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Choc, fulgurance et sidération

Les spectateurs, parqués derrière les barrières de sécurité restent un moment saisis par la fulgurance de cette scène de révolte maîtrisée mais qui a des airs de déjà vu. Ainsi, les Instructions en cas d’incendie prévenaient : « il n’en reste pas moins que chaque jour ou presque, penchés sur des toits, coincés dans des impasses, chassés comme du gibier, des hommes et des femmes dont nous sépare le cordon noir des forces de l’ordre nous regardent les regarder et nous crient : « le spectacle vous plaît ? » avant d’être frappé par les balles ». De fait, la coïncidence avec l’affaire Alain Begrand qui trouvait la mort sur un toit de Jussieu quarante-huit heures plus tôt, poursuivi par la police, était entre autres dans tous les esprits.

« Reste le choc. Explique Jean-François Vilar. Est-on totalement enthousiasmé par le spectacle d’Engel et Pautrat ? Pas tout à fait. Il n’est pas fait pour ça. Cette mise en scène sur 12 000 m2, avec son tumulte, ses excès et ses incongruités n’est pas évaluable en termes habituels ».152 On s’interroge, comme souvent au sortir des spectacles d’Engel.

Pour Jean-François Vilar, lui-même pris dans les ambivalences de cette représentation, « il était hautement révélateur de voir les spectateurs sortir de leur routine, tassés les uns contre les autres, se haussant du col pour mieux voir, échanger des propos brechtiens

151 DUMUR Guy, Le nouvel Observateur, 1980

sur ce spectacle qui selon eux en faisait trop ou pas toujours trop bien. Sceptiques ces gens-là, mais pas au point de ne pas contourner les barrières de sécurité ».153

Photos des spectateurs

Comme lors d’un accident sur la voie publique, les spectateurs sidérés n’avaient pu s’empêcher de regarder cette arrestation hors du commun, en proie à un voyeurisme consensuel ; puis, renvoyés à leur solitude et au vide de leur vie, mais dans l’aube naissante, accompagnés du chant des oiseaux, ils pouvaient relire les dernière lignes des Instructions de Bernard Pautrat : « si quelques-uns sont encore sensibles à l’inhumanité sans mesure d’une situation, ils sauront bien retrouver, par-delà l’artifice agaçant du théâtre, la vieille douleur qui, depuis toujours, depuis Eschyle, agite leurs nuits ».

Spectateur-badaud

André Engel et Bernard Pautrat auraient aimé que le spectateur en vienne à se poser la même question sur sa position, qu’avec les autres spectacles, mais différemment : « Qu’est-ce que je fais moi, à regarder cela, ce genre de chose, qui suis-je, pour oser regarder cela, parce que, où que je me trouve, je suis quand même du mauvais côté, même si je suis, en un sens, du bon côté. Et là, je crois qu’on peut arriver à mettre le spectateur dans une situation de gêne fondamentale, politique ».154

153 Idem

C’est ainsi que le texte tient un double langage. Prométhée, en s’adressant aux forces de l’ordre et parlant des opprimés, double son propos d’une adresse directe au public. L’enjeu du débat est celui du public :

« Ils voient sans voir, ils écoutent sans entendre ». « Moi je leur montre le lever des astres »

« Voilà mon œuvre. »

Autrement dit, André Engel réitère son crédo en rappelant sa vocation. Mais, il le fait ici avec violence, dans un cri qui se heurte au pouvoir qui « ne laisse pas de jeu ».

Quelle place pour le spectateur dans ce débat ? se demande-t-on alors. André Engel répond :

« Dans les spectacles précédents, le spectateur avait un statut très précis, dans le Week-end à Yaïck, il était identifié immédiatement à un touriste, dans le Kafka. Théâtre complet, la métamorphose était celle du client d’hôtel. Là, c’est plus flou, parce qu’il est badaud, il est celui qui, dans la rue, assiste à un incendie gigantesque, ou à l’atterrissage d’un hélicoptère. On est spectateur de mille choses et mille choses font spectacle, dans la vie, et il est renvoyé à cette situation-là, d’être le témoin actif, passif, intéressé ou pas, intervenant ou pas, dans une situation qui, à un certain moment fait spectacle. Il faut qu’il trouve lui-même la justification de sa présence, elle ne va pas de soi, alors que dans une salle de spectacle, elle va parfaitement de soi »155

Mais si le spectateur, parqué derrière les cordons de sécurité et renvoyé par les services d’ordre a eu le sentiment de devenir badaud grâce à tout ce dispositif et au climat de catastrophe, il est toujours spectateur, comme le laissait bien entendre le texte de Bernard Pautrat : « Soyons sans illusion : la beauté du geste ne sera pas sensible à tous, car à l’impossible nul n’est tenu. Savoir reconnaître l’ennemi et savoir le frapper, revendiquer le crime, vouloir mourir debout en ayant raison contre tous, ces mots sonnent creux dans les petites têtes résignées à faire ami-ami avec tout, avec tous ».

L’inconvénient est que le spectateur, face à ce cri de révolte, est réduit au silence. On le renvoie fermement d’un « circulez, y’a plus rien à voir ». Un silence qui laisse peut-être un peu trop supposer qu’il ne saisira pas « la beauté du geste », comme si pour lui, de toute façon, « ce sera un spectacle de plus, un peu moins bien quand même que le prochain départ au Lavandou, où les roues patineront dans les boyaux, où les polaroïds

immortaliseront quelques derniers soupirs ».156 Un spectateur un peu vite ravalé à son rang « français moyen », procédé qui faisait certes partie du spectacle, mais qui ne fonctionnait que si l’on pouvait prendre le recul nécessaire pour comprendre l’ensemble de ce qui avait été vécu là. « Nous, spectateurs, cherchons péniblement la meilleure place pour ne rien perdre de la fin de ce tribun qui persiste stupidement à nous interpeler. Dans la foule, certains ricanent, résistent au jeu. Le jeu de qui ? De quoi ? »157 s’insurge Jean-François Vilar, se faisant à son tour porte parole du public dérouté.

Pourtant, la beauté du geste dans ce qu’il avait d’étonnant et de fulgurant, a certainement été perçue dans son premier degré spectaculaire, davantage que dans sa portée dramaturgique de remise en question du statut du spectateur. Les flammes et les lances à incendie, les cris, l’hélicoptère, la musique de Mahler, la présence palpable de la nuit, des oiseaux et finalement de l’aurore contribuaient à la dimension spectaculaire qui a fait dire à plus d’un qu’il y avait là de la superproduction et non plus du théâtre. Propos pourtant démentis par l’équipe de création :

« On a l’air d’avoir des moyens gigantesques, on parlé de superproduction, or, il y a un budget dérisoire : au lieu de 200 briques, on en a 16. Le reste, c’est payé sur notre peau, et c’est un scandale. Je ne dis pas ça contre le festival, car j’ai accepté cette proposition en sachant que j’aurais peu de moyens. Cela dit, je suis ravi que le festival ait eu une politique culturelle de création plutôt que de faire seulement de l’accueil de spectacle, ce qui est la politique de tous les festivals et ça, il faut que ça change ».158

Un hiatus qui vint renforcer un malaise ambiant qui vira finalement à la crise.

Annulation et colère

Le spectacle qui devait se jouer du 15 au 23 mai 1980 ne sera joué que trois fois, jusqu’au 18 mai. La décision d’écourter les représentations prise par André Engel fait la une des journaux qui tentent d’en démêler les causes :

« Prométhée Porte Feu, d’André Engel. Ce prodigieux spectacle, joué dans une mine de fer désaffectée, avait inauguré le Festival de Nancy. Il vient d’être annulé, notamment « pour des raisons de sécurité » » titre Gilles Sandier pour Le matin de Paris.

156 PAUTRAT Bernard, Instructions en cas d’incendie, op.cité

157 VILAR Jean-François, « Cet incendiaire parmi nous » op.cité

Pour Libération : « Le projet était bancal dès le début, les appuis qui devaient compléter celui du Festival de Nancy pour ce projet ont fait défaut : complément financier d’un côté, camions militaires de l’autre ». Les raisons se multiplient et s’enchaînent dans un rapport causal qui échappe : l’artistique, le dramaturgique, le financier, le sécuritaire…et finalement un cri politique contestataire qu’André Engel affiche haut et fort. Ainsi, le 16 Mai 1980, lendemain de la première, il rédigeait une note dans laquelle il exprimait sa colère face à la modification de son projet artistique imposée par les conditions matérielles:

« Ce à quoi vous allez assister n’est pas un spectacle d’André Engel.

Je n’ai jamais livré au public que des spectacles finis et cohérents, qu’on les jugeât bons ou mauvais.

J’ai proposé au Festival de Nancy un scénario complet de mon projet. Les producteurs, conscients de l’ampleur de l’entreprise, ont garanti que des prestations de service viendraient pallier les inévitables insuffisances budgétaires. Je les ai crus.

Le projet fut accepté dans son intégralité. A aucun moment il ne fut question de le modifier sur quelque point de détail que ce soit. Et pourtant, aujourd’hui, le spectacle se trouve amputé de l’essentiel ».

Embrasement et révolte

La presse se fait l’écho d’une crise qui se généralise, faute de moyens adaptés aux exigences des créations avant-gardistes spécifiques du Festival de Nancy. « Flottements et dérives » titre Le Monde sous la plume de Colette Godard qui suit avec fidélité les créations présentées. L’argent est le nœud d’une guerre qui prend des dimensions politiques. Lew Bogdan, jeune directeur du festival affirme qu’il faut « élargir le débat ouvert par Engel »,159 renvoyant le problème à son propre financeur : l’Etat ; et par télégramme, il lance un appel aux pouvoirs publics, s’adressant directement au Président de la République, alors Valéry Giscard d’Estaing. Ses collègues des Festivals d’Avignon, de Lille et de La Rochelle lui manifesteront leur soutien. L’affaire fait tache d’huile dans les rouages politiques. Ce qui n’est pas sans déplaire aux agitateurs de la bande de Strasbourg.

Engel, à la fin de la première représentation, le poing en l’air avait harangué la foule : « le spectacle auquel vous avez assisté est de la m… Je vous demande de l’indulgence pour moi-même et pour les trente comédiens qui ont travaillé ici durant un mois ».160 C’est finalement Engel, ce Prométhée enragé, qui crie sa révolte pour dénoncer ces « dieux » qui font l’ordre établi.

Le chantier et l’équipe au travail

159Libération du 27 mai 1980

160 L’Est Répub licain, « Seule production du Festival de Nancy, Prométhée suscite la colère d’André Engel ». Revue de presse

En face, une équipe épuisée qui « pendant trente jours et trente nuits […] a pataugé dans la merde », confie Engel à Libération : les comédiens « remuaient de la terre. En répétant vers quatre heure du matin, on vivait dans un rendu compte que chaque heure passée à lutter contre le terrain nous rapprochait de ce que devait devenir la mise en scène ». Un travail de terrain au sens propre du terme, pour transformer le carreau de la mine, son terrain boueux en espace de jeu gigantesque, dans lequel les faux arbres calcinés et les ruine grecques du décor jouxtaient les bâtiments en friche et la décharge sauvage. Un travail qui ne laissait pas de place aux atermoiements : « on était plus un groupe de commando qu’un groupe de comédiens. A un certain moment on a même été obligé de se militariser entre nous. On ne donnait pas des indications scéniques mais des ordres. Tout se mêlait ». Le climat de travail rejoignant la tension du spectacle, la crise n’était déjà pas loin.

De fait, malgré les moyens mobilisés ; bulldozer, authentiques voitures de pompiers et de police, hélicoptère du journal L’Est Républicain, et pour des raisons de faiblesse techniques, (l’acoustique était particulièrement mauvaise), le texte de Bernard Pautrat passait très mal. « Bien rendu, ce texte nous aurait permis d’extrapoler sur la « voix du refus » de ce forcené qui dans ce décor d’usine fermée aurait pu prendre une signification sociale et politique » constate l’Est Répub licain. C’était l’ambition d’Engel. Lui-même acquiesce à cela : « Pour une fois, je suis d’accord avec la critique, ce spectacle n’a rien à voir avec ce qu’on voulait faire initialement, le public n’assiste en fait qu’à un filage » déclare-t-il au journal Libération. Dans sa décision de tout arrêter là, il y a la rage dépitée de l’artiste insatisfait.

Tragédie politique

Pourtant, comme le rappelle Gilles Sandier, pour Le Matin de Paris :

« Ce Prométhée était un de ces actes de théâtre importants, de ceux qui s’inscrivent dans les mémoires, parce qu’ils trouvent en nous quelque chose de très profond, archaïque, essentiel. Parler du feu, de qui porte le feu, de qui met le feu – et de qui travaille dans le feu -, aujourd’hui comme au temps d’Eschyle, est un acte grave, solennel, même en usant du véhicule irritant de théâtre. Dans cette Lorraine des vallées en flammes, des ciels rouges de la sidérurgie – métaphore de l’omnipotence patronale - , et dans un temps où il est presque habituel de voir des forcenés, fous de révolte, se réfugier sur des toits avant de finir sous les balles, ou dans les mains des policiers, ces images auxquelles on nous affrontait, ces phrases qu’on nous jette, et

cette aube qui se lève dans le chant des oiseaux sur une terre incendiée et une voiture de police, je ne les oublierai jamais ».161

Mais finalement, l’écart esthétique entre la production et la réception de Prométhée Porte-feu n’a pas tenu et la rupture fut consommée.

En définitive, tout est politique dans cette histoire : du choix du thème, Prométhée, à la réécriture du texte, pour ce qui est du discours au sens strict. Mais également dans la mise en œuvre et la forme fulgurante de ce spectacle-tract, revendicateur et arrogant. Tout comme la chute du spectacle et son retour au principe de réalité : le « circulez, y’a plus rien à voir » sonne bien sûr comme un arrêt. Contrairement à tout théâtre qui se respecte et qui cherche à faire croire que le simulacre est réel, le théâtre d’André Engel, ici, part du réel et le transforme en simulacre. Transformer le monde en spectacle et toujours l’obsession de dénoncer la société du spectacle en la démontant. André Engel, cette fois se laisse prendre à son propre jeu et met à feu son propre travail. Ce Prométhée porte en lui sa propre destruction : c’est un acte suicidaire comme un cri dans la nuit ; et c’est bien une tragédie qui se joue là à plusieurs niveaux.