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Jeu d’échelles et géographie du pouvoir : quelle nouvelle donne avec la réunification ?

De Bonn à Berlin : l’Allemagne déplace (encore) sa capitale

Carte 5 - Choix de la capitale ouest-allemande en 1948 et 1949

5. Jeu d’échelles et géographie du pouvoir : quelle nouvelle donne avec la réunification ?

L’histoire allemande a donc ceci de particulier, depuis 1871, qu’elle remet en question continuellement le binôme capitale/territoire. Ces mouvements très brusques du territoire ont certes des origines très anciennes : pas de core-area évidente, une domination berlinoise tardive d’un point de vue démographique, flou dans l’établissement des structures étatiques et impériales, frontières compliquées, nombreuses et mouvantes. Il s’explique aussi par la faible profondeur historique de la domination de Berlin sur un territoire plus étendu que celui de la Prusse et donc à un trop lent enracinement de cette capitale « parvenue » dans les représentations collectives.

Les tableaux 4 et 5 doivent aussi interpeller sur le dialogue perpétuel entre les échelles et les niveaux d’analyse. Essayer de créer un système permettant de résumer et de comprendre cet aller-retour permanent entre local, régional, national, continental et mondial ancre notre réflexion au cœur de celle que nous avons décrit dans les chapitres précédents. La question de la capitale permet de résumer logiques internes et externes à l’Etat et à la ville parce que son statut lui impose de jouer un rôle d’interface entre l’intérieur et l’étranger.

Le tableau 5 systématise les rapports entre la capitale et les différents niveaux de compréhension de l’espace allemand selon les échelles et le temps. On peut faire des parallèles intéressants qui illustrent ce dialogue entre niveaux scalaires. Au niveau international, des périodes d’expansion (lorsque la couronne de Prusse s’est étendue de manière à créer l’Empire allemand et lorsque le IIIe Reich a théorisé la recherche du Lebensraum et a anéanti une partie de l’Europe par ses invasions militaires) ont alterné avec des périodes de rétraction. La République de Weimar et la période de la Guerre Froide sont consécutives à des pertes territoriales et les frontières ont été dessinées par des puissances extérieures (Traité de Versailles et Traité de Potsdam). Mécaniquement, au niveau national, la capitale s’est trouvée de plus en plus centrale (géométriquement) dans les phases d’expansion et aussi de plus en plus puissante car régissant des territoires plus étendus. A l’inverse, les périodes de rétraction sont celles où la capitale est devenue moins centrale sur le plan géométrique comme dans les réseaux du fait de l’amputation d’anciens territoires. Certes, Berlin et Bonn sont situées dans des espaces relativement centraux à

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l’intérieur de chacun des ensembles formés par la RDA et la RFA de 1949. Les deux villes sont autant périphériques l’une que l’autre si l’on prend en compte l’espace des deux Etats ensemble.

Tableau 4 – Eléments de construction du binôme capitale/territoire en Allemagne selon l’échelle et la période

Capitale Intra-urbain Régional Fédéral / National Extérieur proche Monde Empire Berlin Concurrence entre monumentalité impériale et royale Maintien de compétences étendues des Länder mais poids écrasant de la Prusse « Capitale parvenue », centralité géométrique, démographique et économique Eviction de l’Autriche, expansion territoriale de la couronne Hohenzollern Puissance militaire affirmée en Europe construction d’un Empire colonial Weimar Berlin Monumentalité nationale installée, peu de réalisations Centralisation. Weimar comme lieu symbole de la république Position moins centrale car pertes territoriales Conditions imposées par le traité de Versailles Perte de l’Empire colonial

IIIe Reich Berlin

Débuts des projets de Speer, restructuration profonde du quartier gouvernemental Suppression des Länder. Instauration des Gaue. Retour d’une centralité géométrique Expansionnism e très violent. Asservissement économique et raciste de l’Europe occupée Projet de Gemania pour capitale du « Reich de mille ans » RDA Berlin-Est Reconstruction, repli vers Pankow et l’Ile des Musées Aucun contre-pouvoir régional. Centralisation économique et politique Centralité géométrique et fort indice de primatie Intégration dans le Pacte de Varsovie et le COMECON Grande influence de l’URSS dans la diplomatie RFA Bonn Construction d’un quartier gouvernemental ex nihilo Länder avec pouvoirs étendus notamment au Bundesrat Effacement devant d’autres villes Intégration dans la CEE et l’OTAN. Délégation d’une part de souveraineté à Bruxelles Grande influence des anciens alliés et en particulier des Etats-Unis dans la diplomatie

A l’intérieur de la ville, les mutations sont quelque peu influencées par les échelles plus petites. Les périodes d’extension territoriale et d’impérialisme (wilhelmien ou hitlérien) coïncident avec un développement d’un quartier gouvernemental bien identifié dans la ville, recherchant par sa monumentalité à incarner une image particulière de l’Etat. Il faut évidemment faire la différence entre le mouvement du XIXe siècle qui répondait à la nécessité pour la ville de se doter d’institutions qu’elle n’avait pas encore aux projets fanatiques des nazis qui, non contents d’utiliser un appareil monumental déjà existant, voulaient en refonder un nouveau. Les périodes de rétraction sont marquées par des formes de repli à l’intérieur de la capitale. Engoncée dans des problèmes de politique intérieure et prise à la gorge par plusieurs crises économiques, la République de Weimar n’a pas beaucoup plus développé le quartier gouvernemental qu’il ne l’était déjà. La période de la Guerre Froide est aussi, d’une autre manière, une période de repli sur

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le plan des quartiers du pouvoir. La ville de Berlin est coupée en deux et l’ancien centre politique difficile à réutiliser dans l’Etat. Côté ouest, le pouvoir part dans la petite Bonn et se développe dans une architecture au départ provisoire puis exprimant le « self-effacement » (WISE, 1998, p.23). Côté est, le repli se porte sur Pankow et l’Ile des Musées.

Tableau 5 – Schémas généraux suivis par la capitale allemande selon l’échelle et la période

Pour l’échelon régional, le dialogue entre échelles paraît moins évident. Car les mêmes causes n’ont pas toujours les mêmes effets. L’unité allemande de 1871 a été faite aussi grâce à des gages donnés par la Prusse aux autres Etats, qui constituaient parfois des entités puissantes. Le IIIe Reich exprime une gestion du territoire où tout contre-pouvoir doit être écarté. Au contraire, la perte de territoire et la position moins centrale de la capitale ont peut-être joué dans la volonté de la République de Weimar de renforcer une forme de centralisation administrative, en redorant le blason du préfixe Reich- et en limitant les compétences des Länder et donc de la Prusse. La partition de l’Allemagne oppose deux modèles : une centralisation à l’extrême calquée sur le

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totalitarisme soviétique105 et une démocratie dont l’une des grandes caractéristiques est les larges pouvoirs délégués aux Länder.

Il serait tentant de chercher un lien de causalité entre ces différentes échelles et d’interpréter les événements de manière à savoir quel niveau porte les conséquences des positions et des intérêts exprimés à quel autre niveau. L’exposé proposé plus haut laisserait croire que ce sont les échelles les plus petites qui ont eu un impact sur le niveau local puis le niveau régional.

Ce tableau permet donc d’interroger plus avant les problématiques liées à la capitale au moment de la réunification et d’en comprendre les spécificités. Tout d’abord, et pour la première fois depuis 1871, une période d’expansion territoriale (l’annexion constitutionnelle de la RDA par la RFA) ne s’accompagne pas d’un effacement du fédéralisme. Mieux, les espaces de l’ex-Allemagne de l’Est se transforment en 5 nouveaux Länder (auxquels s’ajoute le territoire oriental de la ville de Berlin rattaché au Land de Berlin-Ouest). Par contre, le lien presque mécanique établi entre niveau international et national, ne fonctionne plus, parce que la capitale se trouve excentrée géométriquement. Si le centre de gravité géographique de l’Allemagne devenue unifiée s’est déplacé de manière significative, ce n’est pas vraiment le cas pour les centres de gravité économiques et démographiques. Si Bonn reste capitale de l’Allemagne unifiée, le pouvoir ne sera pas trop éloigné de ces centres. Si Berlin devient la capitale, la question d’un rattrapage du centre en termes d’accessibilité intérieure se pose d’emblée (GRASLAND, 1991). Dans l’éventualité de cette dernière option, celle d’un déménagement des institutions sur Berlin ainsi que de la réorganisation d’un nouveau quartier gouvernemental se pose également de manière mécanique.

Conclusion

Les régimes qui se sont succédé en Allemagne depuis 1871 définissent une chronologie politique avec des ruptures brusques. L’identité successive des conditions territoriales, politiques et idéologiques de ces régimes s’est d’ailleurs souvent construite par opposition au régime précédent : la République de Weimar par rapport à l’Empire, le régime national-socialiste par rapport à la République de Weimar ou encore, chacune à sa manière, la RFA et la RDA par rapport à la période nazie. Cependant, il est difficile de ne pas noter des permanences dans le lien compliqué entre l’Allemagne et sa capitale.

Le premier est que l’Allemagne fédérale ne s’est unie que par la somme de ses régions comme le montrent les premières lignes de la Loi Fondamentale: « Die Deutschen in den Ländern Baden-Württemberg, Bayern, Berlin, Brandenburg, Bremen, Hamburg, Hessen, Mecklenburg-Vorpommern, Niedersachsen, Nordrhein-Westfalen, Rheinland-Pfalz, Saarland, Sachsen, Sachsen-Anhalt, Schleswig-Holstein und Thüringen haben in freier Selbstbestimmung die Einheit und Freiheit Deutschlands vollendet »106. Ce mode de construction territoriale a permis l’unité

105 Le sentiment tenace en Allemagne qu’il y a un lien entre centralisation et totalitarisme vient en effet du fait que les deux périodes totalitaires que sont le IIIe Reich et le régime de la RDA avaient supprimé toute opposition, notamment en interdisant l’émergence d’une démocratie régionale.

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« Les Allemands dans les Länder de [énumération des 16 Länder] ont terminé, au nom de l’autodétermination, l’unité et la liberté de l’Allemagne »

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allemande de 1871. Sans cela, et même avec toute la pression de la Prusse, le projet national allemand n’aurait pu se réaliser. Cette construction juridique donne des caractères particuliers à la capitale. Car l’Allemagne n’a pas fait le choix des Etats-Unis, de l’Australie ou encore du Brésil, d’établir un district fédéral, c’est-à-dire un territoire neutre et indépendant de tout Etat fédéré dont la seule fonction est de créer les conditions favorables pour l’exercice d’une autorité sans qu’aucune province ne paraisse avantagée. Le Land actuel de Berlin a les mêmes attributions que n’importe quel autre Land et son indépendance du Brandebourg voisin, réaffirmée par referendum en 1996, n’est pas un legs d’une époque reculée, mais bien du statut de la ville durant la Guerre Froide. Ici, c’est la nature du régime et les rapports de force territoriaux qui imposent la capitale. Par ailleurs, l’histoire urbaine de l’Allemagne est celle d’un territoire polycentrique. Il l’est par la taille des villes sur le temps long. Berlin n’a pris la première place dans les classements démographiques qu’à la fin du XVIIIe siècle. De plus, sur le plan fonctionnel, les rôles sont répartis entre les villes allemandes. Cela a notamment été le cas durant la période 1949-1999, pendant laquelle Bonn a été capitale et pendant laquelle les grandes villes allemandes avaient chacune un rôle très important dans le domaine économique et culturel.

Cette répartition des rôles, qu’après tout beaucoup de pays connaissent entre leurs capitales et d’autres grandes villes sur le territoire (Chine, Brésil, Italie, Espagne), est renforcé en Allemagne par le poids institutionnel des régions, et donc de leurs chefs-lieux. Aux Etats-Unis, ce sont en majorité des petites villes qui sont capitales d’Etat. New York, Miami, Chicago, Seattle, Houston, San Fransisco, Los Angeles, considérées comme des villes globales ou quasiment ne sont pas capitales d’Etat fédéré. Francfort, Leipzig et Cologne correspondent à ce modèle en Allemagne mais pas Munich, Hambourg, Stuttgart ou Düsseldorf. Etre capitale de Land signifie être le lieu d’un parlement (même régional, il a l’initiative des lois) et de ministères (surtout dans les domaines de la justice, de l’intérieur et de l’éducation). Et enfin, pour l’époque la plus récente, ces villes sont les interlocuteurs directs de l’Union Européenne dans le domaine du développement régional. Tous ces éléments contribuent à engendrer une capitale fédérale au rôle assez limité. En Allemagne, l’Etat ne reçoit qu’un tiers des recettes fiscales. Autre conséquence, toutes les institutions sont appelées « fédérales » (préfixe Bundes-) pour les distinguer de leurs pendants régionaux (préfixe Landes-). Cela est même valable pour un parlement (Bundestag -

Landtag) ou un ministère (Bundesministerium - Landesministerium).

Enfin, dernier aspect qui traverse également les différents régimes (sauf le régime nazi et la RDA), l’Allemagne a des services et des institutions fédérales, même dans la très haute administration. Peu d’Etats mettent leur Cour Constitutionnelle et le Conseil d’Etat loin de leur capitale, comme en Allemagne avec Leipzig ou Karlsruhe. La distance géographique est la garante de l’indépendance institutionnelle du pouvoir judiciaire. Sachant cela, il paraît moins incongru qu’un groupe de députés ait pu imaginer un système politique avec un parlement et un gouvernement distants de 600 km ! Mais surtout, ce dernier aspect, ajouté à l’importance des régions, permet de comprendre que le rôle de la capitale a toujours quelque chose de suspect. Du rôle ambigu de la Prusse dans la genèse de l’Empire allemand, à la suppression des droits des

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Länder en 1933 et 1952, la centralisation du pouvoir est considérée comme un horizon

insupportable dans la politique allemande car contraire à sa tradition démocratique.

L’analyse du vote du 20 juin 1991 décidant du transfert du gouvernement et du parlement allemands de Bonn à Berlin nous apparaît donc comme indispensable. Comprendre comment sont relancés et reliés ces différents niveaux d’analyse dans la foulée de la réunification permet donc d’appréhender le poids de la capitale, en particulier d’un point de vue symbolique. Car en effet, la Chute du Mur de Berlin et la fusion des deux territoires semblent être l’occasion de rebattre une nouvelle fois les cartes de la construction du territoire allemand et rouvre la possibilité de changements profonds de la géographie de l’exercice politique dans ce pays.

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« Je parlai des deux moitiés de l’Allemagne, la moitié occidentale, catholique, rhénane, bavaroise, opulente, heureuse de vivre, extravertie, et la moitié orientale, protestante, prussienne, frugale, austère, intravertie. Je lui dis que cette moitié de l’Est faisait tout autant partie de mon univers intellectuel que l’occidentale et que je pouvais m’y mouvoir comme dans l’autre, et pareillement y travailler, y habiter, y aimer, y vivre. »

Bernhard Schlink, Le Retour

« Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit. Et pourtant, entre la ville et le discours, il y a un rapport. »

Italo Calvino, Les Villes invisibles

Chapitre 4 - Bonn ou Berlin ? La question capitale de