres États. Il existe « [...] a powerful imperative [saying] that the entire ministry should be comfortable with what is written in its name » (Neumann 2012 : 81). Les discours, nous expose l’auteur, sont ainsi le produit d’un processus d’assemblage de différents points de vue et angles d’analyse, modelé de manière à ce que tous au sein du ministère soient à l’aise avec le résultat (Neumann 2012 : 84).

[...] the writing up of a diplomatic text is not primarily a question of communicating a certain point of view to the outside world, or producing a tight analysis. It is rather an exercise of consensus building. One effect of this mode of knowledge production is that texts emanating from a foreign ministry are all, at least ideally, in the same voice. Another effect is that, when left to their own devices, diplomats will tend to reproduce extant knowledge rather than producing something new.

Neumann 2012 : 7

Cette recherche de consensus dans le processus de production du savoir diplomatique, dit l’auteur, a généralement comme effet d’entraver la possibilité de débat et d’innovation (Neumann 2012 : 81).

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Il y a un parallèle à établir entre cette recherche de consensus pour montrer l’unité au sein d’un ministère et la recherche de consensus dans les cadres multilatéraux. Un des thèmes communs des textes de Fresia (2012, 2013) et de Merry (2006c) est que l’obtention d’un consensus sur ces textes est importante, car il confère une légitimité qui permet au texte d’avoir subséquemment un effet sur les décisions étatiques. Merry fait remarquer que dans le cas sur lequel elle s’est penchée, le processus aurait abouti beaucoup plus rapidement s’il avait été régi par un vote. Pour elle, les décisions par consensus semblent jouer un rôle central dans la construction de la légitimité des normes internationales.

[...] the UN, as a collection of sovereign states, has very little power to coerce individual states. There is no international mechanisms for punishing states that ignore or resist the policy recommendations of UN documents. States and coalition of states can pressure other states, but a country’s vulnerability to this pressure depends greatly on its economic and political power and its capacity to mobilize allies. While NGOs and other states often use shaming and social pressure against recalcitrant states, states vary greatly in their willingness to change in response to such pressures. [...] Consequently, decisions are more effective if they are reached by consensus. This global process of consensus building gives documents legitimacy as a tool for social reform by human rights activists.

Merry 2006c : 47

Ainsi, note l’anthropologue, la légitimité de ces normes internationales, de ces croyances normatives, provient entre autres de ce processus de négociation et d’atteinte de consensus (Merry 2006a : 102).