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Il existe une littérature postulant que les normes, ou ce qu’Ambrosetti a nommé les croyances normatives, sont un facteur décisif pour le changement dans la politique globale. Ceux qui contribuent à cette littérature considèrent aussi qu’un des facteurs décisifs au changement est le travail des agents impliqués, ceux que Finnemore et Sikkink appellent les « entrepreneurs de normes ». Ces derniers construiraient activement les normes, disent- elles, en ayant de fortes convictions sur ce que devrait être le comportement approprié des États dans la politique globale. Ils seraient « [...] critical for norm emergence because they call attention to issues or even ‘create’ issues by using language that names, interprets, and dramatizes them » (Finnemore et Sikkink 1998 : 897). Pour les auteures, les entrepreneurs

12 Pour une discussion à ce propos, voir la première partie de l’article de Finnemore et Sikkink (1998) et aussi

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de normes seraient rationnels et sophistiqués dans leur entreprise (Finnemore et Sikkink 1998 : 910). Ils le seraient notamment, comme je l’ai déjà abordé, en sachant lier une nouvelle idée avec les normes existantes. « Activists work hard to frame their issues in ways that make persuasive connections between existing norms and emergent norms. [...] These activists clearly recognized the power of adjacency claims and actively worked to situate their issue in such a way as to make it more difficult to dismiss by tying it to the better-established body of human rights norms » (Finnemore et Sikkink 1998 : 908). Le travail des entrepreneurs de normes consisterait à persuader une « masse critique d’États », disent-elles, d’adopter la norme qu’ils proposent (Finnemore et Sikkink 1998 : 895). Ils s’appuieraient notamment sur ce que les auteures nomment des « plateformes organisationnelles » comme un levier à leur travail de persuasion. Ces plateformes seraient parfois des ONG et leurs réseaux transnationaux, parfois des organisations internationales ou régionales (Finnemore et Sikkink 1998 : 899). Il y a toutefois plusieurs questions auxquelles l’article de Finnemore et Sikkink ne donne pas de réponse. D’abord, qui peut être entrepreneur de normes? Ensuite, comment conserve-t-il son statut de protagoniste légitime?

Je considère que Pierre Bourdieu permet d’offrir une piste de réflexion à la première question. Bourdieu rappelle que ce qui est important n’est pas seulement ce qui est dit, mais qui le dit. L’auteur soutient qu’on ne peut séparer le langage de ses conditions sociales de production et d’utilisation (Bourdieu 2001). Il souligne notamment que le discours ne devient efficace que sous certaines conditions, celles qui encadrent son usage légitime (Bourdieu 2001 : 166-167). Il ne s’agit donc pas seulement qu’un discours soit compris, mais aussi qu’il soit reconnu comme légitime afin d’exercer un effet. Une de ces conditions est, selon l’auteur, la compétence légitime de parler.

La compétence légitime est la capacité statutairement reconnue à une personne autorisée, une ‘autorité’, d’employer, dans les occasions officielles (formal), la langue légitime, c'est-à-dire officielle (formal), langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée et digne de créance ou, d’un mot, performative, qui prétend (avec les plus grandes chances de succès) à être suivie d’effet.

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C’est une lutte, symbolique dit l’auteur, qui s’engage afin de dicter les définitions du monde (Bourdieu 2001 : 206-207). Le capital symbolique est ici un concept clé. Bourdieu explique qu’il est la somme de tous les capitaux accumulés par un agent (Bourdieu 2001 : 107). La lutte pour l’imposition de la vision légitime du monde social engage des agents dont le capital symbolique est intimement lié à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe (Bourdieu 2001 : 156).

Le pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par l’énonciation, de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par là, l’action sur le monde, donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique), grâce à l’effet spécifique de mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c'est-à-dire méconnu comme arbitraire. [...] Ce qui fait le pouvoir des mots et des mots d’ordre, pouvoir de maintenir l’ordre ou de le subvertir, c’est la croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient pas aux mots de produire.

Bourdieu 2001 : 210

Cette dernière phrase est capitale. La légitimité du discours ne peut pas résider que dans les mots qu’il engage. Elle se trouve aussi dans certaines conditions remplies par ceux qui l’énoncent. J’expose plus en détail au Chapitre 4 ce qui était recherché notamment chez les commissaires lors de la mise en place de la CIISE et les articule aux catégories de capital culturel et de capital social proposé par Bourdieu.

Cependant, ce que nous verrons dans cette thèse est que ce n’est pas seulement le capital symbolique des agents de la RdP qui a été recherché, mais aussi leur sens pratique, leur maîtrise des normes pratiques dirait Ambrosetti (2009). Les agents impliqués doivent avoir le « sens du jeu », pour reprendre une autre notion bourdieusienne.

[C’est le sens du jeu] qui rend possible l’anticipation quasi parfaite de l’avenir inscrit dans toutes les configurations concrètes d’un espace de jeu. Produit de l’expérience du jeu, donc des structures objectives de l’espace du jeu, le sens du jeu est ce qui fait que le jeu a un sens subjectif, c'est-à-dire une signification et une raison d’être, mais aussi une direction, une orientation, un à-venir, pour ceux qui y participent et qui en reconnaissent par là même les enjeux [...].

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Bourdieu affirme que le sens pratique se trouve incorporé dans ce qu’il nomme l’habitus. Ce concept réfère à des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » (Bourdieu 1980 : 88). L’habitus se définit d’abord à l’extérieur de tout calcul stratégique, bien que celui-ci ne soit pas toujours exclu. En produisant des pratiques, il répond « [...] à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable [...] » (Bourdieu 1980 : 89). L’habitus n’est pas constitué par des normes et règles formelles. Il est plutôt l’incorporation des expériences passées qui, « déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, [...], à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps » (Bourdieu 1980 : 91). L’habitus permet de fournir un nombre infini de pratiques pour répondre aux évènements. « [...] l’habitus tend à engendrer toutes les conduites « raisonnables », de « sens commun », qui sont possibles dans les limites de ces régularités, et celles-là seulement, et qui ont toutes les chances d’être positivement sanctionnées [...] » (Bourdieu 1980 : 93). Le sens pratique oriente les choix, qui sont systématiques sans nécessairement être organisés par rapport à une fin précise (Bourdieu 1980 : 111). Bourdieu utilise l’évocatrice métaphore du jeu, du sport, pour illustrer la manière dont un agent peut en venir à anticiper de manière très précise l’« à-venir ». Le sens du jeu, le sens pratique, est un « art d’anticiper pratiquement l’à-venir inclus dans le présent que tout ce qui s’y passe paraît sensé [...] » (Bourdieu 1980 : 111-112). Il est « devenu nature ». Le sens pratique est lié à la sanction sociale en ce qu’il impose « [...] à force de répétition, les nécessités à travers lesquelles se dessinent l’impossible, le possible et le probable » (Ambrosetti 2009 : 62).

Inspiré notamment de Bourdieu, Ambrosetti suggère de faire la distinction entre les croyances normatives et les normes pratiques et nous permet de saisir comment les agents peuvent conserver leur statut de protagonistes légitimes. Ambrosetti définit les normes pratiques comme les attentes collectives reconnues au sein d’un groupe social à un moment donné. Elles sont les « bornes de l’acceptable et de l’inacceptable » (Ambrosetti 2009 : 20).

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Elles reposent sur ces sanctions sociales positives (assurant la reproduction de la norme pratique et de la position sociale) ou négatives (menaçant la pérennité des positions d’influence) (Ambrosetti 2009 : 28). Les normes pratiques n’ont pas besoin d’être verbalement ou officiellement formulées pour exister. « Sans lien avec une formalisation quelconque, au contraire de la loi, la norme existe donc lorsque le comportement qu’elle prescrit est attendu par l’ensemble du groupe » (Ambrosetti 2009 : 39). Les pratiques sont prescrites et sanctionnées par le groupe, alors que nous comprenons très bien, depuis les études de Durkheim sur la déviance, que les pratiques inhabituelles ne laissent pas les groupes indifférents (Ambrosetti 2009 : 38).De ce constat, il est possible de déduire que les agents qui conservent la reconnaissance de leurs positions d’influence ont un sens pratique aiguisé du champ où ils œuvrent. « C’est pour conjurer les risques de sanction sociale négative que les agents apprennent à identifier les régularités sociales et à les traduire en « règles » applicables dans les situations similaires qu’ils rencontrent, afin d’adopter l’« action appropriée » ou « opportune », c'est-à-dire libérée du risque de sanction négative » (Ambrosetti 2009 : 55). Ambrosetti voit dans la pratique de la politique globale un exercice « d’évitement des coups », ces coups qui pourraient fragiliser des positions auprès des audiences qui reconnaissent – ou cessent de reconnaître – ces positions (Ambrosetti 2009 : 19). L’étude d’Ambrosetti permet de montrer l’importance de ces tactiques d’évitement des coups dans l’arène du Conseil de sécurité. Ces efforts sont importants à prendre en compte en ce qu’ils contribuent à la conquête ou à la consolidation des positions décisionnelles (Ambrosetti 2009 : 55). En d’autres termes, l’auteur considère que la maîtrise des normes pratiques est un facteur décisif pour que les agents et les délégations étatiques au Conseil de sécurité conservent leur influence.

Ainsi, il ne s’agit pas seulement de comprendre quel est le capital symbolique des entrepreneurs de la RdP et de dire qu’ils devaient avoir le sens pratique nécessaire pour promouvoir leur idée, mais de faire ressortir comment ils ont pu conserver leur statut de protagonistes légitimes alors que la dispute sur l’intervention à des fins humanitaires était particulièrement acrimonieuse. Ce que suggère cette articulation de concepts est que les

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manières de construire et de promouvoir un changement dans les croyances normatives doivent d’abord et avant tout entrer dans les « bornes » de l’acceptable.