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Les haras et l’enjeu du lieu

« Baal à Strasbourg, c’est d’abord un lieu ».46 C’est ainsi que Bernard Dort commence son article critique sur le spectacle. C’est un fait évident pour le spectateur comme ce fut une décision primordiale pour l’équipe artistique. « Le haras […] fait à lui seul le spectacle. Il conjugue la splendeur d’une architecture du XVIIIe siècle avec la pauvreté, l’usure des vieilles écuries crépies à la chaux ». Dans le programme du spectacle, la description et l’historique de ce haras tiennent une bonne place (pages 4 et 5). Il est le fait de Claude Legrain, directeur du haras qui a donné carte blanche aux artistes pour Baal. On y apprend que le haras était une institution établie par Colbert dès 1665, supprimée en 1790 par la Constituante puis rétablie en 1806 par décret impérial. A l’origine, c’est un dépôt d’étalons qui a pour mission de « maintenir et d’améliorer les races chevalines et asines en vue de pourvoir aux besoins de la Défense Nationale, de l’Agriculture et du Commerce ». De nos jours, l’objectif est différent, mais il vise toujours à « maintenir et améliorer les races chevalines et de favoriser leur utilisation ». Au moment de la création du spectacle, le haras abritait des étalons de diverses races et des purs-sangs. Après ce rappel historique, Claude Legrain raconte le déroulement d’une journée dans l’établissement, nous proposant déjà une forme de voyage virtuel. Chercher un lien logique avec la pièce dans le choix de ce lieu symbolique peut s’avérer à la fois hasardeux et néanmoins intéressant. Dans le texte de Brecht, Baal navigue dans un monde habité de paysans, bûcherons et de charretiers. A la fin de la pièce tandis que Baal est recherché par les gendarmes, ceux-ci en font le portrait :

LE PREMIER GENDARME. Qui est-ce, au juste ?

DEUXIEME GENDARME. D’abord un assassin. Avant ça, artiste de variétés et poète. Puis propriétaire de manège, bûcheron, amant d’une millionnaire, forçat et racoleur.

C’est le seul moment de la pièce où il est fait allusion à un manège. Outre la présence des charretiers, ce n’est pas ce qui a pu directement inspirer le choix du haras. En revanche, à un moment donné du spectacle, un cheval surgissait, créant une image étonnante et inouïe aux dires des témoins. Le cheval, point de convergence entre le lieu de la représentation et celui de la fiction, était renforcé par l’impression d’apparition

que revêtait son arrivée, comme s’il s’était échappé de la stalle voisine. L’intérêt du lieu commence à se percevoir en tant que matérialité vivante se superposant à celle, fictive de la fable.

Le rapprochement entre la finalité, l’architecture du haras et la pièce est plus probante. En choisissant de donner une place privilégiée à la présentation du haras par son directeur dans le programme du spectacle, l’équipe artistique signe une marque d’intérêt qui dépasse la bienséance. Si on note que les haras instaurés par Colbert avaient - et ont - pour fonction de promouvoir la meilleure race chevaline, les rapprochements deviennent intéressants. Baal est le type même de l’antihéros. A ce titre il ne figure pas dans la ligne du « meilleur ». Pourtant il ne fait que reproduire toujours la même chose dans son itinéraire décadent. Il se reproduit lui-même. « Une histoire qui bégaye inlassablement, confirme Bernard Pautrat : Baal n’est pas une pièce, au sens de la dramaturgie classique, parce que Baal n’est pas un personnage, mais déjà un type – le type immobile par excellence, celui qui ne change jamais, que l’histoire n’atteint pas, pas même sa propre histoire ».47 Immobilité et reproduction se retrouvent dans la typologie de Baal. C’est une hypothèse qui alimente le questionnement quant au choix du lieu.

Cependant le plus intéressant se trouve certainement dans le fait que le lieu ouvert et fermé à la fois permette une circulation qui revient au point de départ ; un lieu à part et dans la ville tout à la fois, peu connu du public. Etrangeté du lieu détourné où le dedans et le dehors se mêlent inextricablement et dont la note d’intention de Bernard Pautrat se fait l’écho :

« Le sol est ici de vraie terre, brun-rouge, souple et silencieuse sous le pas, mais une architecture de poutres blanches tient lieu de ciel. Où sommes-nous ? Le vent, l’air de la nuit parviennent jusqu’à nous : nous sommes enfermés, dedans ? mais au-delà, derrière les quatre murs qui nous cernent, la vie passe avec ses lumières qui s’allument dans des intérieurs irréfutables : des familles s’éveillent, des couples s’aiment, juste là, de l’autre côté. Alors nous sommes dehors, aux petites heures du jour, voyeurs postés dans les derniers coins d’ombre. Où, qui sommes-nous ? »48

Lieu improbable et étrange qui s’éloigne du théâtre traditionnel. Pourtant c’est du théâtre ! Il n’a jamais été question de nier la convention théâtrale « dedans et dehors à la

47 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux » programme de Baal p. 11

fois, lieu impossible sans la convention du théâtre ».49 Sortir des théâtres ne revient pas à nier la convention. Simplement, la matérialité du lieu permet de relever le défi dramaturgique de façon plus radicale.

Baal dans le haras a d’abord été une condition sine qua non à la dramaturgie du

voyage : « Pour moi, explique André Engel, Baal a toujours été une pièce sur les grands espaces, […] Ce voyage, cette quête étaient spacieux, un plateau de théâtre n’est pas spacieux, or je voulais que la sensation de l’espace existe physiquement ». André Engel avec le haras a saisi « le rapport dialectique qu’un lieu entretient avec un texte ». Son histoire et sa fonction sont investies pour le spectacle en cohérence avec la dramaturgie. Pour Nicky Rieti, « Si Baal était monté sur un plateau de théâtre, le personnage évoluerait dans un univers imaginaire, subjectif, dans un décor ». Tandis que là, il était possible de mettre le personnage Baal « en face de choses vraies : des murs, des fenêtres, de la terre, le ciel ».50 C’est le principe même de ce théâtre de mise en situation partagée avec le public.

La condition pour Nicky Rieti, en investissant ce lieu, était d’éviter à tout prix de faire un décor en tentant de camoufler les haras. Outre l’impossibilité, cette hypothèse aurait été en totale contradiction avec la démarche artistique de l’équipe, les haras ayant pour eux une matérialité mille fois supérieure à tout décor. Ce qui ne voulait pas dire non plus que la pièce devait se jouer dans le haras tel qu’il était. Le travail de Nicky Rieti consistait à tenir compte des transpositions de la dramaturgie qui avaient été déterminées en fonction du lieu et non en fonction d’une lecture abstraite. Le lieu de la représentation et le lieu de la fiction se superposant sans s’escamoter mutuellement. Ainsi pour Baal, les lieux du spectacle sont à la fois ceux de la fiction : Berlin, la campagne, un port, les tropiques, et celui du lieu de la représentation : un manège. Le haras ainsi n’est pas transformé, il est détourné à l’usage de la dramaturgie de Baal dans un rapport dialectique : l’alchimie du lieu et de la fiction dans un voyage illusoire partagé.

Quant à l’aspect rendu, à l’esthétique du spectacle, il est en accord avec la dramaturgie de la pièce. Dans un souci constant de cohérence, André Engel précise : « Tout est laid tout le temps. Baal est un spectacle qui rompt avec la notion d’esthétisme au théâtre.

49 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux » programme de Baal p. 10

Nous n’avons jamais cherché à faire des images : chaque fois qu’une image valait pour sa beauté, nous l’avons cassée ».51

Dramaturgie du voyage

« Nous avons voulu vous faire voyager, avec Baal, dans le no man’s land qui est en vous comme en nous, dans l’intime mauvais lieu dont on parle peu ».52 Baal, c’est le voyage du Bateau Ivre, une descente aux enfers : une parabole de l’existence. Selon Hofmannsthal : « Il incarne le mythe de notre existence. L’homme d’aujourd’hui traverse tout, se repaît de tout ce qui vit, pour retourner, finalement, à la terre ».53 « Baal, un voyage initiatique littéraire qui nous ramène aux plus obscures divinités païennes. Baal-veau d’or, objet d’idolâtrie, mais aussi Baal, le taurillon où le cosmique rejoint le sexuel ».54 André Engel s’empare du mythe dans la dramaturgie du voyage qui, s’il est effectif, n’en est pas moins symbolique. Baal, dans le texte des tablettes de Rsa-Shamras, cité en exergue du programme du spectacle, descend dans la terre : « il entre dans le foie de la terre […] il emmène son ciel avec lui vers le bas ». En nommant le personnage éponyme Baal, Brecht s’empare du thème ancestral de la descente aux enfers. Chez Brecht, dans Le Choral du début, « Le ventre noir tire Baal vers le bas » lui qui « nu se vautrait dans la quiétude », « dont la volupté toujours était deux fois plus grande – quand Baal ne voyait partout que des cadavres ». Dans le sein de la terre, comme dans celui de sa mère, Baal à la fois dehors et dedans réunit le cosmos au crime. « Baal jouit pour pourrir » précise Georges Didi-Huberman dans le programme. « Qu’est-ce que Baal, sinon, ce Maître de la cruauté et du sacrifice que possède pourtant la Mort […] Qu’est-il surtout, sinon ce dieu qui n’en est pas un, ce double de Yahwé et qui pourtant n’est qu’une idole, un faux-semblant, un leurre ».55

Ce personnage n’est pas un héros, clame l’équipe, car ici le héros « s’émiette derrière le masque (persona) par lequel Brecht croyait faire illusion, et que Brecht subrepticement dévoile et déchire ». Ce n’est plus un personnage, c’est un type. Il incarne le thème typiquement allemand de la recherche d’un ailleurs qu’on trouve déjà chez Goethe et Hölderlin. « C’est le cheminement d’un Allemand vers le soleil, à la recherche d’un

51 ENGEL André, in Travail théâtral XXIV-XXV, « Itinéraire de Baal » entretien avec André Engel et Bernard Pautrat mené par Christine Fouché

52 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux » programme de Baal p. 14

53 HOFFMANNSTHAL faisait dire cette réplique au comédien qui incarnait Baal dans un prologue écrit pour la représentation de la pièce à Vienne en 1926.

54 DIDI-HUBERMAN Georges, « Au lieu de Baal croisements », programme de Baal p. 39

savoir, à la recherche des origines de sa propre culture ». Cependant, avec Baal, la quête se mue en celle des sens. Baal, la peau nue « se vautrait dans la quiétude » écrit encore Brecht dans Le choral du grand Baal, « Quand ils sont nus, Baal trottine en chantant – Et va dans la forêt éternelle dormir ». C’est son propre corps, ses propres sensations que Baal offre au soleil, ses sensations poétiques et non plus la lumière de la connaissance. Il y a une certaine « déperdition » constate André Engel, dans ce voyage sensoriel. C’est pourtant une thématique qu’on retrouvera chez les poètes français du XIXème comme Nerval, Baudelaire et bien sûr Rimbaud puis, elle reviendra en Allemagne à travers l’expressionnisme. Le thème même du voyage est un itinéraire culturel en soi dans lequel s’inscrit Brecht avec Baal, mais aussi avec Dans la jungle des villes . C’est en cela que Baal, le personnage revêt davantage l’aspect de ce que Brecht appelle un type. Ce qui intéresse André Engel est moins « la cohérence de la ligne que la permanence d’un certain point de vue ». Aussi, la thématique du voyage, incarnée par Baal, englobe la totalité de la dramaturgie et de la conception du spectacle.

Le voyage c’est aussi l’appel d’Ekart qu’André Engel a voulu exotique. En distribuant le rôle à Malek Eddine Kateb, André Engel rejoignait l’appel du large incarné par Ekart dans le texte de Brecht. Son exotisme nord-africain ouvre des horizons, laisse entrevoir un Ailleurs. Concrètement, c’est lui qui attire Baal, dans une fascination réciproque. Plus précisément, c’est ce qu’il représente qui attire Baal qui a besoin d’un complice pour avoir le courage de partir. Il incarne l’ange annonciateur de « la vraie vie », du grand voyage. Sac à l’épaule, ils partent en levant le pouce au bord de la route.

Le voyage du public

« Cette Merveilleuse Croisière Méditerranéenne ne coûte pas plus que de rester chez soi ! » annonce l’en-tête du livret-programme par ce slogan ironique qui s’éclaire quelques pages plus loin : « Nous avons voulu vous faire voyager, avec Baal, dans le no man’s land qui est en vous comme en nous, dans l’intime mauvais lieu dont on parle peu ».56 Mis à part cette phrase d’intention déclarée qui clôt le propos de Bernard Pautrat, le programme ne s’attarde pas sur le principe physique et réel du voyage du public. Son itinéraire est redessiné sur un plan, mais ni l’intentionnalité, ni ce qui lui advient ne sont explicités. L’évocation reste imagée et liée à la dramaturgie du voyage, point fort de la pièce. Le public était amené à découvrir le principe en situation. Il lui

fallait tout d’abord changer ses habitudes en se rendant, non pas au T.N.S., mais au haras de Strasbourg rue Saint-Elisabeth. Lieu qu’il découvrait généralement pour la première fois.

Cette sortie des théâtres inaugurée avec Baal est avant tout un choix sérieux, en ce sens qu’il ne s’agit en aucun cas pour André Engel d’une attitude touristique : on ne sort pas des théâtres pour sortir des théâtres mais bien parce qu’il y a nécessité de changer la relation entre les spectateurs et la représentation. La dramaturgie du voyage entre dans cette démarche en ce qu’elle propose aux spectateurs de choisir ou non de suivre le voyage jusqu’au bout. En se déplaçant, le public s’implique dans une démarche physique consentie.

Une fois sur place, il était amené à suivre le spectacle effectivement et non plus passivement, selon le sens courant de l’expression. Pour André Engel et l’équipe artistique, ce lieu, le haras, était le lieu idéal offrant des solutions scéniques à la dramaturgie du voyage.

Cette expérience de la mise en situation était primordiale dans le travail d’André Engel dans ses objets théâtraux. Le thème du voyage, présent dans la pièce Baal et qui avait retenu son attention, s’inscrivait dans cette démarche qui impliquait le spectateur dans une expérience de voyage : « Baal et Ekart partent d’un endroit précis et vont dans un lieu très éloigné. Simplement, arrivés au terme de leur éloignement, ils s’aperçoivent que rien n’a changé. D’ailleurs l’itinéraire des spectateurs sera circulaire, ils reviendront physiquement à leur point de départ. Celui-ci se sera transformé, mais pas suffisamment pour empêcher de comprendre, physiquement, que si ce n’est pas le même endroit, c’est le même lieu ; ce que le public a alors sous les yeux sera l’expression d’un jugement théorique. Un voyage véritable, ce n’est pas un billet d’avion. S’il n’y a pas expériences, transformation, il n’y a rien ».57 L’expérience fut aussi celle, pour le public en plein cœur du spectacle, de se retrouver embarqué, non plus simplement au sens figuré comme médusé, mais concrètement en participant à la foule du quai d’embarquement. Il s’en trouvait du moins abusé. Ces propositions sont nées du lieu en rapport direct avec l’intention de la pièce. C’est en réalisant que les deux parties du public allaient se faire face dans l’espace étroit de la troisième partie que l’idée est venue d’assigner au public cette part de présence intégrée à la situation. Ainsi, le

voyage du public, sans être fortuit, faisait partie intégrante du spectacle. Sans cela, plus que jamais, Baal n’aurait eu de réalité.

Reconstitution

Baal se déroulait en quatre tableaux correspondant aux trois lieux du spectacle (le premier et le dernier étant le même espace) dans lesquels le public déambulait. Il entrait dans le haras par la rue Sainte-Elisabeth ; s’asseyait sur un gradin dans le premier lieu (A). Puis à la fin de la première partie, en ressortant par le même chemin, il se rendait dans le lieu (B), en plein air, dans l’espace central du haras, où il se disposait sur deux tribunes séparées. Le public continuait son itinéraire en transitant par le lieu (C) et en se disposant de part et d’autre de cet espace tout en longueur du couloir central des grandes écuries. Enfin, il rejoignait le premier lieu et le gradin du début, pour la dernière partie du spectacle.

Plan de circulation du public

Premier tableau

Le public se retrouve dans une salle, un manège, à l’intérieur du bâtiment des haras. Pourtant, les scènes présentées vont le transporter (fictivement, ici) à l’extérieur, dans

un no man’s land, qui peut s’apparenter à la cour arrière d’une H.L.M. En amont du texte de Brecht, un sous-texte présente la situation et le lieu : des fenêtres, surgissent les bruits d’une ville qui s’éveille. « Une manière de terrain vague, un espace indiscipliné, rebelle, réfractaire à l’urbanité. Un interstice dans le cadastre, où l’on entend, surtout la nuit, comme une respiration suspecte, violente, peu catholique »58 nous explique Bernard Pautrat dans la note d’intention du programme. Des personnages surgissent des fenêtres. Sur un mur, une enseigne d’hôtel en néon vert. Cet espace vaut aussi bien pour un salon bourgeois où se tient la réunion de la petite société provinciale du début de la pièce, que pour une mansarde ou encore un cabaret quand Baal fuit cette société et rejoint ceux parmi lesquels il se reconnaît et qui lui payent à boire. L’ensemble crée un lieu polyvalent où se retrouve toute une petite cité de province.

1er tableau : intérieur des haras

La société bourgeoise, robe longue, costumes, coupe de champagne en main se présente masquée. Seul Baal (Gérard Desarthe) au milieu d’eux a le visage découvert. Il est vêtu d’un blouson de cuir et d’un jean, il a des cheveux longs filasses. Dans cet espace au sol brun-rouge en terre et au plafond strié de poutres blanchies à la chaux, sont disposées en bordure, de hautes poubelles collectives en fer-blanc. C’est sur l’une d’elles que se perche La Demoiselle pour lire une critique élogieuse et un poème de Baal tirée du périodique Révolution.

Baal les fait fuir indignés qu’ils sont de son manque de savoir vivre. Puis, comme dans la didascalie de Brecht : A la fenêtre, Baal et le jeune Jean. Ils regardent le ciel.

Dans un autre coin, sous la fenêtre de la mansarde de Baal, de nombreuses cravates, dépouilles de bourgeois pendent d’un fil ; on fait des graffitis de potaches sur le mur comme pour marquer son territoire. Le groupe s’étoffe, les femmes sont là aussi. On les embrasse à pleine bouche, on boit, on s’interpelle depuis les fenêtres, dépenaillé, la