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Capitale et construction territoriale en Allemagne

De Bonn à Berlin : l’Allemagne déplace (encore) sa capitale

Chapitre 3 Capitale et construction territoriale en Allemagne

« La guerre éclata, la victoire hésita et se décida; la ville natale de Hanno Buddenbrook, qui avait eu la sagesse de se ranger aux côtés de la Prusse, ne regardait pas sans satisfaction la riche cité de Francfort, contrainte de payer sa foi en l’Autriche de la perte de ses libertés. »

Thomas Mann, Les Buddenbrook

« Regardez-moi donc ! claironnait la capitale allemande, fanfaronne jusque dans son désespoir. Je suis Babel, la Pécheresse, la ville monstrueuse entre toutes les villes. »

Klaus Mann, Le Tournant

Chapitre 3 - Capitale et construction territoriale en

Allemagne

Le roman de Thomas Mann Les Buddenbrook raconte la longue déchéance d’une puissante famille de commerçants entre les années 1830 et 1880. L’œuvre décrit avec une très grande précision les méandres d’une société urbaine, les lentes concurrences entre les clans et les mœurs de la bourgeoisie du XIXe siècle en Allemagne du Nord. En filigrane, tout au long du roman, la chute de l’influence de la famille Buddenbrook accompagne celle de la ville dans laquelle ils habitent, Lübeck. Dans la première partie de l’œuvre, la cité est encore souveraine, refusant de se fondre dans l’union douanière (la Zollverein73). Et peu à peu, la ville perd de son autonomie, avant de s’allier à la Prusse et de se fondre dans l’Allemagne. Ce qui signifie à terme de passer sous la coupe de Berlin. La guerre brièvement citée par Thomas Mann, à laquelle les habitants de Lübeck ont pris part, est celle entreprise par Otto von Bismarck dans les années 1860 pour successivement soutenir des populations allemandes du Danemark et ramener le Schleswig-Holstein dans le giron prussien puis pour affirmer son autorité face aux Autrichiens. Ce projet, comme le suggère la citation, contribue à exclure à jamais Francfort du rôle de capitale tout comme l’Autriche affaiblie du projet d’unification allemande. Et mécaniquement, c’est aussi le

73 Pour les termes allemands utilisés dans le texte, nous utiliserons le genre du terme français correspondant, et ce, par souci de fluidité et pour éviter une traduction maladroite du genre neutre. A l’inverse, pour les titres de journaux ou d’ouvrages, le genre allemand sera conservé en langue française.

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moment où Berlin devient un lieu de pouvoir absolument incontournable, et en particulier sur toutes les autres villes allemandes, même celles qui depuis des siècles affirmaient une autonomie politique et économique face à un pouvoir central inconsistant. Au même titre que l’histoire tourmentée de ses frontières et la prégnance du fédéralisme, le rapport de l’Allemagne à sa ou ses capitales est indissociable de sa construction en tant qu’Etat et en tant que territoire. Surtout, en ce qui concerne les lieux du pouvoir, il faut retenir et insister sur cette constante historique d’un équilibre entre différentes régions, sur l’instabilité de la géographie politique et sur la méfiance héritée vis-à-vis d’une centralisation politique dans le pays.

La définition de la capitale en Allemagne présente un grand nombre de subtilités. Nous en avons fait l’expérience dès le premier jour d’un séjour de terrain à l’Université de Bonn en 2008. Lors d’un entretien avec un professeur de science politique, celui-ci nous a reproché d’avoir employé l’expression « Hauptstadt Bonn » opposant que Bonn « n’avait jamais été la capitale de l’Allemagne mais seulement le siège de ses institutions ». C’est donc la recherche de cette nuance entre « capitale » (Hauptstadt) et « siège des institutions » (Sitz der Institutionen), entre un pouvoir de jure et un pouvoir de facto, qui rend si intéressante cette problématique dans ce pays.

L’analyse retiendra ici seulement les périodes postérieures à l’accession de Berlin au statut de capitale de l’Allemagne unifiée, possible à partir de la victoire de Königgrätz/Sadowa en 1866 et effective en 1871. La date marque le passage de l’Allemagne sous la forme d’un véritable Etat et une organisation politique centrée autour d’une ville qui prend pleinement la forme d’une capitale moderne et incontestée. Or, tout au long du XXe siècle, la question de la capitale a été régulièrement relancée. Le réunification ne fait que remettre sur le devant de la scène la « question de la capitale » (Hauptstadtfrage), pendant urbain de la question du territoire allemand (Deutschlandfrage).

1. La capitale dans l’histoire allemande

1.1. Berlin s’impose comme première capitale pérenne de l’espace

allemand

Pourquoi Berlin en 1871 devient une capitale, qui à la différence de tous les sièges du pouvoir qui se sont succédés avant elle en Allemagne, et peut s’affirmer comme un centre définitif du pouvoir de l’Etat ? La réponse se trouve dans l’importance du royaume dont elle est devenue la capitale en 1701, lorsque la Prusse s’est constituée en Etat. Berlin est la capitale de l’unité allemande de 1871 parce que la Prusse a été à l’origine de cette unité. C’est donc l’émergence de cet ensemble politique et territorial qui permet de comprendre l’évolution de l’importance et du statut de Berlin.

Pointée pour la première fois sur une carte en 1230, Berlin est un lieu de résidence régulier pour les souverains brandebourgeois puis prussiens depuis le XVIe siècle, mais la ville ne pèse véritablement rien dans les réseaux de la diplomatie et du pouvoir en Europe avant le début du

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XVIIIe siècle74. Comme dans le scénario de beaucoup de belles histoires, rien ne prédestinait cette ville insignifiante à dominer l’espace germanique par rapport à ce qu’étaient déjà Cologne, Hambourg, Munich, Prague ou encore Vienne. L’émergence de la Prusse75 est contemporaine de celle de l’Autriche comme puissance politique. Ces deux ensembles se sont développés sur les ruines du Saint-Empire, encore existant officiellement, mais ne remplissant plus ni fonction, ni rôle réel depuis la fin de la Guerre de Trente Ans et les traités de Westphalie (1648). Depuis lors, sans pouvoir pleinement imposer leur autorité sur l’ensemble de l’espace centre-européen germanique, la Prusse et l’Autriche ont toutefois réussi à trouver leur place comme des puissances émergeantes, bientôt à l’égal de monarchies depuis longtemps établies comme l’Espagne, la France et la Grande-Bretagne. A la grande différence du Saint-Empire et de toutes les structures impériales qui les avaient précédées dans cette partie de l’Europe, la Prusse et l’Autriche ont un pouvoir qui s’appuie sur une cour et sur une capitale, au sens moderne du terme76.

Le XIXe siècle est inauguré dans l’espace germanique par les campagnes napoléoniennes qui dissolvent la coquille vide qu’était devenue le Saint-Empire. La période de stabilité qui suit le Congrès de Vienne de 1815 débouche sur la formation d’une nouvelle structure territoriale, la Confédération germanique (Deutscher Bund) qui est censée rassembler tous les Etats allemands mais qui en fait devient un territoire dominé par l’Autriche et la Prusse. Avant 1848, cette partie de l’Europe est encore extrêmement morcelée, avec sa cinquantaine de territoires politiques autonomes (certes à comparer avec les 300 qui existaient un siècle plus tôt), qui affirment leur souveraineté sous forme de royaumes, de duchés, de principautés ou encore de villes libres. Dans cet ensemble, on trouve 54 tarifs douaniers différents (avant l’instauration de l’union douanière de 1833), des systèmes juridiques et fiscaux concurrents, des unités de mesures non communes, à commencer par la monnaie. C’est donc en premier lieu l’extrême disparité, de surface, de richesse et en un mot de puissance qui permet à la Prusse et à l’Autriche, poids lourds par leur population, leur économie, et leur capacité militaire, de mener le jeu diplomatique dans cette région, et donc leurs capitales respectives, Berlin et Vienne.

Selon l’historien Hans-Otto Schembs, c’est l’Autrichien Klemenz-Wenzel von Metternich qui avait, avec l’appui de la Bavière, désigné Francfort sur le Main pour accueillir l’assemblée des Etats de la confédération, le Bundestag, ou Bundesversammlung. La ville doit sans doute cette décision à sa position géographique entre les sphères d’influence des Etats du sud et ceux du Nord, mais surtout à son statut de ville libre, et donc souveraine. La position de Metternich est approuvée par le roi de Prusse et Francfort devient très officiellement le siège de la

Bundesversammlung par un acte du 8 juin 1815 (SCHEMBS, 2000, p.159). Abritant cette institution, la ville se rapproche donc du statut de capitale. Francfort prend alors la forme d’une capitale confédérale, proche du modèle suisse, à savoir le chef-lieu d’une association d’Etats tous officiellement souverains, dans laquelle les décisions sont prises à l’unanimité (donc aucune n’est imposée à aucun membre) et où chacun est libre légalement de se séparer. Surtout, la ville de

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Selon Michel Kerautret dans son Histoire de la Prusse, la ville de Berlin ne comptait que 6000 habitants au lendemain de la Guerre de Trente Ans, en 1648 (KERAUTRET, 2005, p.79).

75 Se référer à ce sujet à M. Kerautret (idem, p.15)

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Francfort ne renferme pas les fonctions annexes de la capitale comme la diplomatie qui reste plus à l’époque dans les cours de Vienne et de Berlin. En un mot, le statut de ville-libre semble plus un gage de consensus, voire un espace de neutralité dans les jeux de pouvoir entre la Prusse et l’Autriche et secondairement le Hanovre, la Bavière, la Bade et le Wurtemberg.

Les événements de 1848 ont conforté Francfort dans son rôle de capitale, voire même de capitale historique. Sa position centrale sur le territoire plaide, là encore, en sa faveur. La ville va devenir, par sa jeune mais réelle expérience parlementaire, le lieu de la création possible d’une assemblée nationale, plus libérale. Mais l’échec de la tentative parlementaire de 1848 sonne la fin des espoirs de Francfort de rester la possible capitale d’une future Allemagne unifiée.

Dans les années 1860, la situation change en Allemagne parce que les arguments portés par le nationalisme, en un mot l’idée d’unité allemande, intéressent de plus en plus une Prusse, qui cherche à les développer à son profit. Le royaume reprend en effet à son compte ces thèses, avec l’idée de faire passer sous sa coupe les Etats du sud de l’Allemagne mais en excluant l’Autriche. Ces idées sont approuvées même en-dehors de Prusse. Sandrine Kott évoque le cas du ministre badois Franz Freiherr von Roggenbach et son projet d’ « Etats-Unis d’Allemagne » ou encore de la Deutscher Nationalverein, qui prône l’unité puis se rallie à l’idée d’un projet « petit-allemand »77 (KOTT, 2004, p.76). Dans un premier temps, Vienne cherche à ne pas laisser à la seule Prusse l’expression du nationalisme allemand et de l’unité de l’espace germanique au moment de la question territoriale touchant le Schleswig-Holstein. Elle s’allie avec Berlin sur le papier et garantit la sécurité du Holstein bien que ce territoire lui soit très éloigné. L’alliance est de courte durée, puisqu’en 1866, ces mêmes régions septentrionales sont au centre de divergences d’opinions entre la Prusse et l’Autriche, la tension monte vite et la guerre éclate. Immédiatement, le rôle de Francfort comme capitale neutre et garante d’une unité de façade de la Confédération germanique, au moins institutionnelle, disparaît. La ville souveraine se range aux côtés de l’Autriche qui perd cette guerre civile inter-allemande à la bataille de Königgrätz/Sadowa.

Les conséquences de ce conflit sont très importantes pour la question de la capitale en Allemagne. La Prusse, après avoir annexé quelques Etats septentrionaux restés fidèles à l’Autriche, ainsi que la ville de Francfort, crée avec ses alliés la Confédération d’Allemagne du Nord (Norddeutscher Bund). Il s’agit d’un quasi-Etat, doté d’une constitution à partir de 1867, et d’une assemblée (Bundestag). Si la Prusse n’occupe qu’un tiers des sièges, le président de cette confédération est le roi de Prusse lui-même. Ce territoire est donc dès le départ une extension de la puissance prussienne en Allemagne. Si Francfort fait valoir qu’il peut exister un débat de la capitale78, Berlin s’impose comme siège des institutions de cet ensemble.

Notre recherche n’a pas pour objectif de trancher entre la thèse qui voit dans la guerre franco-prussienne de 1870 le prétexte à l’unité allemande et celle qui défend l’idée d’un accélérateur d’un processus déjà profondément entamé et de toute manière inéluctable. En tous les

77 Par opposition à un projet « grand-allemand » d’une unification de tous les territoires germaniques, donc en incluant notamment l’Autriche.

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cas, la fondation de l’Empire79 doit être comprise sur le plan territorial et politique comme dans la continuité des événements allemands depuis 1866, à savoir le renforcement de la Prusse et mécaniquement de Berlin dans son statut de capitale. En cela, la date de 1866 constitue une rupture beaucoup plus nette que celle de 1871. Ainsi, lorsque l’on observe l’unité allemande à partir de sa capitale, on constate une logique exactement inverse à celle opérée dans l’unité italienne qui lui est contemporaine. En Italie, le Piémont a joué le rôle d’une Prusse dans le sens où il a été à l’initiative, par la puissance économique et militaire, de l’unité de la péninsule. Mais il a utilisé le choix de Rome comme capitale comme caution pour « dissimuler la piémontisation de l’Italie » (DJAMENT-TRAN, 2009, p.107) Ici, la Prusse a imposé sa puissance autant que sa capitale et cherche à en faire l’instrument de la constitution d’un Etat-nation.

1.2. Un Empire jusque-là sans capitale

Il existe dans le rapport entre la culture allemande et le territoire de l’Allemagne le mythe tenace d’un Etat créé sans avoir recours à une capitale. Le poète Friedrich Schiller avait d’ailleurs usé de cette phrase: « Keine Hauptstadt und kein Hof übte eine Tyrannei über den deutschen Geschmack »80. A l’époque où cette phrase est écrite, à la toute fin du XVIIIe siècle, le Saint Empire est moribond. Il prend la forme d’un immense puzzle (carte 2), d’où émergent la Prusse et l’Autriche qui, elles, s’affirment avec des cours, une diplomatie et une armée reconnue par toute l’Europe depuis la fin du XVIIe siècle. L’idée d’une capitale pour ce vaste ensemble est toute relative et apparaît même comme un modèle étranger, plutôt en négatif. Schiller fait allusion quelques lignes plus loin à la France et à l’Angleterre, menées par une capitale offensive, capable d’affirmer une « tyrannie » d’un centre sur un territoire. C’est comme si face à la catégorie des « lieux de mémoire » proposée par Pierre Nora (NORA, 1984-1992) se trouvaient des « non-lieux » de mémoire dont la figure de la capitale dans la lointaine histoire de l’Allemagne ferait indiscutablement partie.

Comme le montre l’ouvrage collectif Die Hauptstädte der Deutschen. Von der Kaiserpfalz

in Aachen zum Regierungssitz Berlin (SCHULTZ, 2000), le nombre de villes qui ont été les sièges du pouvoir dans le monde germanique81 sont nombreux : Aix-la-Chapelle, Worms, Nuremberg, Munich, Prague, Vienne, Francfort, Bonn, Berlin. De plus, pour certaines localités, l’histoire

79 Nous utiliserons dans ce travail les expressions d’ « Empire allemand » ou d’ « Empire ». Le terme d’Empire allemand est généralement utilisé pour la période allant de 1870 à 1918. Il faut l’entendre dans la traduction allemande de Deutsches Kaiserreich. Cette période peut aussi être appelée IIe Reich. L’expression de « Reich » tout court, également parfois employée, ne le sera pas ici pour ne pas provoquer de confusion avec la période nazie.

80 « Aucune capitale ni Cour n’a exercé de tyrannie sur le goût allemand » SCHILLER, Friedrich, 1797-1801, « Deutsche Größe » cité par LAUX, 1990, p.5

81 L’utilisation des termes « allemands » ou « germaniques » devient difficile quand il faut comparer directement différents stades de la construction du territoire de ce qui deviendra l’Allemagne unifiée de 1990. Beaucoup d’historiens semblent faire des raccourcis comme par exemple Joseph Rovan qui intitule son ouvrage Histoire de

l’Allemagne en remontant à l’Antiquité. Ce point de vocabulaire pose pourtant des problèmes qui interdisent

toute confusion puisqu’il implique une filiation entre le Saint-Empire « germanique » et l’Allemagne d’aujourd’hui alors que l’Autriche surtout et secondairement la Tchéquie, la Suisse ou encore le Luxembourg en sont aussi issus. Nous emploierons ici le terme « germanique » dans le sens des espaces (et non des territoires et encore moins des Etats) sous influence politique, culturelle ou linguistique allemande.

d’une autonomie longue et poussée, voire d comme dans les grandes villes hanséates ou d