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La guerre humanitaire libérale, nouvelle version de la guerre juste

l’Assemblée générale

Chapitre 4 – Façonner la légitimité de la CIISE – Capital symbolique et sens pratique

5.1 La fin de la guerre froide et l’avènement de la paix libérale

5.1.4 La guerre humanitaire libérale, nouvelle version de la guerre juste

If there is a changing and evolving liberal way of peace there is certainly also a changing and evolving liberal way of war.

Dillon et Reid 2001 : 44

Appadurai a évoqué en des termes plutôt acerbes la prétention à une mission civilisatrice qui anime le rêve de la paix libérale. Nous venons de voir que le concept de communauté internationale permet de penser la souffrance d’autrui comme un souci légitime en raison de cette commune humanité que l’expression évoque. Ce qui émerge du rapport de la CIISE est en effet cette idée qu’il est moralement inacceptable de ne pas développer et de ne pas prendre tous les moyens à la disposition de cette communauté internationale pour protéger les populations menacées par des conflits internes. De là apparaît l’évidence soulignée par Dillon et Reid (2001 : 44) que s’il existe une paix libérale, il existe une manière libérale de justifier et de faire la guerre. Les auteurs affirment que les États libéraux montrent un puissant désir d’établir des normes globales, ce que j’appelle des croyances normatives, pour mener des interventions militaires dans les affaires des États non libéraux sur la base de valeurs humanitaires libérales présentées comme universelles (Dillon et Reid 2001 : 45).

Le mandat de la CIISE n’a pas été de discuter de la pertinence ou non d’intervenir dans les conflits internes. Il s’agissait plutôt de développer des moyens pour construire un consensus sur quand et comment intervenir. « Our mandate was generally to build a broader understanding of the problem of reconciling intervention for human protection purposes and sovereignty; more specifically, it was to try to develop a global political consensus on how to move from polemics – and often paralysis – towards action within the international system, particularly through the United Nations » (ICISS 2001a : 2 §1.7). J’exposerai au Chapitre 6 l’idée qu’il est devenu de plus en plus acceptable d’intervenir dans un conflit interne qui menace des populations civiles au cours des années 1990. À la fin de cette

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décennie, le Secrétaire général Kofi Annan pose le constat de ce développement normatif : « [...] despite all the difficulties of putting it into practice, [a developing international norm in favor of intervention] does show that humankind today is less willing than in the past to tolerate suffering in its midst, and more willing to do something about it » (Annan 1999a). Les commissaires font aussi le constat du développement d’une norme internationale en faveur de l’intervention à des fins humanitaires dans les années 1990, et la création de la CIISE fait partie de cette conjoncture. Ils affirment : « The current debate about intervention for human protection purposes also takes place in a historical, political and legal context of evolving international standards of conduct for states and individuals, including the development of new and stronger norms and mechanisms for the protection of human rights » (ICISS 2001a : 6 §1.25). Je montrerai au Chapitre 6 que le développement de ce contexte normatif coexistait avec le fait que l’intervention à des fins humanitaires était en même temps l’un des enjeux les plus polémiques dans les arènes de la politique globale. L’intervention à des fins humanitaires a été traitée avec prudence par les commissaires et est présentée comme une mesure d’exception. « Military intervention for human protection purposes must be regarded as an exceptional and extraordinary measure, and for it to be warranted, there must be serious and irreparable harm occurring to human beings, or imminently likely to occur » (ICISS 2001a : 3 §4.18). Cette question de l’intervention militaire – ou la responsabilité de réagir, comme la nomment les commissaires – occupe pourtant une place prépondérante dans le rapport, bien qu’elle soit censée être l’exception.

Une lecture attentive de cette section révèle que la responsabilité de réagir est une adaptation des préceptes de la théorie de la guerre juste à des fins humanitaires41. La

théorie de la guerre juste sous jacente à la RdP s’avère être la manière libérale de justifier et de mener la guerre dont parlaient Dillon et Reid (2001 :44). Les tenants de la théorie de la

41 Je veux remercier Mike Skinner, étudiant de doctorat au York Centre for International and Security Studies

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guerre juste postulent que les États peuvent recourir à la force armée sur des bases morales42 (Orend 2008 : 3).

Adapter les préceptes de la guerre juste aux guerres humanitaires a un effet de légitimation certain. L’exemple le plus probant est celui de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. Elle a été considérée comme illégale – car non autorisée par le Conseil de sécurité – mais légitime par la Commission internationale indépendante sur le Kosovo (IICK 1999). C’est notamment sur les bases de la théorie de la guerre juste que ceci a été rendu possible (Fassin et Pandolfi 2010b : 13). D’ailleurs, le rôle de Michael Ignatieff est à souligner, lui qui a été commissaire de la CIISE, mais aussi important commentateur académique de la question de la guerre juste (Ignatieff 1998, 2000, 2001). Il siégeait également à la Commission sur l’intervention au Kosovo. Il y aurait eu un intérêt renouvelé pour la théorie de la guerre juste durant les années 1990 (Hardt et Negri 2000 : 12). Elle implique, disent les auteurs, une banalisation de la guerre et une célébration de l’appareil militaire comme un instrument éthique. La théorie de la guerre juste repose en outre sur une supposée efficacité de l’action militaire pour rétablir la paix (Hardt et Negri 2000 : 13). L’idée de la guerre juste est problématique et un parallèle établit par l’anthropologue Aamir Mufti entre la théorie de la guerre juste et le jihad des doctrines islamiques (Mufti 2014) permet d’établir que la légitimité de la justification de l’usage de la violence est socialement construit.

J’avance dans cette section que les commissaires ont calqué leur proposition sur les préceptes de la guerre juste dans l’espoir que, comme le cas du Kosovo le montre bien, l’usage de la violence soit perçue comme acceptable et légitime.

La théorie de la guerre juste sectionne la question de la moralité de la guerre en trois principes, le jus ad bellum – le droit de faire la guerre, le jus in bello – la conduite acceptable dans la poursuite de la guerre et le jus post bellum – la conduite pour mettre fin à

42 La théorie de la guerre juste s’oppose notamment à l’approche réaliste qui affiche un scepticisme certain

envers toute application de préceptes moraux dans la conduite de la politique globale et où sécurité et intérêts nationaux sont vus comme les motivations centrales des États en temps de conflit (Orend 2008 : 11). Elle s’oppose aussi à la tradition pacifiste qui résiste en tout temps à l’usage de la force armée (Orend 2008 : 13).

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la guerre. Les considérations qui les soutiennent sont retrouvées presque textuellement dans le rapport de la CIISE. Les explorer plus en détail me permettra non seulement d’établir solidement le fait que les commissaires se sont appuyés sur la théorie de la guerre juste pour rédiger leur rapport, mais aussi d’exposer plus précisément les différentes assises discursives sur lesquelles la CIISE a fondé sa proposition de la RdP.