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Déplacer sa capitale : quels enjeux théoriques ?

Logiques territoriales et réticulaires

Chapitre 2 - Le transfert du pouvoir : un processus politique et territorial

1. Déplacer sa capitale : quels enjeux théoriques ?

1.1. Quand le couple territoire/capitale ne fonctionne plus

La décision de déplacer une capitale est donc un acte particulièrement fort, de par les changements d’infrastructures et symboliques. Comme il a été dit plus haut, le déplacement d’une capitale forme une sorte d’anomalie. Le système formé par une capitale d’un côté, avec des caractéristiques propres de centralité et de légitimité (tirée d’une histoire ou d’une tradition plus ou moins longue) et un territoire de l’autre ne fonctionne plus. Il n’a pas réussi à résister à un événement qu’il s’agit maintenant définir. La capacité pour un système (spatial ou non) à résister à des événements forme ce que l’on appelle la résilience. Notre travail porte ici donc sur les moments où le couple capitale/territoire ne forme plus un système résilient et où il doit se modifier, chercher et trouver une nouvelle localisation.

On peut sérier en deux ensembles les cas de déplacements de capitales.

Le premier concerne les déplacements de nature politique. Ils interviennent dans des Etats où la capitale change sans que l’intégrité du territoire soit modifiée. Nous y ajouterons le cas des Etats qui, du fait de la permanence de leur forme territoriale, n’ont jamais fait le choix de modifier une capitale initiale. Il s’agit des Etats avec lesquels le rapport capitale/territoire correspond le mieux au modèle des core-areas.

Le deuxième ensemble de déplacements est en rapport avec des processus territoriaux. Un événement à l’origine du déplacement du pouvoir ou de la formation de celui-ci peut être un élément majeur en rapport avec l’existence de l’Etat sur le plan territorial. Il peut s’agir d’une création d’Etats comme dans le cas de certains pays neufs du type Etats-Unis ou Canada, d’une dislocation d’Etats ou à l’inverse d’une unification d’Etats.

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1.2. Enjeux symboliques du déplacement de capitale

Souvent, la capitale d’un Etat porte, nous l’avons vu, une charge symbolique et émotionnelle forte. Et celle-ci se voit réinvestie et réexaminée lors de la création ou du déplacement du pouvoir dans l’Etat. Cependant, on assiste à des situations très différentes, notamment entre les déplacements vers une grande ville et ceux vers une petite ville44. La charge symbolique ne suit pas mécaniquement le déplacement des institutions. Elle se manifeste par une appropriation très personnelle, voire sentimentale de la ville par ses dirigeants et sa population qui vont interagir avec des acteurs de niveau national45. Or, il s’agit d’aspects qui ne peuvent se décréter. Ainsi, les discours qui accompagnent l’édification d’une ville comme capitale tout comme le fait de la parer d’éléments tels que des drapeaux ou une architecture particulière, présentée comme « nationale », dépendent pour une large part de l’acception de la nouvelle capitale. Dans le cas d’un passage du pouvoir d’une grande à une petite capitale ou à une capitale créée de toutes pièces, le passage de la charge symbolique de la capitale est loin d’être évidente. Du moins, l’enjeu pour le pouvoir est de charger la ville de sa nouvelle dimension symbolique. Elle va donc souvent faire l’objet d’une attention particulière dans les discours. Le pouvoir aura tendance à recréer une « sémiosphère » (RAFFESTIN, 1993). Souvent, les bâtiments voire même le plan d’urbanisme visent à l’ostentation, ayant pour but d’exposer à la nation et au monde la présence du pouvoir. On peut prendre l’exemple des palais de Saint-Pétersbourg ou encore les chantiers rapides et pharaoniques de Brasilia et d’Astana. Dans la capitale kazakhe, les gratte-ciels ont poussé en quelques années seulement marquant au passage clairement dans la topographie la proximité de tel ou tel service au pouvoir (KÖPPEN, 2008, p.110).

Dans tous les cas, l’établissement d’une sémiosphère ou d’une dimension symbolique, succède au déplacement de la capitale. C’est un enjeu de pouvoir que de créer, de façonner l’image d’une capitale « dans les têtes ». Et cela se passe dans des rythmes très différents. Dans le cas brésilien, le passage d’une capitale à l’autre a été préparé dans les moindres détails et s’est mué en ce que l’on qualifierait aujourd’hui de grande opération de communication. Les dirigeants politiques ont eu à cœur de déplacer les symboles du pouvoir en même temps que les institutions et de marquer par des festivités l’adieu à Rio de Janeiro (VIDAL, 2009). A l’inverse, en Côte d’Ivoire par exemple, les rythmes ont été très différents. Les élections présidentielles de 2010 ont montré notamment que ce passage symbolique du pouvoir s’est opéré dans d’autres temporalités. La capitale ivoirienne a été officiellement déplacée en 1983 d’Abidjan à Yamoussoukro. Cependant, pour les médias comme pour une grande part de la population, la capitale restait de fait Abidjan. Une grande partie des institutions y siège toujours ainsi que la quasi-totalité de l’élite économique. L’ancien président Laurent Gbagbo, plus de 20 ans après le déplacement du statut de capitale, a engagé des travaux très importants (fait notable dans un pays si pauvre) et usé de son influence pour étoffer le poids de l’insignifiante capitale.

44 L’idée de « grand » et de « petit » peut renvoyer selon les cas à un ordre de grandeur démographique ou économique.

45 La population et les édiles locaux peuvent même être hostiles au projet. Catherine Brice dans L’Histoire évoque cet aspect pour la reconstruction de Rome après l’arrivée du gouvernement (BRICE, 2011).

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Lorsque la ville accueille le pouvoir alors qu’elle a une taille et une histoire déjà très importante dans l’Etat, la dimension symbolique précède le déplacement effectif du pouvoir. Ainsi, par exemple, lorsque le nouveau pouvoir de la jeune URSS investit Moscou en 1922, la ville n’est pas exempte de symboles architecturaux importants. Le Kremlin, notamment, trônait déjà au centre de la ville. Les différentes institutions n’ont aucun mal à trouver le foncier nécessaire dans une ville déjà construite et suffisamment développée pour accueillir la fonction de capitale. On peut dire la même chose de tous les chefs-lieux de régions sécessionnistes devenues indépendantes et souveraines. Prague par exemple, est le type d’une capitale dont le caractère de haut-lieu pour les Tchèques précède la souveraineté même de la Tchécoslovaquie46. La création artificielle d’une identité ou d’une autorité est alors inutile. Et deuxièmement, l’installation de l’appareil d’Etat dans une ville déjà équipée ne pose pas de problèmes aussi lourds.

Géraldine Djament-Tran a très bien décrit ce phénomène également pour Rome, souvent qualifiée de « ville éternelle » (DJAMENT-TRAN, 2005) expliquant que le caractère central de la capitale italienne n’était pas seulement géographique mais présent aussi dans le rôle joué par Rome dans l’histoire de la péninsule. Sa charge symbolique a eu une influence positive dans le choix de Rome comme capitale après son incorporation dans l’Etat italien en 1870. L’idée est ici que Rome a une capacité, dans une longue continuité historique, à incarner le rôle de capitale même si pendant des époques relativement étendues dans le temps, la ville n’avait pas ce statut, ou un statut vidé de son sens par les divisions internes à l’Italie. Rome est le type de ville qui malgré les vicissitudes de l’histoire territoriale de l’Italie, a la capacité à redevenir évidemment la capitale de cet Etat.

1.3. Enjeux économiques du déplacement de capitale

La question de la capitale n’est pas importante uniquement pour les symboles qu’elle porte. En matière économique, la question du gain et plus encore de la perte des fonctions est fondamentale. La vulnérabilité d’une ville face au déplacement de la fonction dépend pour une large part de sa taille, de sa stabilité économique et de l’assiette des fonctions qu’elle renferme. Il faut également prendre en compte le rôle économique des régions environnantes, et en particulier celui de l’hinterland de la ville. On peut prendre la comparaison de la délocalisation d’une industrie pour mieux comprendre, d’ailleurs utilisée par Pierre Riquet à propos de Bonn (RIQUET, 1994, p.343). Plus une ville possède de ressources, plus elle va avoir la capacité d’accueillir et d’attirer de nouveaux travailleurs. Mais à la différence de la délocalisation d’une usine automobile par exemple, la fonction de capitale implique une part très importante d’emplois très qualifiés et attire une population au niveau de vie bien supérieur à la moyenne nationale. Or, elle a des besoins et un mode de consommation qui demande des services avec un haut niveau de spécialisation d’où un effet d’entraînement. Par exemple, les familles de diplomates en poste

46 Même si dans le cas de la formation de la Tchécoslovaquie en 1919, le territoire est composé non seulement de la Bohême-Moravie (l’actuelle Tchéquie) détachée de l’Autriche mais aussi de la Slovaquie détachée de la Hongrie avec sa propre capitale régionale Preßburg/Bratislava. Prague, capitale automatique des Tchèques s’est imposée aux Slovaques et se trouve très excentrée géométriquement. Une solution de consensus avec une capitale placée dans la ville morave de Brünn/Brno, évoquée par O.H. Spate dans son article sur les capitales n’a pas été sérieusement envisagée tant la puissance (économique, symbolique, historique) de Prague s’est imposée.

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feront fonctionner des magasins de luxe. La présence d’une haute administration, de parlements ou de ministères permet une fréquentation soutenue des taxis plutôt qu’à un réseau de transport en commun classique. C’est pour cela que se développe une inégalité entre les grandes villes, qui ont déjà des fonctions supérieures et dont les services possèdent un certain prestige (comme à Rome ou à Moscou) par rapport à une petite localité où tout est à créer (Ankara, Brasilia, Astana). Au-delà, cette capacité de services ou le retard relatif de certains d’entre eux peut constituer un motif d’un déplacement seulement partiel des activités de commandement, voire d’un maintien dans l’ancienne capitale d’une partie du personnel politique et administratif.

A l’inverse, la vulnérabilité se pose également pour la ville qui perd la fonction. Là encore, même si peu de travaux abordent ce sujet, on peut faire l’hypothèse légitime que plus l’ancienne capitale a une assiette large de revenus et de fonctions, plus il lui sera facile d’encaisser le choc du départ des institutions. Cependant, la ville qui perd sa fonction ne dépérit pas totalement. Saint-Pétersbourg est une des villes les plus dynamiques de Russie, tout comme Kyoto au Japon ou encore Rio de Janeiro au Brésil. Abidjan, Lagos, Istanbul ou Sydney sont restées les premiers pôles économiques de leurs Etats respectifs. Cela expliquerait ce qui différencie le statut de capitale aujourd’hui des capitales disparues qu’évoquaient Jean Brunhes et Camille Vallaux (BRUNHES & VALLAUX, 1921)47. Comme l’écrit Jean Gottmann, les capitales qui se trouvaient au centre d’un réseau relativement étendu gardent leurs capacités à rester des carrefours de première importance, ou à maintenir des conditions de croissance confortables (GOTTMANN, 1990). Cette capacité à être accessible, à constituer un nœud de première importance dans les réseaux, que garderait la capitale, est autant valable dans des logiques internes au pays que pour des logiques externes.

Le cas de la reconversion de la ville de Bonn, après le départ vers Berlin d’institutions fédérales, illustre bien ces phénomènes. Outre les mesures de compensation (Ausgleichmaßnahmen) prises en 1994 pour pallier le départ d’emplois à Berlin, la ville a dû faire en quelque sorte l’inventaire de ses possibilités. L’expérience de la fonction de capitale a alors été considérée comme un atout, notamment dans l’accueil d’hôtes étrangers de marque et dans l’organisation d’événements d’envergure internationale. La capitale, même modeste, possède des infrastructures qui lui sont indispensables pour sa fonction (aéroports internationaux, grands hôtels, lieux de conférence, savoir-faire en termes de sécurité).

De manière générale, le départ d’institutions fait augmenter la surface en bureaux disponibles dans des bâtiments en général bien entretenus. Cette surface peut alors être vendue à des entreprises privées ou louées, afin de servir de rente pour l’Etat. Aux bureaux s’ajoutent tous les terrains laissés libres par le départ des ambassades (environ 150 bâtiments déménagés à Bonn) et de la presse. Ces villes profitent d’une bonne accessibilité aérienne héritée et les édiles peuvent plus facilement que dans d’autres localités faire jouer des réseaux personnels dans les élites politiques et économiques pour promouvoir leurs territoires.

Surtout, ce qui joue un rôle également très important dans les capitales, c’est aussi la concentration d’une population aux revenus supérieurs très étoffée. On pourrait en effet essayer

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d’appliquer aux capitales la théorie de la base économique qui postule qu’une société qui réside en un lieu va avoir pour effet un développement local même si les ressources et les moyens de cette dite société viennent au départ d’ailleurs (DAVEZIES, 2008). C’est ainsi par exemple que s’est faite la fortune de Versailles. L’arrivée d’une cour nombreuse, dont l’activité n’était ni productive, ni commerciale et dont les moyens ne provenaient en rien de l’économie locale, a tout de même conduit au développement d’une ville riche d’artisans et de commerçants pour qui la cour formait un ensemble de consommateurs. A l’inverse, pour reprendre le cas de la ville de Bonn, la possibilité donnée à de nombreux fonctionnaires de rester sur place à la fin de leur carrière et dans la perspective d’une retraite (sur place) a conduit à maintenir un niveau de revenu, et donc d’emplois induits confortable pour la ville.

Cependant, la question la plus intéressante serait, nous semble-t-il, de savoir dans quelle mesure des arguments économiques interviennent dans la décision de déplacer une capitale, qui est une décision hautement politique ? Dans quelle mesure peut-on ou non dresser des lois générales dans ce domaine ?