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La question de la capitale : territoire, mémoire et symbole

Carte 8 à 11 - Visualisation spatiale des hypothèses de travail concernant les logiques du vote

4. L’analyse des discours

4.2. La question de la capitale : territoire, mémoire et symbole

Le débat de 1991 est donc tout autant un dilemme entre deux villes, Bonn et Berlin, qu’un débat sur les problèmes territoriaux posés par la réunification. Ces problèmes sont pour l’essentiel la réinterprétation de l’histoire allemande, la redéfinition des relations est-ouest et le repositionnement géopolitique interne et externe de l’Allemagne.

Aussi les orateurs se préoccupent-ils beaucoup moins des candidates que de la signification du choix de localisation des fonctions de capitale. L’évocation objective des avantages et inconvénients de Bonn, capitale politique parvenue à maturité, ou de Berlin, ville en réaménagement après la chute du Mur, ne donne pas lieu à des analyses urbaines détaillées. Les députés se cantonnent volontairement à des généralités et répètent périodiquement que l’essentiel ne réside pas dans la comparaison urbaine, comme le signale Wolfgang Thierse (SPD), second orateur à s’exprimer : « es geht heute nicht um einen Wettstreit zwischen zwei Städten. Es geht vielmehr (...) um einen entscheidenden Schritt bei der Vollendung der Einheit Deutschlands »127. L’enjeu fondamental du choix de localisation réside, comme le souligne le titre de la motion berlinoise, dans « l’accomplissement de la réunification allemande ». Plus précisément, le débat est confronté à la question de la place des nouveaux Länder dans l’Allemagne réunifiée. Le choix de localisation urbain se trouve surdéterminé par un enjeu territorial de taille, comme il est de règle pour les capitales nationales. Dans ce contexte, Bonn et Berlin font figure de synecdoques territoriales (DEBARBIEUX, 1995) : les villes sont invoquées non pour leurs caractéristiques urbanistiques ou fonctionnelles, mais pour les héritages et les territoires qu’elles représentent, ainsi que pour les projets géopolitiques qu’elles incarnent.

Le débat sur la capitale (Hauptstadtdebatte) porte sur la réinterprétation du passé à la lumière du présent. Incarnation urbaine de l’histoire nationale, la capitale est située à la fois dans l’espace et dans le temps. Alors que les deux Etats allemands promouvaient chacun leur histoire, la RDA revendiquant l’héritage révolutionnaire et antifasciste international, tandis que la RFA assumait l’héritage ambivalent de l’Empire, se définissait en opposition à l’époque nazie tout en se situant dans la continuité de la démocratie libérale occidentale (REICHEL, 1998), le nouvel Etat allemand doit se redéfinir une histoire et une identité. Cette redéfinition passe par des lieux de mémoire (FRANCOIS, SCHULZE, 2001 ; 2007), d’autant que la nouvelle capitale à choisir est aussi une ancienne capitale (celle effective de la RDA et symbolique de la RFA).

127 « il ne s’agit pas aujourd’hui d’un concours entre deux villes. Il s’agit beaucoup plus (...) d’un pas décisif pour l’accomplissement de l’unité de l’Allemagne » (DEUTSCHER BUNDESTAG, op. cit., p. 2739).

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La question se présente sous une apparence technique : à quel texte se référer pour assurer la crédibilité du choix allemand ? Aux décisions réitérées annonçant le retour de la capitale à Berlin ou au traité d’unification, disjoignant le statut honorifique de capitale du siège des fonctions directionnelles politico-administratives ? Derrière la polémique se manifeste la concurrence entre deux légitimités juridico-historiques. Le débat se révèle traversé par la tension entre champ d’expérience et horizon d’attente : l’héritage de la capitale est considéré comme un gage – ou un danger – pour le projet territorial à promouvoir. Les débats portent assez largement sur la valeur et la signification respectives de ces deux capitales historiques potentielles, « die beiden bedeutenden Städten deutscher Geschichte »128 selon le député CDU Paul Laufs.

Bonn, présentée comme une métaphore de la République fédérale, constitue une référence évidente à l’histoire de la RFA, présentée sous un jour très positif comme symbole de liberté et de réussite (notamment économique) nationale et internationale. Le débat est ainsi ponctué de remerciements envers le rôle historique de Bonn. À l’inverse, Berlin, « lieu de mémoire central » de l’Allemagne réunifiée, se révèle un « terrain aussi convoité que délicat dans l’affrontement sur la politique des symboles » (REICHEL, 1998), tant par l’emboîtement des échelles temporelles que sa longue histoire impose que par l’ambivalence de cette dernière. Berlin se trouve évoquée à la fois comme première capitale de l’Allemagne unifiée, mais aussi comme symbole de l’autoritarisme prussien. Les partisans de Bonn la considèrent en outre discréditée par son statut de capitale du nazisme. Leurs adversaires rétorquent le rôle d’autres villes allemandes dans l’histoire du nazisme, en particulier de Munich, et dénoncent le déterminisme implicite de cette attaque : la capitale n’est que le siège, et non pas la cause de la politique menée. L’histoire de Berlin durant la guerre froide fait également polémique. Les uns associent Berlin(-Est) au régime autoritaire de la RDA, tandis que les autres louent la ville, sa moitié ouest pour son rôle d’« Vorposten der Freiheit »129 selon les termes de Willy Brandt, sa moitié est pour la résistance de sa population. Les épisodes du pont aérien de 1948-49 ou de la révolte populaire de 1953 servent ainsi fréquemment d’arguments.

Plus profondément, la question posée est de savoir si l’Allemagne réunifiée est d’abord l’héritière de la RFA – c’est-à-dire d’une construction nationale récente, tronquée et tournée vers l’ouest – ou l’héritière de l’Allemagne d’avant 1945, c’est-à-dire d’une construction nationale effectuée sur le moyen terme, à l’interface entre Europe occidentale et Europe centrale. Les partisans de Berlin défendent la thèse de la discontinuité entre la RFA et l’Allemagne réunifiée, à considérer comme un nouveau pays. Le maire de Berlin Eberhard Diepgen pose l’alternative en termes polémiques : « Es geht um die Frage, ob die Deutschen die innere Vereinigung beider Teile ihres Landes oder nur eine vergrösserte Bundesrepublik Deutschland wollen »130. Au contraire, pour les partisans de Bonn comme Theodor Waigel, « Es gibt (...) keinen Widerspruch zwischen historischer Kontinuität und neuer Tradition »131. Dans ce contexte, la comparaison

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« les deux villes signifiantes de l’histoire allemande ». (ibid., p. 2770)

129 « avant-poste de la liberté », selon les termes de Willy Brandt (ibid., p. 2750)

130 « Il s’agit de la question de savoir si les Allemands veulent l’unification interne des deux parties de leur pays ou seulement une République fédérale allemande agrandie » (ibid., p. 2765).

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qu’effectue Willy Brandt entre le couple Bonn-Berlin et le binôme français Vichy-Paris se montre très osée : elle compare l’occupation soviétique à l’occupation nazie, étayant la thèse du totalitarisme au mépris des clivages de la Seconde Guerre Mondiale ; mais elle met aussi en parallèle les dirigeants de la RFA et les collaborateurs du nazisme...

La question de la capitale pose donc la question du positionnement face à l’héritage encombrant du nazisme et du communisme, mais pointe aussi les ambiguïtés d’une réunification-annexion faite d’un alignement de l’ex-RDA sur la RFA. Capitale historique controversée, Berlin se trouve finalement désignée comme symbole de coupure surmontée, à l’échelle intraurbaine, nationale et européenne.

En effet, la réunification pose non seulement un problème temporel, mais aussi un problème spatial : celui des rapports entre l’Est et l’Ouest du pays. Cette thématique de fond s’introduit elle aussi souvent par un biais technique : le débat autour du coût du transfert des institutions centrales de la République. Par-delà le coût financier et humain132 du transfert, évalué par le ministre des Finances Waigel entre 30 et 40 milliards de DM (soit entre 15 et 20 milliards d’euros) mais à plus du double par d’autres détracteurs du projet, le problème politique soulevé est celui des dépenses prioritaires à effectuer pour le développement de l’Allemagne réunifiée en général, et de ses nouveaux Länder en particulier, dans un contexte de crise économique, sociale et identitaire. La brutale transition vers l’économie de marché menée sous l’égide de la Treuhand génère restructurations et chômage en ex-RDA. La question de la capitale se trouve donc évaluée à l’aune de la question sociale. Selon la formule de la députée FDP Irmgard Adam-Schwaetzer, « von wo können wir das Zusammenwachsen eigentlich am besten fördern ».133

De nombreux partisans de Berlin la défendent comme capitale de mission, dans une logique de résolution des problèmes par rapprochement du pouvoir. Tandis que Bonn fait figure de candidate de la RFA, Berlin est jugée susceptible de résoudre les problèmes d’intégration des nouveaux Länder, grâce à sa proximité, à ses propres difficultés et à son ancien statut de capitale de la RDA. Pour les orateurs de gauche les plus critiques envers une unification-absorption, la localisation de la capitale à Berlin représente une démarche compensatoire. Ainsi le député est-allemand SPD Wolfgang Thierse polémique-t-il : « Bisher ist (...) zu vieles von Ost nach West gewandert : Arbeitsplätze, Arbeitskräfte, also Menschen, Gewinne und nicht zuletzt wirtschaftliche und politische Entscheidungskompetenzen », pour apostropher l’assistance : « Was bleibt für den Osten Deutschlands ? »134.

Les partisans de Bonn se présentent cependant eux aussi comme défenseurs du rattrapage de l’Est. La députée Ingrid Roitzsch cultive le paradoxe: « Weil ich für die Menschen in den neuen Bundesländern bin, bin ich für Bonn »135. En effet, certains arguent que le déplacement de

132 35 000 employés travaillaient dans la région de Bonn dans des emplois en relation avec sa fonction de capitale.

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« d’où pouvons-nous au mieux favoriser la croissance commune ? » (ibid, p. 2778).

134 « Jusqu’à maintenant, trop de choses ont quitté l’est pour l’ouest : les emplois, les forces productives, les hommes, les gains et, ce n’est pas le moindre, la capacité de décision économique et politique » (ibid., p. 2740) puis « Que reste-t-il à l’est de l’Allemagne ? » (ibid., p. 2740).

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la capitale utiliserait des ressources dont les régions orientales manquent. Une députée SPD, Ingrid Matthäus-Maier, consciente des risques de désillusions pesant sur la réunification, met en garde contre le déplacement des problèmes structurels d’une région à l’autre et préfère investir dans la politique sociale plutôt que dans le déplacement de la capitale. Deux conceptions de l’action géo-politique et géo-économique s’affrontent : le développement d’un territoire passe-t-il par un choix de localisation aux effets d’entraînement supposés, ou par des investissements répartis d’emblée sur l’ensemble du territoire en crise ?

Dans ce contexte houleux, Berlin est finalement désignée comme une capitale charnière entre Est et Ouest, vue non seulement comme emblème des nouveaux Länder et de leurs problèmes de transition, mais aussi comme seule ville à représenter, par son passé de ville partagée. Il s’agit de la « ville dans laquelle les deux moitiés de l’Allemagne se développent désormais ensemble » selon la formule du député FDP Wolfgang Mischnick. Le député PDS Gregor Gysi souligne avant d’autres qu’il s’agit de « die einzige Ost-West-Stadt, die wir zu bieten haben »136. L’hésitation allemande entre deux capitales excentrées – la référence à Göttingen, capitale au centre géométrique du pays, n’est évoquée qu’en passant par le député PDS Dagmar Enkelmann – est révélateur d’un dualisme territorial marqué. Le choix final en faveur de Berlin prend acte du nouveau centre de gravité du pays. Le député SPD Eckart Kuhlwein évoque « le décalage vers l’est de l’Allemagne »137. Cette logique de capitale charnière, susceptible de devenir un miroir de la nation tout entière, est portée par les métaphores récurrentes de la balance et du pont. Le choix de localisation vise à tenir ensemble deux territoires dont les structures socio-économiques et les identités ont divergé.