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Le point de départ de cette thèse est qu’un changement normatif en faveur de l’intervention à des fins humanitaires est apparu dans les années 1990 alors que la RdP constituait un changement discursif pour en parler et pour justifier les pratiques. S’il y a changement, celui-ci s’opère dans un ordre établi. Dans les arènes de la politique globale, comprendre comment les États et leurs représentants se plient à cet ordre est le problème majeur d’une importante partie de la littérature des relations internationales. Pourquoi les États respectent-ils l’ordre établi du système international puisqu’il n’y a aucune autorité supérieure pour le faire respecter? Ceci a été nommé la question de la conformité (compliance question) (voir notamment Koh 1997). Un des concepts utilisés par les architectes de la RdP pour répondre à la question de la conformité est la « gouvernance globale » (Thakur et Weiss 2009, Weiss et Thakur 2010). Dans l’environnement considéré anarchique de la politique globale, la gouvernance permettrait, même en l’absence d’une l’autorité centrale, d’amener plus de prédictibilité, de stabilité et d’ordre face aux problèmes transnationaux (Weiss et Thakur 2010 : 5-6). La gouvernance globale est présentée comme l’ensemble des arrangements collectifs qui résolverait les problèmes collectifs transfrontaliers. Les architectes et entrepreneurs de la RdP identifient clairement la RdP comme faisant partie des outils de la gouvernance globale (Evans 2005, Hubert and Bosner 2001, Thakur et coll. 2005, Thakur and Weiss 2009, Weiss and Thakur 2010). Les croyances normatives constituent un de ces outils. Finnemore et Sikkink (1998 : 891-892) suggèrent que la non-conformité génère stigmatisation et désapprobation, car ces croyances normatives sont, disent-elles, l’expression d’une position morale partagée. Les auteures n’expliquent cependant pas comment fonctionne cette récrimination. Elle est présentée comme allant de soi.

L’ordre et la conformité dans les sociétés sans organisme législatif centralisé ont été des thèmes centraux de l’anthropologie juridique classique. Merry (2006a) a établi un parallèle

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entre l’ordre juridique transnational contemporain et l’ordre juridique de ces sociétés. Elle soutient, de manière qui rappelle la suggestion de Finnemore et Sikkink discutée ci-dessus, que l’ordre est maintenu dans les deux cas par réciprocité, menace d’ostracisme et représailles symboliques et matérielles (Merry 2006a : 101). L’anthropologue montre que les croyances normatives sont de la même manière formées par des processus de délibération et par l’obtention d’un consensus (j’y reviendrai) (Merry 2006c). Merry (2006a : 101) dresse un parallèle avec Malinowski (1933) et son livre Le crime et la coutume dans les sociétés primitives. Celui-ci a bien montré comment l’ordre est maintenu dans la société trobriandaise : l’habitude, le respect de la commande traditionnelle, l’attachement sentimental et le désir de satisfaire l’opinion générale font en sorte que les Trobriandais obéissent à la coutume pour elle-même. La réciprocité est présentée comme la base du fonctionnement de la structure légale. Ceux qui ne respectent pas ce principe sont exclus des systèmes d’échanges, notamment la kula. De même, continue Merry (2006a : 101), les États se conforment en général aux règles du système international en l’absence d’une autorité centrale. Réciprocité, désir de faire partie de cette « communauté internationale », apparaître « civilisé », répondre aux pressions exercées par d’autres États dans le contexte de négociations d’accords commerciaux sont des aspirations qui permettent de comprendre pourquoi les États se conforment à ces règles et ces normes internationales, sans nécessairement évacuer les questions de la défense des intérêts matériels qui auront aussi un rôle à jouer dans la conduite des affaires étatiques. Par exemple, Merry (2006c) montre que le statut des femmes est devenu une mesure de « civilisation » dans les arènes de la politique globale. L’auteure explique que de ratifier la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et de s’y conformer favorisent la participation au commerce international et l’accès à l’aide internationale.

The reasons why a nation would choose to ratify CEDAW [Convention on the

Elimination of all Forms of Discrimination against Women] and subject itself to a

periodic reporting and examination are not obvious. There are, however, important political and economic dividends. Compliance with human rights instruments is important for participation in the international community and for benefits such as aid, trade relations, and foreign investment. [...] In sum, it appears that participating in the

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international human rights regime allows countries to claim civilized status in the present international order, much as ideas of civilization provided the standard for colonized countries during the imperial era.

Merry 2006c : 79

Ce ne sont pas tous les États, souligne-t-elle, qui peuvent résister totalement aux pressions normatives induites par les normes internationales (Merry 2006c : 68).

L’ordre est aussi un thème important des anthropologues qui étudient les pratiques diplomatiques. Les anthropologues sont explicites sur le fait qu’il existe un contraste entre ce que devrait être la diplomatie – c'est-à-dire comment elle se représente elle-même – et ce qui se passe dans la pratique (Neumann 2012 : 2). Ils exposent les phénomènes diplomatiques en relatant ce que font les diplomates de manière quotidienne (Ambrosetti 2005, 2009; Barnett 1997a; Feldman 2005; Irwin 2014; Neumann 2012; Schia 2013). Pour les spécialistes des relations internationales, la diplomatie est un processus de communication central au fonctionnement du système global dont l’objectif est la résolution de conflits par le dialogue et la négociation (White 2001 : 318). Le travail de diplomate consisterait à collecter de l’information, à donner des avis pour l’élaboration de politiques, à faire de la représentation et à négocier avec ses pairs d’autres États (White 2001 : 326). Une des autorités en matière de diplomatie et de pratiques diplomatiques est le guide du diplomate britannique Ernest Satow, qu’il a écrit à l’intention de ses pairs. « Diplomacy is the application of intelligence and tact to the conduct of official relations between the governments of independent states. [...] Diplomacy is in fact [...] the best means devised by civilisation for preventing international relations from being governed by force alone » (Satow 1979 [1917] : 3, mes italiques). Les thèmes dominants chez les anthropologues sont que les diplomates agissent de manière à maintenir l’ordre étatique établi, à défendre les intérêts de l’organisation pour laquelle ils travaillent (étatique ou internationale) et à construire un consensus pour exhiber une unité qui ne fait que dissimuler les rapports de pouvoir qui ont été déployés dans le processus. Dans les contextes multilatéraux comme l’ONU, ces auteurs montrent que la recherche de consensus et d’unité renforce un code de conduite qui amène les diplomates à devoir naviguer entre

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les exigences des États et la cohésion et pérennité de l’organisation dans laquelle ils œuvrent.

Gregory Feldman (2005) a étudié la construction discursive des minorités nationales dans l’appareil diplomatique européen. L’analyse de Feldman a été influencée d’abord par la généalogie de la diplomatie de James Der Derian (1987) dont l’argument repose en partie sur l’idée que pour les diplomates, l’unité est la condition sine qua non de l’ordre social et que celle-là doit être assurée ou restaurée à travers une médiation vue comme appropriée. Feldman s’appuie aussi sur l’argument de Malkki (1994, 1995) concernant l’association rendue naturelle entre le territoire, l’État et la culture dont je parle aux chapitres 4 et 5 de cette thèse. L’argument de Feldman (2005 : 220) est que dans le discours diplomatique, les minorités nationales sont construites comme pouvant potentiellement déstabiliser à la fois l’État-nation et le système interétatique européen. Les diplomates, avance l’auteur, agissent par les pratiques diplomatiques de manière à préserver la permanence des autres États puisque de celle-ci dépend la permanence de leur propre État (Feldman 2005 : 235). Ce n’est donc pas l’ordre et l’unité comme vertu que visent les diplomates, mais plutôt la conservation du système interétatique pour assurer les intérêts de leur État. Ce faisant, Feldman montre que la diplomatie et sa pratique renforcent un code de conduite et une identité nationale territorialisée, à la fois pour les acteurs qui agissent pour un de ces États que pour les acteurs faisant partie de groupes qui voudraient rejoindre ce système, par exemple des minorités qui voudraient fonder leur propre État-nation (Feldman 2005 : 224). Dans un article ethnographique publié dans Cultural Anthropology, le politologue Michael Barnett (1997a) présente son expérience comme analyste politique identifié comme expert sur le Rwanda au sein de la Mission permanente des États-Unis au Conseil de sécurité. Son année passée à la mission permanente a été marquée par le génocide que nous connaissons. L’auteur montre comment les acteurs au sein du Conseil de sécurité et lui-même en sont venus à justifier l’inaction en termes de protection des intérêts de l’ONU et de protection des militaires qui participaient à l’opération de maintien de la paix. « Although troubled by the Security Council's failure to take even the most minimal steps to alleviate the suffering

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in Rwanda, I justified the lack of action by arguing that anything short of a massive and dramatic intervention would not have stopped the genocide, no states were offering troops for such a campaign, and another ‘loss’ after Somalia would jeopardize the UN's future » (Barnett 1997a: 561). À son retour dans le milieu académique, il s’est demandé pourquoi il avait pensé que les intérêts, la réputation et la légitimité de l’ONU étaient plus importants que les besoins des Rwandais massacrés. Comment le désir de protéger l’organisation est-il devenu une justification pour ne pas intervenir (Barnett 1997a : 561)? L’auteur expose la manière dont il a acquis le savoir-faire (Bourdieu et Ambrosetti diraient dit le sens pratique) du bureaucrate et expose son apprentissage du langage, du style de rédaction des câbles diplomatiques, de la manière d’interagir avec les collègues des autres délégations. Il utilise le cadre d’analyse proposé par Michael Herzfeld (1993) sur la production sociale de l’indifférence dans les bureaucraties et identifie notamment comme piste d’explication que sa soi-disant expertise du Rwanda était plutôt une expertise des opérations de l’ONU au Rwanda et que, par conséquent, il était plus dévoué à l’organisation qu’aux Rwandais (Barnett 1997a : 573).