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Nous venons d’explorer comment différents éléments s’articulent pour entraîner le changement dans un ordre politique et social donné. J’ai entamé la discussion à partir de la catégorie largement utilisée par les entrepreneurs de la RdP, celle de « norme » dans la politique globale. Ceci m’a amenée à explorer la manière dont s’articulent les agents, l’ordre, le langage, pour en arriver à la construction d’un consensus constitutif du changement social. J’ai par ailleurs voulu marquer une différence entre ce que les agents appellent une « norme », c'est-à-dire un grand principe de ce qui devrait être, des normes routinières et habituelles. Cette distinction entre les « croyances normatives » et les

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« normes pratiques » proposée par Ambrosetti (2009) permet de prendre en compte le fait que les décisions sur les premières sont prises par des agents œuvrant dans un environnement social qui engendre des pratiques singulières. Ce sont les normes pratiques qui dictent le langage approprié et qui identifient ceux qui sont habilités à parler. Ce sont aussi ces normes pratiques qui imposent la manière de proposer de nouveaux discours. La question de la légitimité se trouve dans les interstices de l’articulation entre ces éléments. C’est elle qui permet d’opérer le changement. L’idée de la légitimité a été très peu problématisée dans la littérature anthropologique explorée pour cette thèse. Elle est presque toujours présentée comme quelque chose qui va de soi, un facteur explicatif qui ne nécessite aucune autre précision. Comaroff et Roberts (1981 : 37) discutent du fait qu’une distinction est établie entre le statut et son détenteur, c'est-à-dire que l’autorité du chef (acquise de naissance) et le pouvoir légitime dépendent toujours de l’accomplissement personnel. Cependant, ils ne problématisent pas davantage la question de la légitimité. Merry (2006c) et Fresia (2012, 2013) parlent toutes deux de la légitimité fournie par la construction du consensus, mais n’explorent pas comment celle-ci fonctionne. Il s’agit ici d’ajouter une strate d’analyse à ce qu’ont proposé ces anthropologues.

La question de la légitimité est loin d’aller de soi. La complexité du concept réside notamment dans le fait que les différents penseurs contemporains sur la question ont offert des définitions reflètant les préoccupations de leurs disciplines respectives (Beetham 1991 : 4-5). Par exemple, les philosophes politiques liront Hobbes, Locke ou Rousseau, alors que les scientifiques sociaux s’appuient plutôt sur Weber (Beetham 1991 : 8). Il y a néanmoins consensus sur la nécessité de faire la distinction entre deux grandes approches, l’approche « normative » et l’approche « empirique ». Je veux faire ressortir des discussions sur la légitimité que celle-ci est importante car elle répond aux questions sur la manière dont l’ordre légal, social et politique est produit, se maintient et se transforme (Stryber 2001 : 8700).

L’approche normative de la légitimité identifie les standards – présentés comme universaux – à l’aune desquels un régime ou une action devraient être jugés pour être vus comme

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justifiés (Ansell 2001 : 8704). L’approche normative de la légitimité est historiquement liée aux discussions philosophiques sur l’État, sur l’exercice du pouvoir étatique et sur l’obéissance des populations à ce pouvoir. Par conséquent, l’approche normative est dédiée en grande partie aux différentes théories du contrat social et est très centrée sur la légitimité de l’État (voir notamment Peter 2014). De plus, cette approche n’offre que peu d’emprise sur la compréhension des processus de légitimation qui sont centraux à cette thèse. « The charge is that philosophers tend to focus on the general conditions necessary for the justification of political institutions, but neglect the historical actualization of the justificatory process » (Peter 2014 : 5).

L’approche empirique se rapporte historiquement aux croyances des populations en la légitimité de l’autorité politique (Ansell 2001 : 8704; Peter 2014 : 3). Elle est issue d’un texte de Max Weber intitulé « Les types de dominations légitimes » (1995 [1922]), où il propose ses trois types idéaux de domination largement discutés dans la littérature14. De

manière plus importante pour la présente discussion, Weber avance qu’un régime politique est légitime si ceux qui seront en position de subordination croient en sa légitimité. En soutenant que les différents modes de domination dépendent de différents types d’autorité et que l’autorité dépend de ce que les gens croient qu’elle est justifiée, Weber fait de la légitimité l’élément central de la compréhension des institutions, de l’ordre politique et de l’obéissance (Ansell 2001 : 8705; Stryber 2001 : 8704). Par conséquent, avance Weber, « [...] toutes les dominations cherchent à éveiller et entretenir la croyance en leur ‘légitimité’ » (Weber 1995 : 286, mes italiques).

L’approche qu’offre Weber est beaucoup plus pertinente pour cette thèse. Il ne s’agit pourtant que d’un point de départ. Beetham (1991), Habermas (1979) et Ricœur (1984) ont tous trois critiqué ces travaux. Habermas avance que la légitimité d’un ordre politique tient

14 La première est la domination traditionnelle « reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de

traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité » (Weber 1995 : 289). La deuxième est la domination charismatique « reposant sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne » (Weber 1995 : 289). La troisième est la domination légale « reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens » (Weber 1995 : 289), cette dernière étant exercée dans les bureaucraties modernes.

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aussi au fait qu’il existe de bons arguments pour le reconnaître comme droit et juste. « Legitimacy means a political order’s worthiness to be recognized » (Habermas 1979 : 178). Dans la même veine, Beetham affirme que « [a] power relationship is not legitimate because people believe in its legitimacy, but because it can be justified in terms of their beliefs » (Beetham 1991 : 11). La distinction est subtile, mais importante. Weber, dit Beetham, transfère l’enjeu de la légitimité de la question des caractéristiques intrinsèques d’un pouvoir telle que définie dans l’approche normative, en un enjeu qui ne s’intéresse qu’aux croyances des gens. Ce faisant, la légitimité est vidée de son contenu « objectif » (Beetham 1991 : 9), c'est-à-dire de tout autre élément contribuant à la légitimité qui existe en dehors des croyances. Ricœur (1984 : 57), pour sa part, indique qu’il y a toujours un écart à combler entre la prétention d’un système de pouvoir à la légitimité et la propension des gens à croire en cette celle-ci. Cet écart, qu’il qualifie de « plus-value de croyance », est comblé par la persuasion discursive.

En bref, ce que critiquent ces auteurs dans la définition offerte par Weber est la séparation entre les croyances à propos de la légitimité avec les raisons pour lesquelles ces croyances existent.

When we seek to assess the legitimacy of a regime, a political system, or some other power relation, one thing we are doing is assessing how far it can be justified in terms of people’s beliefs, how far it conforms to their values or standards, how far it satisfies the normative expectations they have of it. We are making an assessment of the degree of congruence, or lack of it, between a given system of power and the beliefs, values and expectations that provide justification. We are not making a report on people’s ‘belief in its legitimacy’.

Beetham 1991 : 11

Beetham (1991 : 16) nous rappelle d’ailleurs que le pouvoir légitime est par définition limité puisqu’il doit se plier à un certain nombre de règles.

Bourdieu (2001) rattache quant à lui la légitimité à la question du pouvoir symbolique. La légitimité en est le concept opérateur clé. Non seulement le pouvoir symbolique demande-t- il une compétence vue comme légitime pour exercer de l’influence, mais il rend l’exercice du pouvoir légitime. S’inspirant de Bourdieu, Ambrosetti met en lumière comment

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fonctionne la légitimité au niveau des pratiques quotidiennes dans les arènes de la politique globale. Il considère que la légitimité est une croyance qui s’appuie sur les régularités perçues et sur les attentes des groupes impliqués. Il soutient que la légitimité n’est pas que le fait des États, mais aussi de toutes ces relations de pouvoir qui se tissent dans les interactions interpersonnelles. La légitimité, dit-il, est le « refuge du non-problématique » (Ambrosetti 2009 : 141), c'est-à-dire qu’elle tient au respect de ces normes pratiques dans une arène politique donnée. « Aussi spontanée qu’elle paraisse, cette reconnaissance de la légitimité n’en tient pas moins au lien de conformité mentalement établi entre les comportements dits légitimes et l’univers, c'est-à-dire les idées que s’en font les agents de ce qu’est le monde qui les entoure » (Ambrosetti 2009 : 142). L’auteur est explicite sur le fait que la légitimité ne peut être comprise en dehors de l’ordre social dans lequel elle s’inscrit (Ambrosetti 2009 : 142).

Ce qu’Ambrosetti met en évidence est que pour mobiliser un groupe en vue de faire accepter un projet ou une idée, un agent doit se placer dans le domaine « du légitime » tel que compris par ce groupe.

[...] la reconnaissance de la légitimité d’un comportement ne résulte pas nécessairement d’une confrontation consciente, méthodique, à l’ensemble des normes en présence dans un domaine d’action, dans un environnement institutionnel donné. La légitimité équivaut à ne pas s’interroger sur cette conformité, précisément parce que l’agent ne perçoit aucune norme contraire, il ne voit aucun risque à acquiescer à tel comportement qui l’engage.

Ambrosetti 2009 : 140

L’auteur soutient que les pratiques de légitimation consistent pour l’agent à déployer « un récit comme on déploie une couverture protectrice, à mesure qu’il identifie « dans le feu de l’action » les comportements qui le placent à l’abri des risques de sanctions négatives de la part de ses pairs » (Ambrosetti 2009 : 29). La légitimation est une pratique

[...] par laquelle un agent tente de réduire la perception d’éventuels problèmes et le questionnement à propos d’une pratique opérée (ou à venir) au sein d’un groupe donné, mais qui ne rentre pas a priori dans le domaine du routinier, du parfaitement normal et légitime, au sein de ce groupe.

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Ambrosetti 2009 : 249

Il s’agit de transposer ce qui est légitime dans un contexte vers un autre contexte parallèle pour tenter de rendre légitime un nouveau discours, une nouvelle pratique (Ambrosetti 2005 : 9). Les processus de légitimation supposent un sens pratique de la production et de la distribution de ce que l’auteur nomme les « idées du légitime » (Ambrosetti 2009 : 151). Le langage est un élément clé du processus. Parler « les mots de la tribu », dit Ambrosetti (2009 : 146), est un élément capital de la pratique de légitimation. La légitimation se joue dans la pratique, elle « emprunte davantage à des idées légitimes évoquées sans être discutées dans leur applicabilité à la situation précise, qu’à des raisonnements logiques capables de fonder au plan éthique cette légitimation de croyances et de comportements » (Ambrosetti 2009 : 155). Ainsi, la manière de formuler une idée et le choix de la dire au moment où elle est dite se nourrit principalement, dit l’auteur, d’une maîtrise préalable des normes pratiques en vigueur dans l’environnement social en question, et du pari pris que les agents continueront à considérer celles-ci comme valides (Ambrosetti 2009 : 155). En d’autres mots, il s’agit pour les agents de proposer à la fois des solutions qui seront considérées comme légitimes d’une manière qui est aussi vue comme légitime par ceux qui seront en mesure de réagir à cette décision et d’appliquer une sanction positive ou négative (Ambrosetti 2009 : 138-139). Ambrosetti identifie les processus de légitimation comme étant possiblement porteurs de changements sociaux (Ambrosetti 2009 : 199). Il indique par ailleurs que les pratiques de légitimation peuvent révéler l’ordre des choses. Elles sont, dit- il, la « machinerie conceptuelle de la maintenance de l’univers » (Ambrosetti 2009 : 254). Les pratiques permettant aux agents de se placer dans ce domaine du légitime est un processus que j’appelle ici la « légitimation ». Il s’agit là du concept opérateur de cette thèse. J’ai dit en introduction que toute cette thèse peut être encapsulée dans cette phrase formulée par un des architectes de la CIISE : « [...], everything was designed to make sure that this thing endured » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Je soutiens que la clé de la compréhension du succès de la RdP se trouve dans l’étude ethnograhique des différentes pratiques de légitimation utilisées pour présenter cette idée. J’avance aussi

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que la mise en lumière d’une série de pratiques de construction de la légitimité devient révélatrice d’éléments fondamentaux du fonctionnement de la politique globale.