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Quête personnelle et artistique

Un spectacle qui arrive dans le parcours d’André Engel sans crier gare, mais qui intuitivement correspond à une quête personnelle. Celle de l’homme et celle de l’artiste. Si ce moment est le temps des interrogations existentielles, il est aussi celui d’une

233 ENGEL André, notes personnelles

pause, d’un bilan intermédiaire. C’est ce que mettent en avant les premières répliques du spectacle :

« Schwartz : J’ai fait l’impossible pour faire naître le calme par ma conversation…[…] En art on ne peut pas faire plus que d’être extrêmement consciencieux.

Schoen : Je ne mets pas ton travail en cause… Tu as simplement dû lui faire peur avec tes histoires. »

Certainement conscient d’avoir fait fuir le public, André Engel repense sa relation au théâtre par l’intermédiaire de la relation à la salle. Lulu dont il est question ici, Lulu aux multiples visages, incarne l’interlocuteur privilégié d’Engel. La question : pour qui fait-on du théâtre ? se fond, chez Engel, dans l’interrogation lancinante : qu’est-ce que ça veut dire que faire du théâtre ?

Si André Engel ne cherche plus à noyer la réalité dans le brouillard de ses difficultés, il ne cesse pas pour autant d’interroger la représentation. Sa quête poursuit son chemin dans les méandres déchirants des salles de théâtre.

En choisissant un lieu de spectacle, Le Bataclan, André Engel force le spectaculaire, en tant que concept, à s’incarner dans le spectacle. La quête artistique prend corps avec Lulu au Bataclan. Un détournement du lieu qui se réalise dans la représentation. Si Lulu est toute une quête personnifiée, entre la vie et la mort, Lulu au Bataclan est une quête artistique, entre réel et fiction, théâtre et réalité.

Consommation et spectacle

Lulu au Bataclan, une adaptation hyper subjective qui pose la question du théâtre ; un détournement du lieu comme élément de réponse.

En choisissant le Bataclan, lieu de consommation du spectaculaire lui-même perçu comme élément de distraction, lieu social où la présence même des consommateurs dans la salle est spectacle, André Engel retourne au point de départ de ses préoccupations. Le lieu propice à la démonstration du spectaculaire devient le lieu où la les effets pervers de la « Société du spectacle » peuvent être le mieux dénoncés. Lulu, achetée, aimée, rejetée, passant d’un tuteur à un autre tout en se jouant de tous jusqu’à la mort, Lulu personnage par excellence, aux multiples rôles et noms, incarne ce retournement. Faux et vrai se fondent en une seule réalité. Le faux devient le principe du vrai.

Le Bataclan lieu du faux devient le lieu vrai où le théâtre se joue. Un retournement des valeurs.

André Engel fait une avancée dans son parcours personnel et artistique par ce travail avec le lieu. La colère et la lutte à perte telles qu’elles s’étaient manifestées dans Prométhée semblent loin ici, on pourrait même penser que le choix du lieu était un acte de réconciliation. Ce n’est pas vraiment un théâtre, mais on n’en est pas loin. Mais en réalité, c’est parce que ce n’est pas vraiment un théâtre qu’il est possible de faire croire que c’en est un. André Engel ne cesse de jouer avec ces notions et de fait, il joue avec le public. Faire croire à du vrai pour dénoncer la supercherie. C’est la démarche qu’il perpétuera avec Le Misanthrope.

En 1985, un peu moins de deux ans après Lulu au Bataclan , en choisissant Le Misanthrope de Molière, André Engel monte pour la première fois un classique français et son premier texte sans aucune adaptation. Le lieu de création : la Maison de la Culture de Bobigny. Encore une fois, André Engel étonne et ne va pas là où on l’attend. Un classique et un théâtre sont une association qui ne cadre pas a priori avec l’aventure d’Engel.

Le Misanthrope 1985

Chronologiquement, rappelons que ses dernières créations vues par le public parisien avaient été une reprise de Penthésilée (1982 à Chaillot), Dell’inferno (1982 dans les faubourgs de Saint-Denis) et Lulu au Bataclan (1983) ; une succession de spectacles qui sans consommer la rupture qui aura lieu avec Venise sauvée (1986 en Avignon) sont reçus avec enthousiasme. Le spectateur est embarqué chaque fois dans une nouvelle aventure, ne percevant pas nécessairement tous les aléas personnels et professionnels qui sous-tendent les créations, les choix esthétiques et dramaturgiques. Ce qui prime est l’expérience vécue qui détrône la suprématie du théâtre comme lieu et institution.

Ainsi donc, comme ce fut le cas à Strasbourg lorsqu’André Engel a annoncé la création de Penthésilée au Théâtre municipal, on s’attend à quelques facéties de la part de ces joyeux perturbateurs.

Dans les coulisses de la création, la réalité est plus complexe et plus sérieusement envisagée comme s’en explique André Engel :

« J’ai compris qu’il y avait dans ma trajectoire personnelle, un virage à prendre et je l’ai fait. Jusqu’à présent, j’ai été pris en charge par une institution. Pendant près de dix ans, j’ai bénéficié d’une situation particulière, très confortable auprès de Jean-Pierre Vincent, au Théâtre National de Strasbourg. Ensuite, un très court moment, j’ai essayé d’établir le même type de rapport avec Patrice Chéreau. Après Lulu, je me suis retrouvé dix-huit mois au chômage, et complètement isolé. Alors j’ai décidé de prendre mon destin en mains. Il est bien fini le temps des spectacles, comme Kafka, Prométhée ou Dell’inferno. Je le regrette parce que j’avais énormément de plaisir à faire ces choses. Mais il ne faut pas se leurrer. Ce sont des opérations de plus en plus difficile à financer ».235

André Engel fatigué et ayant mené au bout des possibilités son théâtre hors les murs, cherche comment concilier ses convictions inébranlables et les conditions de production qui l’acheminent à coup sûr dans les salles de théâtre. Comme pour Luluau Bataclan, le choix du texte n’est pas prémédité, mais fruit d’un concours de circonstances et de rencontres. Gérard Desarthe, qui souhaitait à la fois retravailler avec André Engel et en même temps s’attaquer à des rôles qui correspondaient à sa maturité, se rapproche d’Engel et lui expose son désir d’incarner Alceste. Dans le même temps, André Engel

235 ENGEL André, propos recueillis par Chantal BOIRON, « Alceste à cheval » in Acteurs, revue du Théâtre n° 25, mai 1985