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5.2 (R)Établir la paix libérale

6.4 Intervention humanitaire et droit d’ingérence

La revue de la littérature anthropologique m’a permis de montrer que l’intervention à des fins humanitaires s’insère dans un grand ensemble de pratiques. La segmentation entre l’intervention à des fins humanitaires et le champ plus large de l’humanitaire dans la

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proposition de la CIISE et les débats sur la RdP fait ombrage au cadre plus large de l’action humanitaire. Les apports des anthropologues permettent d’exposer la complexité et la complémentarité des opérations, la multiplicité des acteurs et organisations impliqués, ainsi que la confusion entre les objectifs et les moyens utilisés. Ils permettent de mettre en lumière le fait que les interventions à des fins humanitaires se déploient souvent en parallèle avec des travailleurs humanitaires, des forces de maintien de la paix, des observateurs internationaux et des diplomates. Cette complexité exposée permet aussi de rendre compte de certaines facettes centrales de l’intervention à des fins humanitaires qui seront rendues manifestes dans la présente discussion sur les expressions que les commissaires ont consciemment voulu changer, celles de l’« intervention humanitaire » et du « droit d’ingérence ».

Les auteurs du volume supplémentaire de la commission, Thomas Weiss et Don Hubert, affirment que l’expression « intervention humanitaire » réfère à une action robuste non consensuelle, qui inclut les sanctions d’ordre politique ou économique, mais qui va jusqu’à l’action militaire (ICISS 2001b : 16). Elle entre donc par définition en contradiction avec le principe de souveraineté. Il ne semble pas y avoir de moment précis de la création de l’expression intervention humanitaire, contrairement au droit d’ingérence. Weiss et Hubert disent qu’elle commence à apparaître dans la littérature du droit international vers la deuxième moitié du 19e siècle (ICISS 2001b : 16). Ils notent que l’idée a été le plus souvent

utilisée pour protéger des chrétiens, notamment ceux qui se trouvaient sous le joug de l’Empire ottoman. Elle s’est progressivement altérée jusque dans les années 1920 pour inclure la protection des ressortissants à l’étranger (ICISS 2001b : 16).

Le droit d’ingérence n’est pas distinct de l’intervention humanitaire en termes de pratiques. Il est plutôt un exercice conscient de représentation du principe d’intervention à des fins humanitaires par certains acteurs provenant d’ONG importantes. Les deux expressions en sont venues à être utilisées de manière équivalente. L’expression « droit d’ingérence » a été consacrée en janvier 1987 dans un séminaire organisé par Bernard Kouchner et le professeur de droit international Mario Bettati. Le séminaire réunissait des personnalités

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importantes des arènes de la politique française et internationale comme François Mitterrand (alors président de la République), Jacques Chirac (alors premier ministre), Lech Walesa (fondateur du Mouvement Solidarność) et Desmond Tutu (une des figures emblématiques de la lutte contre l’Apartheid). Kouchner affirme que l’ambition du séminaire, et de l’ouvrage ensuite publié (Bettati et Kouchner 1987), était de changer la Déclaration universelle des droits de l’homme et d’y ajouter le « droit d’intervention humanitaire » au nom « d’une morale de l’extrême urgence » (Kouchner 1987a : 10). L’importance du travail de Kouchner et l’influence de l’expression qu’il a contribué à formuler, le droit d’ingérence, ne sont pas à prouver. Dans l’ouvrage intitulé The Responsibility to Protect. Ending Mass Atrocities Once and For All, Gareth Evans, coprésident de la CIISE, note que c’est lors de l’intervention en Somalie que les journaux français se tournent vers l’expression pour titrer leurs éditoriaux (Evans 2008 : 33). L’influence se fait aussi sentir dans le milieu anglophone, mais de manière moins évidente (Allen et Styder 2000). Evans commente le rôle de Kouchner : « In making the response to mass atrocities the single most debated foreign policy issue of the [1990] decade, rather than one that could be comfortably ignored by policymakers, his contribution was outstanding » (Evans 2008: 32).

Kouchner, médecin et humanitaire, a été un ardent critique du devoir de neutralité que lui a imposé par le CICR lors de la guerre du Biafra, ce qui l’a mené à co-fonder Médecins sans frontières (MSF) en 1971, et Médecins du monde (MDM) en 1979. Le CICR fonde son travail sur trois principes fondamentaux, l’impartialité, l’indépendance et la neutralité (Barnett 2011 : 2). L’impartialité dicte aux humanitaires d’aider ceux qui en ont besoin, peu importe leur position dans le conflit. L’indépendance leur impose de ne pas être liés aux partis ayant des enjeux dans le conflit. Enfin, le principe de neutralité leur demande de ne pas prendre position dans un conflit. Ce sont ces principes qui ont permis les activités du CICR, notamment en ce qui a trait à la question de l’accès aux blessés. Après tout, ce sont ultimement les États qui autorisent l’accès aux blessés et civils. « For the Red Cross, this has meant that a very strict approach has had to be taken to neutrality in war zones which,

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amongst other things, has required a high degree of confidentiality » (Allen et Styan 2000 : 829). Kouchner et les médecins français dissidents fondateurs de MSF ont interprété cette règle de la neutralité comme une « loi du silence » (Fassin 2011b : 44) qui les ont empêché de dénoncer les atrocités commises au Biafra. MSF se donne donc comme mission non plus seulement d’assister les populations dans des crises humanitaires, mais de témoigner. « Bien longtemps après [le fondateur du CICR] Henri Dunant, la deuxième génération de secouristes, ce fut la nôtre. Nous avons affirmé que la parole protège. Nous avons mesuré le poids du témoignage, de la pression morale des uns, de l’agacement et de la honte des autres » (Kouchner 1987b : 18). Quelques années plus tard, un différend survient entre Kouchner et le président de MSF, Claude Malhuret. Les deux hommes ne s’entendaient pas sur une opération de sauvetage des « boat people » vietnamiens en Mer de Chine. Les dirigeants de MSF considéraient l’opération telle que défendue par Kouchner trop médiatique. Il ne s’agissait pas seulement d’affréter un navire avec médecins et personnel infirmier à bord, mais d’abord et avant tout d’attirer l’attention des médias (Fassin 2011b : 46). Kouchner parle de la naissance d’une troisième génération de secouristes, qui « exige sa place au soleil, caméra en main » (Kouchner 1987b : 18). MDM est fondé en 1979.

6.5 Vers la « responsabilité de protéger »

The new language – with its fundamental conceptual shift from 'the right to intervene' to 'the responsibility to protect' – enabled us to find at last common ground on what had been for decades a hugely divisive issue, and for centuries a neglected one.

Evans 2009 : 4

Les commissaires expliquent le changement de langage en affirmant que les expressions « intervention humanitaire » et « droit d’ingérence » sont problématiques pour trois raisons. Premièrement, les commissaires considèrent que ces expressions placent les droits et demandes des États qui interviennent au centre des interventions à des fins humanitaires, ce qui aurait tendance à cacher les besoins urgents des populations affectées par les conflits (ICISS 2001b : 16 §2.28). Deuxièmement, les commissaires mentionnent que les

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expressions omettent de prendre en compte toute une série d’efforts déployés pour prévenir les conflits ainsi que la nécessité d’offrir une assistance de reconstruction lorsqu’un conflit se termine (ICISS 2001a :16 §2.28). Ils répondent à ce problème en assignant à la RdP un continuum de responsabilités, c'est-à-dire une responsabilité de prévenir, une responsabilité de réagir et une responsabilité de reconstruire (ICISS 2001a : 16 §2.29). Troisièmement, les commissaires jugent que l’expression « intervention humanitaire » est déséquilibrée, « it loads the dice in favour of intervention before the argument has even begun, by tending to label and delegitimize dissent as anti-humanitarian » (ICISS 2001a : 16 §2.28). Ainsi, la RdP, affirment-ils, recentre le débat puisqu’elle implique « an evaluation of the issues from the point of view of those seeking or needing support » (ICISS 2001a : 17 §2.29)47. La RdP

implique en outre que la responsabilité première de protéger une population incombe d’abord et avant tout à l’État et que ce n’est que dans les cas où il est dans l’impossibilité d’assumer cette responsabilité, ou qu’il est lui-même à l’origine des exactions, que la communauté internationale est justifiée d’agir. Les commissaires notent que la RdP est un concept qui permet de bâtir des liens entre intervention et souveraineté. Les discours d’intervention humanitaire et de droit d’ingérence évoquent l’affrontement, contrairement, disent-ils, à la RdP (ICISS 2001a : 17 §2.29).

L’intervention à des fins humanitaires a souvent été présentée comme un dilemme entre d’une part la protection des droits humains et d’autre part le principe de non-intervention dans un État souverain. Par exemple, dans son rapport annuel présenté à l’ouverture de l’Assemblée générale en septembre 2000, le Secrétaire général Annan pose la question : « if humanitarian intervention is, indeed, an unacceptable assault on sovereignty, how should we respond to a Rwanda, to a Srebrenica—to gross and systematic violations of human rights that offend every precept of our common humanity? » (Annan 2000 : 48). Les commissaires écrivent : « Past debates on intervention have tended to proceed as if intervention and state sovereignty were inherently contradictory and irreconcilable concepts – with support for one necessarily coming at the expense of the other » (ICISS 2001a : 69

47 Il est à noter que, même après les lectures attentives faites du rapport dans le cadre de cette recherche, je

cherche toujours à comprendre en quoi RdP diffère des autres expressions à ce propos (voir d’ailleurs Chandler (2004 : 64-65) pour une articulation de ce constat).

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§8.2). Ban Ki-moon, successeur de Kofi Annan, parle de cette époque dans les mêmes termes :

Two distinct approaches emerged during the final years of the twentieth century. Humanitarian intervention posed a false choice between two extremes: either standing by in the face of mounting civilian deaths or deploying coercive military force to protect the vulnerable and threatened populations. Member States have been understandably reluctant to choose between those unpalatable alternatives.

Ban 2009a: 6 §7

Pour résoudre ce dilemme de l’intervention et de la souveraineté, les commissaires affirment en appendice du rapport qu’ils ont été grandement inspirés par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, aussi connue sous le nom de la Commission Brundtland. Cette dernière a proposé l’expression maintenant largement utilisée de « développement durable » en 1987. La Commission Brundtland a aussi permis de réconcilier deux notions vus comme incompatibles : le développement économique et la protection de l’environnement48.

Much as the Brundtland Commission on Environment and Development in the 1980s took the apparently irreconcilable issues of development and environmental protection and, through the process of an intense intellectual and political debate, emerged with the notion of “sustainable development,” it was hoped that ICISS would be able to find new ways of reconciling the seemingly irreconcilable notions of intervention and state sovereignty.

ICISS 2001a : 81

Les commissaires proposent donc de même de réconcilier les principes de non-intervention et la protection des droits humains en défendant l’idée que la souveraineté est une responsabilité.

On the one hand, in granting membership of the UN, the international community welcomes the signatory state as a responsible member of the community of nations. On the other hand, the state itself, in signing the Charter, accepts the responsibilities of membership flowing from that signature. There is no transfer or dilution of state sovereignty. But there is a necessary re-characterization involved: from sovereignty as

control to sovereignty as responsibility in both internal functions and external duties.

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ICISS 2001a : 13 §2.14

Un changement dans la définition du concept de souveraineté semble s’être amorcé et être reconnu dans les arènes de la politique globale, alors que siégeait la commission au cours de l’année 2000 (ICISS 2001a : 13 §2.15). Les commissaires affirment :

It is acknowledged that sovereignty implies a dual responsibility: externally – to respect the sovereignty of other states, and internally, to respect the dignity and basic rights of all the people within the state. In international human rights covenants, in UN practice, and in state practice itself, sovereignty is now understood as embracing this dual responsibility. Sovereignty as responsibility has become the minimum content of good international citizenship.

ICISS 2001a : 8 §1.35

Cette conception de la souveraineté est renforcée, peut-on lire dans le rapport, par l’impact des normes internationales relatives aux droits humains et par l’importance grandissante des discours sur la sécurité humaine (ICISS 2001a : 13 §2.15). Grâce à la RdP, qui implique une souveraineté comme responsabilité, « [s]overeignty no longer implies the license to kill » (Thakur et Weiss 2009 : 23, mes italiques). Sur la page d’accueil du site Internet du Global Center for the Responsibility to Protect, groupe de recherche dont il sera question au Chapitre 7, on peut lire une épigraphe attribuée à Gareth Evans : « Mass atrocities cannot be universally ignored and sovereignty is not a license to kill ». Notons ici que non seulement les commissaires ont su lier leur nouvelle proposition pour une RdP avec d’autres normes déjà acceptées dans les arènes de la politique globale comme les droits humains et la sécurité humaine, mais qu’ils ont aussi entrepris de placer le principe de non-intervention associé à la souveraineté dans le domaine du non légitime en le renommant une « license to kill ».

Cette idée d’une souveraineté comme responsabilité est généralement attribuée à Francis Deng par les architectes et défenseurs de la RdP (Luck 2012 : 40, Thakur 2002 : 330 n.12, Weiss 2004 : 139) mais aussi par des politologues (par exemple Wheeler 2004 : 37). Actuel représentant permanent du Soudan du Sud à l’ONU, auparavant Conseiller spécial pour la prévention du génocide de 2007 à 2012, Deng a une carrière onusienne remarquable. C’est en 1992 qu’il est nommé Conseiller spécial du Secrétaire général pour les « personnes

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déplacées internes ». Cette expression fait allusion à des personnes déplacées par un conflit, mais qui n’ont franchi aucune frontière internationale. Ces personnes ne détiennent pas, par conséquent, le statut officiel de réfugié qui leur procurerait, théoriquement, la protection de l’ONU (voir Cohen et Deng 1998 pour un résumé succinct). L’idée de souveraineté comme responsabilité a été développée par Deng au cours de son mandat de Conseiller spécial pour les personnes déplacées internes (Deng 1995, Deng et coll. 1996, Cohen et Deng 1998). Elle est formalisée principalement dans l’ouvrage intitulé Sovereignty as Responsibility: Conflict Management in Africa (Deng et coll. 1996). Les auteurs proposent notamment l’idée que les principes normatifs de la souveraineté ont des dimensions internes et externes. « The internal dimension has to do with the degree to which the government is responsive to the needs of its people, is accountable to the body politic, and is therefore legitimate » (Deng et coll. 1996 : xvii). La dimension externe fait référence aux responsabilités de « cooperation of sovereign states in helping or checking one another when a fellow state loses or refuses to use its capacity to provide protection and assistance for its citizens » (Deng et coll. 1996 : xvii-xviii). Nous retrouvons ici les idées qui fondent certains des préceptes de la RdP, notamment celui de l’État défaillant.

Quelques années après la fin des travaux de la CIISE, Evans affirme que le concept de Deng a été l’inspiration principale de la commission (Evans 2008 : 42). La souveraineté comme responsabilité a permis de réconcilier le dilemme entre la protection des droits humains et le principe de non-intervention. « This modern understanding of the meaning of sovereignty is of central importance in the Commission’s approach to the question of intervention for human protection purposes, and in particular in the development of our core theme, ‘the responsibility to protect,’ [...] » (ICISS 2001a : 8 §1.36).

While the state whose people are directly affected has the default responsibility to protect, a residual responsibility also lies with the broader community of states. This fallback responsibility is activated when a particular state is clearly either unwilling or unable to fulfill its responsibility to protect or is itself the actual perpetrator of crimes or atrocities; [...]. This responsibility also requires that in some circumstances action must be taken by the broader community of states to support populations that are in jeopardy or under serious threat.

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Deng et ses collaborateurs le disent dans des mots plus directs : les États qui ne remplissent pas leur responsabilité « cannot legitimately complain against international humanitarian intervention » (Deng et coll. 1996 : xvi).

Les données ont montré que les commissaires étaient soucieux de replacer l’idée de l’intervention à des fins humanitaires dans le domaine du légitime pour deux types d’acteurs centraux à la question : les États issus de la décolonisation et les ONG. J’ai déjà mentionné un document obtenu en vertu de la Loi sur l’accès à l’information : le compte- rendu d’une rencontre entre des architectes de la CIISE provenant du gouvernement du Canada, les deux coprésidents de la commission et le secrétariat de l’ONU. Cette rencontre a lieu le 28 juin 2001, avant la rencontre finale des commissaires prévue en août, mais après toutes les consultations régionales. Elle vise notamment à exposer au secrétariat de l’ONU l’orientation que prend la CIISE et à vérifier si le Secrétaire général est toujours prêt à soutenir le rapport en préparation. Au cours de cette rencontre :

Evans emphasized that, in seeking to change the vocabulary employed, ICISS would eschew the term “humanitarian intervention”, both in deference to the ICRC [International Committee of the Red Cross] and humanitarian NGOs which rejected the linkage between the two words and in recognition of the view, most often heard in the South, that the use of the term “humanitarian” in that context served to prejudge, by making an implicit moral judgement, the basis and motivations of the interventions in question.

MAECI 2001g : 610 §10

Les commissaires voient dans l’expression de la RdP une occasion de parler de l’intervention à des fins humanitaires en évitant la référence aux expressions « ingérence » et « intervention ». Je l’ai dit, le concept de souveraineté comme responsabilité à la base de la RdP commençe à circuler dans les arènes de la politique globale. Rallier les États issus de la décolonisation et les ONG est une préoccupation centrale. Les deux prochaines sections visent à montrer comment la RdP a tenté de « décoloniser » le langage de l’intervention à des fins humanitaires et de démilitariser l’entreprise humanitaire.

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6.5.1 « Décoloniser » le langage de l’intervention à des fins