• Aucun résultat trouvé

l’Assemblée générale

Chapitre 4 – Façonner la légitimité de la CIISE – Capital symbolique et sens pratique

4.2 Les commissaires de la CIISE

Au moment de l’ouverture de la session annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2000, le ministre des Affaires étrangères canadien Lloyd Axworthy présente la commission, mise sur pied au cours de l’été précédent. La CIISE sera dirigée, dit-il, par deux co-présidents, « one from the developing and one from the developed world » (Axworthy 2000 : 5). Il ajoute que la CIISE sera composée d’un « wide range of representatives of government and non-governmental organizations (NGOs) from all regions » (Axworthy 2000 : 5). En outre, les commissaires collaboreront, dit-il, avec un conseil consultatif, composé de ministres, anciens ministres et praticiens distingués des domaines académique, humanitaire et légal (Axworthy 2000 : 5). Le ton est donné. Diverses formes de compétences, prestige, sens pratique et diversité culturelle sont vues comme les caractéristiques clés qui donneront potentiellement à la CIISE et à son rapport la légitimité nécessaire pour être reconnus. Un architecte de la CIISE m’a raconté :

[...] we brought in a hardest line of people around the table. [...] We did not want to make it easy for people to put this report aside.

Auteure : Ok, so that was really the main concern?

Totally. [...] The whole process was. It would be to make it robust and resilient, because we knew it would come under tremendous criticism. And it has.

Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009

La CIISE est composée, comme décrit en détail au Chapitre 2, de quatre équipes de travail : les douze commissaires, un conseil consultatif, une équipe de recherche et un secrétariat. La commission est co-présidée par Gareth Evans (Australie)30 et Mohammed Sahnoun

(Algérie). Les commissaires sont présentés comme étant les seuls responsables du contenu

30 La diversité culturelle ayant été un élément majeur dans le choix des commissaires (j’y reviendrai), je mets

entre parenthèses le pays d’origine des commissaires tel qu’on le trouve dans le volume supplémentaire (ICISS 2001b : 345-347).

89

du rapport qu’ils présentent et se sont rencontrés six fois sur une période d’environ un an, entre novembre 2000 et septembre 2001. Le conseil consultatif est composé de différents ministres des Affaires étrangères, de présidents de grandes fondations31 et de hauts

fonctionnaires d’organisations internationales et régionales; il est présenté comme ayant la responsabilité de donner des avis politiques afin d’aider les travaux des commissaires. La seule rencontre entre le conseil consultatif et les commissaires s’est tenue à Londres le 22 juin 2001. L’équipe de recherche est présentée comme une entité fournissant la dimension « intellectuelle » (ICISS 2001b : 343) des travaux de la commission. Elle est officiellement menée par Thomas Weiss (États-Unis) et Stanlake Samkange (Zimbabwe) (ICISS 2001a : IX; ICISS 2001b : 343). Weiss, avec l’aide de Don Hubert (Canada), ont rédigé un imposant volume intitulé The Responsibility to Protect. Research, Bibliography, Background (ICISS 2001b), volume que je nommerai « volume supplémentaire » dans cette thèse. Samkange est quant à lui rapporteur et rédige les différents avant-projets de rapports. Le secrétariat fournit un soutien administratif aux travaux de la commission, comme la recherche de fonds, l’organisation des consultations régionales et des rencontres des commissaires, la gestion de la publication et de la diffusion du rapport et du volume supplémentaire. Les membres du secrétariat entreprennent aussi des démarches diplomatiques afin de recueillir des appuis politiques. Les consultations régionales, pour leur part, sont présentées comme un moyen d’aller « consulter » différents types d’acteurs de la politique globale comme des représentants d’ONG, des fonctionnaires d’organisations internationales ou des universitaires. Onze consultations régionales sont organisées à travers le monde.

Le concept de capital symbolique tel que développé par Pierre Bourdieu permet de conceptualiser, et problématiser, ce que Pederson veut dire lorsqu’il avance que la légitimité des commissions internationales doit être instantanée. J’ai développé au Chapitre 1 l’idée que ce qui est important n’est pas seulement ce qui est dit, mais qui le dit. Le pouvoir des mots a dit Bourdieu (2001 : 210) se trouve dans la croyance que ceux qui les énoncent ont la légitimité de parler. Cette compétence légitime de parler est accordée aux

90

agents dont le capital symbolique est reconnu par le groupe qui a le pouvoir de l’accepter (Bourdieu 2001 : 156). L’artéfact le plus manifeste du capital symbolique de la commission et des commissaires est le rapport (ICISS 2001a) et le volume supplémentaire (ICISS 2001b) qu’ils ont produits. Ces documents ont eu le pouvoir de non seulement proposer une solution au problème de l’intervention à des fins humanitaires, mais de faire un état des lieux dans un style de rédaction qui amène le lecteur à penser que ce qui y est énoncé va de soi. Le style de ces documents n’est pas exceptionnel en comparaison avec d’autres rapports de commissions internationales, des discours politiques, des rapports de grandes organisations internationales, etc. Il y a dans ce que ces documents énoncent un effet performatif (Austin 1975; Bourdieu 2001) en ce qu’ils créent la réalité qu’ils exposent sans avoir à justifier ce qui est présenté – ce sur quoi je reviendrai au Chapitre 5. Il faut d’abord montrer quels éléments constituent un capital symbolique significatif conférant aux agents choisis cette légitimité de parler. Je mettrai en scène ces éléments en les éclairant à l’aide des catégories constitutives du capital symbolique comme le capital culturel (savoir, diplômes, etc.) et le capital social (réseaux et l’autorité scientifique (Bourdieu 1976 : 91)). Cependant, là ne s’arrête pas l’apport de Bourdieu dans la compréhension de la légitimité de la commission. Il est devenu manifeste que ce n’est pas seulement le capital symbolique des agents qui est recherché, mais aussi leur sens pratique, leur compréhension des normes pratiques, dirait Ambrosetti (2009). Il faut que les agents aient l’habitus nécessaire, c'est-à- dire un sens pratique incorporé, pour que la commission et son rapport restent dans le domaine du légitime. L’habitus produit des pratiques qui permettent de savoir quoi faire et ne pas faire, quoi dire et ne pas dire (Bourdieu 1980 : 89) dans un champ particulier. L’habitus est l’incorporation des expériences passées qui tendent à garantir la conformité des agents à un certain schème de pratiques vues comme « raisonnables », de « sens commun » (Bourdieu 1980 : 91, 93). Je ferai dans le prochain paragraphe une courte description des portfolios des commissaires (le lecteur pourra consulter l’Annexe I pour obtenir de plus amples détails). Il s’agit de dresser un portrait général des agents qui ont été activement recrutés. Je ne prétends pas ici à l’exhaustivité ni même à la synthèse biographique ou l’histoire de vie. Je tente plutôt de relever ce qui était vu, et surtout

91

présenté dans l’appendice de présentation des commissaires (ICISS 2001b : 345-347), comme étant significatif.

C’est le recrutement d’un des coprésidents, Gareth Evans (Australie), qui a fait l’objet de nombreux commentaires lors des entrevues avec les architectes de la CIISE. Un architecte de la CIISE m’a expliqué ce qu’ils recherchaient comme coprésident : « Because we wanted somebody again with political cachet, you know, who is a real independent thinker, who was a very courageous thinker, and that, I mean, that sums up Gareth [Evans] in many different ways. [...] You had to really think about who you had around as one of your co- chairs » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Evans était le président de l’International Crisis Group (ICG) depuis janvier 2000; cet important groupe d’experts œuvre à la prévention et la résolution des conflits armés. Il a été ministre des Affaires étrangères de l’Australie entre 1988 et 1996 et a joué un rôle clé dans le développement d’un accord de paix au Cambodge, tout comme dans le processus qui a mené à la Convention sur les armes chimiques. Il a aussi initié la Commission Canberra sur l’élimination des armes nucléaires (ICISS 2001b : 345) et a siégé à la Commission Carnegie sur la prévention des conflits meurtriers (cette dernière expérience n’a pas été mentionnée dans l’appendice, mais je l’ajoute, car il apparaît qu’elle a façonné le sens pratique d’Evans lorsqu’il a pensé la conception de la CIISE). Le rôle joué par Evans au sein de la CIISE, particulièrement pour la promotion de la RdP, a été très important. Il est d’ailleurs reconnu que les présidents de commissions internationales ont souvent joué un rôle crucial, comme en font foi les nombreuses commissions qui ont été baptisées du nom de leurs présidents (Cooper et English 2005 : 10-11).

L’autre coprésident est Mohammed Sahnoun (Algérie). Il était conseiller spécial du Secrétaire général au moment d’être recruté par la CIISE; il avait aussi été Envoyé spécial conjoint de l’ONU et de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) pour la région des Grands Lacs en 1997, ainsi que Représentant spécial du Secrétaire général en Somalie de mars à octobre 1992. Sahnoun a été ambassadeur d’Algérie et a siégé à la Commission Brundtland. Gisèle Côté-Harper (Canada) a été membre du Comité des droits de l’homme

92

de l’ONU; elle a remporté la Médaille Lester B. Pearson pour la paix en 1996 et a été nommée officière de l’Ordre du Canada en 1997. Lee Hamilton (États-Unis) a été directeur du prestigieux Woodrow Wilson International Center for Scholars et membre du Congrès étasunien de 1965 à 1999. Michael Ignatieff (Canada) a été directeur du Carr Center for Human Rights Policy à la Kennedy School of Government de l’Université Harvard; il a par ailleurs été membre de la Commission internationale indépendante sur le Kosovo. Klaus Naumann (Allemagne) était chef d’état-major de l’OTAN et est devenu président du Comité militaire de l’OTAN de 1996-1999. Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud) a été élu Secrétaire général du African National Congress (ANC) d’Afrique du Sud en 1991; il a joué en outre un rôle crucial dans les négociations avec l’ancien régime de son pays et ainsi contribué à la fin non violente de l’apartheid. Il a reçu le prix Olof Palme en octobre 1987 et a participé au processus de paix en Irlande du Nord en mai 2000. Ramaphosa était aussi actif dans le secteur privé en Afrique du Sud et était président exécutif d’une importante société de gestion. Fidel V. Ramos (Philippines) a été président des Philippines entre 1992 et 1998. Cornelio Sommaruga (Suisse) a été président du Comité international de la Croix- Rouge (CICR) entre 1987 et 1999; il était à la tête du lobby qui a mené à la Convention d’Ottawa pour bannir les mines antipersonnel, nommé l’International Campaign to Ban Landmines (ICBL). Eduardo Stein (Guatemala) a été le ministre des Affaires étrangères du Guatemala de 1996 à 2000, où il a joué un rôle clé dans le processus des accords de paix de son pays, notamment pour réunir l’appui international; il travaillait pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) au Panama lors de la mise en place de la CIISE. Au moment d’être recruté comme commissaire, Ramesh Thakur (Inde) était vice- recteur de l’Université des Nations unies à Tokyo; il a participé à la Conférence pour l’examen et l’extension du Traité de non-prolifération, à la rédaction du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires et à la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel.

Afin de jeter un meilleur éclairage sur les éléments vus comme importants par les architectes de la commission, j’ai élaboré un histogramme faisant état des compétences, expériences et prestigieuses positions présentées et vues comme donnant aux commissaires

93

le capital symbolique et le sens pratique nécessaires pour mener à bien leurs travaux. Ces qualifications ont émergé de l’analyse de la présentation des commissaires et permettent de mettre en évidence ce qui était recherché chez eux. L’orientation générale du recrutement des commissaires m’a été décrite comme suit par un des architectes de la commission au MAECI : « [...] we didn’t want [the commission] to be overly academic. In fact, we wanted it to be more practitioners. [...] You know, because it had to withstand a political task, not an academic task » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Cette affirmation supporte bien mon argument à savoir que seul le capital symbolique n’était pas suffisant pour donner aux commissaires la légitimité de proposer une solution au problème de l’intervention à des fins humanitaires. En outre, c’est une complémentarité dans les qualifications qui était recherchée. Un architecte de la commission m’a d’ailleurs affirmé : « [...] we had charts, of you know, who’s a lawyer, and who has been a diplomat, who’s a politician, and you know, we had these charts to kind of cross-reference skills sets, and backgrounds » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009).

La première qualification recherchée est celle qui indique des activités professionnelles dans le milieu académique, notamment dans les disciplines de la science politique et des relations internationales ainsi qu’en droit, ce qui donne aux agents à la fois un capital culturel et une autorité scientifique. La deuxième qualification regroupe les commissaires qui ont œuvré dans le gouvernement national de l’État dont ils sont citoyens. Des six commissaires recensés ici, cinq ont occupé de hautes fonctions dans la politique étrangère ou la défense nationale. Ces commissaires ont non seulement accumulé par ces expériences un très grand capital culturel, mais ils sont vus comme ayant un sens pratique bien arrimé aux exigences de la politique globale. Tel est aussi le cas pour les commissaires regroupés dans la troisième qualification, c'est-à-dire ceux qui ont œuvré au sein d’organisations internationales (comme l’ONU) ou régionales (comme la défunte Organisation de l’Union africaine ou l’OTAN). La quatrième qualification est celle qui regroupe les diplomates, fonction prestigieuse qui fournit à la fois un capital culturel important et un sens pratique de la politique globale. La cinquième qualification réfère à l’expérience militaire. Le commissaire dont il est question était président du Comité militaire de l’OTAN de 1996 à

94

1999 et a joué un rôle important dans la gestion de la mission de l’organisation panatlantique au Kosovo. Cette expérience donne sans conteste un capital culturel important lié au prestige de la position, mais aussi un sens pratique décisif de la politique globale, relatif spécifiquement à l’intervention à des fins humanitaires.

La sixième qualification regroupe des agents qui ont œuvré au sein d’organisations de la société civile, que ce soit au niveau national comme des syndicats, ou au niveau international comme le CICR, le mouvement pour la fin de l’apartheid, des ONG ou des groupes d’experts. Nous verrons au Chapitre 7 l’effet légitimateur de la participation de la société civile dans une entreprise telle que la CIISE et comment elle a contribué à l’avancement de l’idée de la RdP. La septième qualification, qui est la plus fréquente, est la participation à des initiatives d’envergure transnationale ou multilatérale, notamment dans des processus qui ont mené à la ratification de conventions ou traités ou la participation à d’autres commissions internationales. Ce type d’expérience donne un capital culturel, notamment lié au prestige de telle participation, mais développe aussi le sens pratique de la politique globale. Par ces expériences passées, les commissaires ont incorporé les normes pratiques à l’œuvre dans ce champ. Il n’est donc sans doute pas problématique d’affirmer que la forte récurrence de cette qualification à tout autant à voir avec le capital symbolique qu’avec le sens pratique développé par les commissaires au cours de ces expériences. La huitième qualification est liée au monde des affaires. J’avance ici que cette catégorie est moins significative, car celui qui en fait partie détient d’abord et avant tout un capital culturel relié au prestige et un sens pratique de la politique globale importants en ce qu’il a été Secrétaire général de l’ANC d’Afrique du Sud, a contribué à la chute de l’apartheid et a participé aux Accords de paix en Irlande du Nord – expériences qui semblent beaucoup plus pertinentes. La neuvième qualification rassemble les commissaires qui ont été récipiendaires d’une prestigieuse distinction, que ce soit au niveau national ou international; cela leur confère un capital culturel important. La dixième et dernière qualification indique le nombre de commissaires qui ont fait paraître des publications, élément constitutif, et en même temps un artéfact, du capital culturel.

95

Figure 1 – Histogramme des compétences des commissaires

Outre ces éléments qui ont été présentés de manière formelle, un autre type de capital social sous forme de réseaux s’est révélé essentiel au recrutement des agents. Il s’est profilé dans les données une série de rapprochements qui suggèrent que les commissaires font partie de réseaux complexes de connections universitaires, interpersonnelles, diplomatiques et professionnelles. Si les données recueillies ne me permettent pas pour l’instant d’en faire la description exhaustive, un certain nombre de caractéristiques de ces réseaux peuvent être mentionnées. Par exemple, quand j’ai demandé à Ramesh Thakur pourquoi il pensait avoir été recruté, il m’a répondu : « And when you set up an international commission, the first task is to pick the chair or co-chairs. And then the chair or chairs have a major input on selecting other members of the commission » (Ramesh Thakur, entrevue avec l’auteure,

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

96

Waterloo (Ontario), le 8 mai 2009). Un des architectes de la CIISE m’a raconté le processus de recrutement des commissaires: « And then the minute you would find one good commissioner, you say: ‘ok, who else do you recommend?’ » (Entrevue avec l’auteure, Ottawa, le 29 avril 2009). Voici quelques relations entre commissaires antérieures à la commission révélées par les données. Ramesh Thakur était consultant pour la Commission Canberra sur l’élimination des armes nucléaires initiée par Gareth Evans (ICISS 2001b : 345). Klaus Naumann et Cornelio Sommaruga ont tous deux siégé au Groupe d’étude sur les opérations de paix de l’ONU (ICISS 2001b : 346-347), qui a publié son rapport connu sous le nom du rapport Brahimi en 2000. Sommaruga était aussi à la tête de l’International Campaign to Ban Landmines (ICBL), à laquelle participait Ramesh Thakur. De plus, il importe de souligner que les architectes de la CIISE qui faisaient partie du MAECI ont aussi pris part à l’effort international pour bannir les mines antipersonnel. Il semble se dessiner certaines connexions personnelles qui ont sans doute favorisé le recrutement de certains acteurs pour la CIISE au détriment de d’autres qui se trouvent en périphérie de ce réseau. Je discute de cet enjeu en conclusion.