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Brecht écrivit Baal, sa première pièce, en réponse à une autre, Le Solitaire, qu’écrivit Hanns Johst, en s’inspirant de la vie agitée de Grabbe, poète maudit, qui mourut alcoolique dans la misère. En reprenant le même thème de l’artiste maudit méconnu et dépravé, Brecht pourtant ne l’aborde pas sous le même angle. Chez Johst, le drame expressionniste expose la décadence comme le crépuscule du génie ; chez Brecht elle est montrée comme la simple déchéance somme toute méritée. Telle est la lecture de départ de la pièce qui va inspirer André Engel. Remontant à la source du mythe de Baal, André Engel et l’équipe vont s’attacher à montrer la déchéance, comme envers de la souveraineté. Pour eux, Brecht nous dit : « Regarder le beau monstre, comme il vous plaît ! Sa décomposition est à l’image de la vôtre, de la mienne, comme Jean j’ai cru en lui, suivi ses pas, mais maintenant assez de cette canaille ! il faut passer à autre chose ».65 Le mythe de l’artiste maudit est levé : cela mène tout droit à une mort inutile, après une vie inutile. Son voyage, c’est la mort qui se pointe en douce. « L’idole finit toujours par se dévorer elle-même, et quand elle croit avoir couvert les espaces infinis de sa rêverie d’un coup d’aile, elle se retrouve vautrée dans la même terre que naguère, paralysée d’une absurde lassitude que sa violence à vivre n’avait pas prévue ».66

Pourtant, Baal n’est pas une pièce moralisante. Lorsque au début de la pièce, Le Docteur Pillier met en garde la société bourgeoise, contre Baal, en ces termes : « Verlaine ! Verlaine ! Physiognomiquement, déjà. N’oubliez pas notre Lombroso ».67 Brecht, en citant Lombroso, nous met lui-même en garde contre les classifications qui font le lit des pensées extrémistes totalitaires. Il établit un constat et pose une question qui nous renvoie à nous-mêmes tout en interrogeant le statut d’artiste. C’est ainsi que l’équipe artistique s’est emparée du texte : « entre la bourgeoisie qu’on voue aux poubelles de l’histoire et le prolétariat qu’on salue chaque matin d’une prière ou d’un poing levé, nous autres intellectuels, nous nous la coulons douce, la vie d’artiste. Voilà de quoi nous parle aujourd’hui Baal : de cette part de nous infatigablement rebelle et despotique, du caprice érigé aveuglément en loi, indifférent aux professions de foi et aux prises de parti. Osons au moins regarder en face la violence de Baal, notre luxe […] Ceci n’est pas un spectacle édifiant : nous ne

65 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux », programme de Baal p.11

66 Idem

dénonçons pas Baal ni de la droite ni de la gauche. Nous avons préféré le montrer et nous démasquer nous-mêmes, c’est plus honnête ».68 Bernard Dort, qui par ailleurs reconnaît les qualités indéniables de ce premier spectacle d’Engel, se montre très critique en ce qui concerne l’intentionnalité du propos et sa réalisation : « Le voyage de Baal, loin de nous révéler, comme le programme nous l’annonce, le caractère dérisoire de notre mythologie de l’ailleurs (et de celle de l’artiste selon le XIXe siècle qui lui est liée), se charge de toute une idéologie chrétienne qui n’est certes pas étrange au jeune Brecht […] mais contre laquelle, précisément, Baal s’inscrit ». D’après lui, le spectacle et le jeu de Gérard Desarthe rétablissent, en fin de compte, cette souveraineté. Il voit dans l’itinéraire de Baal et dans sa souffrance un appel à la pitié qui est en contradiction avec la dénonciation déclarée. Entre la fascination répulsive et la pitié attractive, force est de reconnaître un écart souvent ténu.

La mise en espace

« Baal, c’est comme une marge installée au centre, et qui n’arrête pas de se mouvoir ».69 Baal, tel que l’équipe artistique l’a voulu règne sur ce no man’s land , cette terre du milieu qui devient l’empire de ses désirs, de ses jouissances, de ses haines. « Il tisse son chiendent dans les trous de ce qu’on nomme plaisamment, le tissu social : cela suffit pour que le monde entier tourne, fasciné autour de lui, et accepte sa loi ».70 Les photos de la représentation rendent bien compte de cela : la terre battue du sol, l’espace polyvalent du premier tableau qui se mue avec les déplacements de Baal, comme s’il les révélait, et pas seulement au public. Galvanisant les uns et les autres, Baal, objet de haine autant que d’amour, attire. Dans le premier tableau, on le suit, là où il va le monde va. « Les uns, qui ne savent pas faire des phrases, parce que Baal joue avec les mots comme avec des couteaux, les lancent loin dans l’air sans souci de leur point de chute ; d’autres encore, qui veulent être prises avec une violence que leurs maris ont oubliée, parce que Baal ne sait que prendre avec violence, jusqu’à étouffer ». L’étrangeté de ce « clochard céleste » attire plus que de raison. Dans ce premier tableau, les groupes se forment et se défont autour de Baal qui les manipule à sa guise. Les photos du spectacle rendent compte de cette intention que la mise en scène, le jeu, l’occupation de l’espace et le lieu révèlent.

68 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux », programme de Baal p. 14

69 Idem p. 10

Scènes de groupe (tableaux 1 à 3)

Dans le même espace transformé en Afrique de carte postale, au quatrième tableau, le monde a basculé. L’ailleurs trouvé, promesse de paradis, n’est qu’une illusion. Baal est et reste « cet étranger de l’intérieur, obéissant à soi seul, ne se reconnaissant en personne : le déclassé, l’asocial ». L’occupation de l’espace par les groupes sociaux qui ne se mêlent pas, laissant Baal seul au milieu en est révélateur. Les postures des êtres indifférents ou distants : les forçats qui mènent leur vie en buvant dans leur coin, les femmes qui se serrent dans leur châle, frileuses et non plus quémandeuses de la violence de son corps, ces êtres, révèlent dans l’espace le leurre : Baal trompe le monde en se trompant lui-même, « Baal, chiendent de l’urbanité bourgeoise, à la fois immobile et envahissant ».71

4ème tableau : séparation des groupes

Les points de vue

Le public est impliqué également par une supercherie qui le fait passer d’un point de vue à un autre et qui éclaire certains choix dramaturgiques. Dans la première partie, « Baal est dans une ville. On montre là une certaine réalité sur laquelle on n’a pas voulu prendre un regard immédiat », explique André Engel. Choix qui laisse au spectateur la perception de ce qui est montré en point de vue externe, ce qui donne « de la force au regard critique que Baal lui-même est amené à porter sur cette réalité là. Son envie d’ailleurs provient également de ce regard ».72 A la fin du spectacle, alors que Baal se retrouve dans le même lieu, le point de vue est celui des autres, de ceux qui n’ont pas bougé, les gens qui entourent Baal. Mais leur regard a changé, une lucidité leur révèle le vrai Baal. C’est ce que raconte la transformation du lieu qui a des airs de faux bagne : il ne saurait y avoir de Paradis pour Baal, celui-ci ne peut être que factice. Le spectateur voit ce même lieu du point de vue des autres cette fois, donc différemment. Entre temps, il a pu faire l’expérience de son propre regard en participant à l’embarquement dans la troisième partie. Le spectateur impliqué dans la situation voit l’action de l’intérieur, c’est son propre point de vue qui est mis en jeu dans cette fuite qu’il partage avec Baal. Le rapport jeu-public change sans cesse, maintenant le spectateur dans un déséquilibre qui l’amène à chercher sa place dans ces situations toujours nouvelles. L’itinéraire de Baal, c’est aussi ce voyage à travers des points de vue différents d’un bout à l’autre du spectacle, cette recherche de statut pour le spectateur.

Le jeu

En outre, l’intention déclarée d’André Engel et de l’équipe consiste à faire de Baal une espèce « d’auto-dénonciation » de ce qu’ils considèrent être eux-mêmes, ce que Bernard Pautrat appelle la lumpen-intelligentsia (esprits éclairés) qui vit d’illusions. Ainsi, la proximité due à la transposition concerne également les comédiens. Cependant la consigne qui leur est donnée est de garder une forme de jeu qui s’apparente à la mise en situation: « Nous leur avons demandé de ne jamais nous raconter une histoire, mais de se contenter d’entretenir des rapports entre eux, d’aller jusqu’au bout de ces rapports, sans essayer de montrer. Ce que nous demandions aux comédiens, c’était plus leur présence que leur savoir faire ».73 Pour Bernard Dort, cette question de la distanciation

72 ENGEL André, in Travail théâtral XXIV-XXV, « Itinéraire de B aal » entretien avec André Engel et Bernard Pautrat mené par Christine Fouché

qui apparaît derrière cette intention quoi qu’en dise l’équipe artistique est un point délicat de la représentation qui ne semble pas l’assumer suffisamment selon ses dires : « Ce décalage entre des gestes et un langage, cette présence des comédiens derrière leurs personnages, avec Brecht, ici, devient réducteur. La distanciation, s’il en est besoin pour Baal, ne saurait jouer en deçà du texte, mais au-delà ».74 Cet aspect théorique concernant le jeu des comédiens ne semble pas avoir nui à la qualité du spectacle qui fut remarquable par ses choix et intentions esthétiques et dramaturgiques. Pour André Engel, il s’agit de choix totalement assumés. L’impression volontairement donnée est que le jeu construit le texte et non l’inverse parce que le texte est utilisé, de façon opératoire, précise-t-il. « Dans Baal, il y a deux sortes d’écriture : le dialogue naturel, peu théâtral et le lyrisme. Dans un premier temps, il fallait ramener le lyrisme au dialogue ; dans un deuxième temps, trouver des mots clés, des mots thèmes. En outre, on a toujours cherché à tricher avec le texte, c’est-à-dire que le jeu des comédiens a davantage été produit par la puissance des situations que par le texte. Ce qui fait que texte et jeu sont équivalents : expression de situations ».75

Filiations

Ce n’était pas la première aventure de cette équipe à Strasbourg, déjà connue pour son travail inattendu sur Germinal, sous la direction de Jean-Pierre Vincent au T.N.S. et, à Paris, pour le Faust Salpêtrière de Klaus Michael Grüber, mise en scène à laquelle André Engel avait collaboré. Au sein de cette jeune équipe chacun, tout en ayant sa propre sensibilité, expérimentait de nouvelles formes de théâtre que la critique et les spectateurs ont découvertes avec étonnement et enthousiasme. Cependant, au-delà des formes, une analyse politique sous-tendait tout cela. Sans entrer ici dans une étude détaillée, disons simplement que l’influence de l’Internationale Situationniste était présente dans cette interrogation de la représentation.76 Ainsi, sortir le théâtre des théâtres était en quelque sorte un acte situationniste pour aller contre ce que Debord appelait le perfectionnement du spectacle intégré, c’est-à-dire, le stade ultime de la société du spectacle. « Tous les comédiens et dramaturges du T.N.S. réfléchissaient bien sûr à cette problématique, mais plus que tout autre, André Engel, qui avait travaillé avec

74 DORT Bernard, « Baal ou l’impossible voyage », Travail théâtral, XXIV-XXV

75 ENGEL André, in Travail théâtral XXIV-XXV, « Itinéraire de Baal » entretien avec André Engel et Bernard Pautrat mené par Christine Fouché

Grüber sur Faust Salpêtrière, se sentait concerné »,77 se souvient Jean-Pierre Vincent. Cette pensée revendiquée par l’ensemble avait été mise à l’œuvre selon la sensibilité de chacun. Ainsi, Germinal, sans sortir du lieu, sortait de la convention théâtrale dans ce que le matériau (un roman) et les méthodes de travail collectives, (écritures, improvisation, travail sur des situations plutôt qu’à partir du texte), aboutissaient à un théâtre expérimental et non plus traditionnel. Klaus Michaël Gruber, parce qu’il travaillait dans le même domaine de recherche dramatique que l’équipe du T.N.S., avait été invité par Jean-Pierre Vincent à créer une mise en scène. Il choisit ses collaborateurs et comédiens parmi les habitués du T.N.S. C’est ainsi qu’André Engel fut associé à la mise en scène, Bernard Pautrat à la dramaturgie, Gilles Aillaud et Edouardo Arroyo à la scénographie de ce qui fut le premier spectacle en France de Grüber : Faust Salpêtrière, d’après Goethe, dont les représentations avaient lieu dans la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière.

Cette expérience, si elle fut déterminante pour André Engel qui a pu assister Grüber dans l’élaboration de ce spectacle hors du commun, ne saurait expliquer à elle seule l’orientation prise radicalement par André Engel dès sa première mise en scène. On a souvent, à l’époque, voulu réduire sa démarche à un simple mimétisme qu’il récusait violemment. On peut pour cela se reporter aux propos rétrospective de Colette Godard : « Il est fasciné par Grüber depuis qu’il a été son dramaturge dans Faust. Il devient hystérique dès qu’on laisse penser qu’on peut penser qu’il pense à Grüber. Mais comment ne pas y penser quand on se trouve à Strasbourg dans une ancienne mairie déguisée en hôtel tandis qu’à Berlin Grüber promène ses spectateurs dans la poussière d’un palace fermé depuis la guerre. Quand on apprend qu’Engel songe à monter les différents épisodes de La Divine Comédie dans différentes villes, alors que Grüber songeait à présenter une suite de tragédies dans différents théâtres grecs de Sicile ».78 L’influence que les uns et les autres exercaient entre eux était une réalité liée à l’émulation de ce véritable laboratoire de recherche collective sur la représentation qu’était le T.N.S. Ils étaient loin de l’esprit de compétition qu’on a voulu y voir dans certains milieux critiques et loin de crises personnelles liées au besoin de reconnaissance. Certes, ces procès d’intention irritaient peut-être un peu trop les

77 VINCENT Jean-Pierre, « Un chemin de connaissance », in Klaus Mich ael Grüber…il fa ut qu e l e théâtre passe à travers les larmes…, ouvrage collectif, Edition du Regard, Académie Expérimentale des Théâtres – Festival d’Automne, Paris 1993, p.164

sensibilités à fleur de peau de ces jeunes créateurs. La collaboration au travail de Klaus Michael Grüber a influencé André Engel qui était en recherche sur la possibilité de changer le rapport entre le spectacle et les spectateurs dans la représentation. Dans une interview en 1976, il précise que le désir de monter Baal hors les murs était un projet antérieur à la collaboration au Faust de Grüber, l’interrogation sur le lieu de représentation étant déjà posée dans une réflexion d’influence situationniste et répondait au désir de briser les cadres.79

Ce qui importe dans cette filiation est la continuité de la recherche à la fois dans la permanence et la singularité. Jean-Pierre Vincent évoque Grüber en ces termes qui semblent bien résumer l’effet qu’a eu son passage au T.N.S : « Par goût du paradoxe, je tiens à commencer en disant que Grüber est un saint. Cette idée m’est venue en le côtoyant. Grüber est un homme qui passe sur la route et que l’on suit. Je ne connais pas de meilleure définition du rapport personnel que l’on peut avoir avec lui […] On pourrait n’avoir pour seul but que de copier le saint, mais il se trouve qu’on a sa fierté, ses capacités et ses incapacités ; et il y a sûrement incapacité à suivre un saint. De plus, les routes sont dissemblables. On peut se différencier de Grüber en prenant des choses qu’il apporte, mais au fond, on aimerait parfois arriver à faire purement et simplement comme lui ».80 Saines paroles qui apaisent les vaines polémiques !