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De la machine théâtrale à la machine désirante

Ce spectacle montre bien comment se créer les machines théâtrales d’André Engel et de son équipe à partir du principe d’intégration du spectateur dans l’infra structure en tant que tout et partie, sujet et objet. Des spectateurs constitués en clients d’hôtel dans un lieu improbable qui n’a de réalité que par son contenu le temps d’un parcours. Une illusion qui prend corps par son processus dynamique. Une machine théâtrale qui révèle les enjeux de la représentation par son démontage. Un démontage actif qui ne passe pas par la critique qui appartient encore à la représentation, mais par l’expérience.

Pour ce faire, le théâtre d’André Engel s’appuie sur le concept du désir deleuzien lui-même machine qui se démonte en rouages qui font machine à leur tour. Un théâtre

agencement dont les composantes sont à la fois « les rouages, le mécanicien, le

fonctionnaire et la victime », comme les liens qui relient Kafka lui-même à sa machine littéraire. Les composantes de l’agencement sont aussi bien les petites gens, immigrés, saltimbanques, juifs, grooms et subalternes issus de l’œuvre de Kafka, que les spectateurs-clients intégrés à ce même univers. Se constituant mutuellement dans leurs fonctions en interdépendance, ils sont semble-t-il interchangeables. Dans la relation juge, bourreau et victimes, aussi bien que dans le réseau désirant de l’objet, sujet, et bénéficiaire, les rôles de spectateur et acteur au sens traditionnel deviennent objets limites qui se transmuent dans un autre rapport. André Engel tente d’en repousser les limites, non pas en les niant, mais en les poussant à un extrême tel qu’elles explosent. André Engel, on le voit, ne cherche pas à annuler le statut du spectateur, au contraire, il le renforce. Dans cette machine théâtrale, le spectateur est spectateur, créateur de spectacle et objet de spectacle. Un théâtre complet au sens où il s’auto-génère.

Mise à mal du spectateur

Mais cette démarche n’est pas sans inconfort, sans malaise, sans perte de repères. L’art d’Engel a sans doute été de lier ce dérangement au plaisir de la nouveauté. Un week-end

à Yaïck tout comme Kafka. Théâtre Complet sont des spectacles qui commencent par

une invitation au voyage. L’excitation est d’abord celle du voyage recréé (pour Yaïck, les spectateurs partaient en cars touristiques, pour Kafka, ils descendent dans un hôtel de luxe), mais aussi l’excitation due à l’idée de vivre une nouvelle aventure avec les spectacles d’Engel ; et enfin, comme le dit très bien Colette Godard, celle « [des] voyageurs de Parisbynight à la porte des lieux de plaisir ». Cette jubilation favorable à une déterritorialisation se voit ensuite déroutée par la suite des événements. D’abord confortés dans leur premier statut de clients, les spectateurs assistent à un spectacle dans la machine même. Mais ce spectacle n’en n’est pas vraiment un. Ainsi, dans Yaïck, les clients-spectateurs assistaient à le retransmission télévisuelle d’un documentaire sur Essénine et son Pougatchev pour se rendre compte que le spectacle se situait du côté de leurs hôtes chez qui ils avaient artificiellement élu domicile, le temps de la représentation; à l’Hôtel Moderne le spectacle montré met en scène des petites gens dont le quotidien déborde sur la scène. Une mise en abyme subtile de la représentation. En définitive qu’est-ce qui est à voir ? Ces gens qui s’évertuent à vouloir paraitre sans y

arriver ? ou l’illusion qu’on est sensé voir au-delà en fermant les yeux comme d’habitude sur les réalités humaines ? Ces deux points de vue en se superposant ne s’annulent pas pour autant d’où le malaise.

La mise à mal par laquelle passe le spectateur de Kafka. Théâtre complet est autant due à cette ambiguïté qu’à un inconfort provoqués par le spectacle des pauvres dans la cour et la mise à mort de l’un d’eux, que par la solitude des artistes internationaux du lounge. C’est encore l’isolement du spectateur-client dans la chambre cellule, l’ignorance de ce que font les autres et les questions qui en découlent, tout autant que les extraits de Kafka qu’on lui donne à entendre ou à lire qui créent son malaise ; textes qui ont pour point commun la souffrance, la solitude, et la difficulté de vivre ; autant de motifs d’inconfort auxquels s’ajoute celui visible des agents : personnel trop obséquieux pour ne pas être un élément du rouage de l’infra structure par laquelle le théâtre se constitue en machine

à souffrir. Ce que confirme le film, Hôtel Moderne qui donne le point de vue du

personnel de l’hôtel en montrant les « coulisses » de leur vie privée – les grooms mal logés sous les combles, et celui des petites gens qui commentent l’arrivée des spectateurs du soir, renommés « les porcs », jaugeant leur allure et évaluant leur propre chance de survie. Inconfort de leur vie qui contraste avec leur politesse excessive, et qui témoigne de leur « serment de fidélité » à l’organisation.

« Hôtel moderne » : les grooms dans leur chambre-coulisse

Une mise à mal qu’il n’est pas toujours facile de dépasser pour le spectateur qui peut rester sur la rive. S’appuyant sur la philosophie de Kafka qui prône le passage obligé par l’inconfort, André Engel affirme dans un acte de foi « Nous le croyons. Mais nous

croyons aussi que la passion de la vérité est encore assez vive, chez tel ou tel, pour rendre supportable [cet inconfort] et, à la réflexion, presque négligeable ». C’est avec une telle confiance dans le public que le spectacle Kafka. Théâtre complet a été élaboré et proposé. Seule l’expérience vécue pourra confirmer ou non le vœu émis.

L’objectif est de révéler le caractère scandaleux de la représentation qui met face à face des gens dont certains vivent par procuration ce que d’autres vivent réellement ; de révéler le caractère scandaleusement voyeur du spectateur classique, en exacerbant sa posture. Car comme le dit la jeune orpheline :

« On s’habitue à la bizarrerie de ce cirque qui cherche encore de nos jours à retenir l’attention du public sur un prolo, et cette accoutumance des clients équivaut à une sentence de mort ».

Comprenons que l’accoutumance du spectateur, classiquement posté face à la scène, équivaut à une sentence de mort du théâtre. Il est temps de sauver le théâtre et André Engel avec toute sa foi s’y adonne en désaccoutumant le spectateur de sa confortable assise dans son fauteuil rouge. Un mal aise nécessaire pour sauver le monde du mensonge, à la recherche de la vérité.

Car pour lui, sauver le théâtre, c’est sauver le monde.

Pour une politique de Kafka

« Quand un jour un badaud s’arrête, se moque du vieux prolo, et parle d’attrape-nigauds, c’est le mensonge le plus bête que peuvent forger l’indifférence et la méchanceté innée, car ce n’est pas le prolo qui cherche à duper le monde, il travaille honnêtement, c’est le monde qui le trompe en le frustrant de son salaire »

clame à la face des spectateurs la jeune orpheline à la toute fin de la représentation. Le spectateur ne reçoit la sentence comme chez Kafka qu’avec le châtiment. Il est coupable de n’avoir pas su entendre et regarder le réel autrement qu’à travers sa représentation, son mensonge ; coupable d’avoir subi et alimenté de sa présence ce monstrueux mensonge. Pour André Engel il n’y a pas de spectateur innocent. Et c’est en le projetant hors du théâtre que s’énonce sa sentence à même le réel, à même sa chair, par le vécu. A l’instar de Deleuze et Guattari, André Engel et Bernard Pautrat réitèrent leur conviction :

« La situation K. n’ayant d’intérêt que si elle est vécue, c’est toute la notion de représentation qui est ici travaillée en profondeur. Comme chez Kafka. Se livrer, dans l’espace et le temps

physique, au même travail que Kafka fournit au sein de la littérature ; travailler dans les objets, les personnes et les événements, à même le réel, implique l’abandon de toute une cohorte de notions qui sont autant de fausses routes. […]

Nous ne croyons qu’à une politique de Kafka qui n’est ni imaginaire ni symbolique et qui concerne le monde dans lequel nous vivons ».130

Mais qu’on ne s’y méprenne pas, « ce spectacle a l'ambition, aussi, de proclamer la supériorité de la lecture sur le théâtre, si l'on veut bien entendre par lecture non la paresse, mais l'exercice infatigable de la vue et la témérité de l'hypothèse, dans les petites choses comme dans les grandes, au théâtre comme dans la rue - cela même qu'on apprend en lisant Kafka ».131 Une lecture en quelque sorte par l’expérience, tout comme il convient d’aborder son œuvre.

Déterritorialisation

La mise en œuvre de cette machine théâtrale liée au statut multiple du spectateur n’est possible que dans un déplacement des habitudes conventionnelles de la forme « classique » du théâtre dramatique frontal. D’où la nécessité pour André Engel de proposer un théâtre hors les murs, un théâtre-dérive, véritable voyage vécu comme expérience physique. Un théâtre qui a besoin d’espace pour que le spectateur devienne l’objet et le centre du spectacle. Dans cette forme théâtrale, le spectateur ne peut entrer dans ce processus que parce qu’il est d’abord déterritorialisé, pour ensuite être reterritorialisé en tant que sujet désirant, partie de l’infrastructure. C’est à cette condition que la machine fonctionne.

Kafka. Théâtre complet en constituant le spectateur en client de l’organisation

souterraine qui dirige l’infrastructure, propose en réalité une déterritorialisation qui l’amène sur le terrain de ces petites gens. Constitués tous deux, spectateur-clients et acteurs-victimes, en rouages contigus de l’agencement, en segment dont chacun est pouvoir, « un pouvoir en même temps qu’une figure du désir ».132 Ce spectacle cherche à montrer concrètement comment l’aliénation s’intériorise dans l’homme, au point de se faire oublier.

L’architecture même du spectacle en trois dimensions rend compte de ce travail de déterritorialisation et de reterritorialisation. Ainsi, les arcanes des couloirs, les cellules,

130 ENGEL André, notes d’intention au projet. Annexe p. 639

131 Idem

132 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Kafka, pour une littérature mineure, Les Editions de Minuit, Paris, 1975, p.103

la cour, son tapis rouge et sa porte majestueuse : tout concourt au processus de démontage de la représentation. Pas de logique autre que le parcours initiatique, de même pour les fragments et leur agencement dont l’architecture quasi onirique laisse des espaces d’interrogation, comme un montage filmique. Une architecture machinique hypnotisante dont le spectateur se réveille brutalement avec la sentence, une fois rejeté dehors. Son territoire lui apparaissant, ce que souhaite ardemment Engel, avec plus d’acuité et sans illusion.

Un théâtre-voyage qui s’apparente à l’errance à travers les couloirs de la représentation tout comme un hommage aux voyageurs déracinés, immigrés et errants. Une approche du voyage au-delà de la simple évocation du thème mais dans et par son fonctionnement.

« Etre moins un miroir qu’une montre qui avance »

Après Baal et Un week-end à Yaïck , Kafka. Théâtre co mplet, troisième et dernier spectacle de la trilogie strasbourgeoise du théâtre hors les murs, construit sur la part réussie des spectacles précédents est, aux dires d’André Engel, le spectacle le plus abouti dans la démarche et le processus.

Kafka. Théâtre complet, qui veut mettre le spectateur dans une situation kafkaïenne en tournant autour d’un malentendu qui est le nœud de ce spectacle, clôt un travail de recherche mené avec sérieux : « tout est théorisé, analysé, comme si l’expérience T.N.S. devait se transmettre dans la perfection à la postérité »,133 commente Colette Godard. Et en effet, du point de vue de sa cohérence et de sa conceptualisation il apparaît impossible d’aller au delà pour l’équipe pour qui ce spectacle reste un « très beau voyage à travers l’ensemble de l’œuvre de Kafka ».

« Etre moins un miroir qu’une montre qui avance »134 comme le disait Kafka, et croire au monde, c’est-à-dire « susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps »,135 c’est l’enjeu du théâtre d’André Engel. Menant son parcours comme un procès en marche, il sait instaurer les ruptures et les flux selon les exigences qu’il s’impose. Ainsi s’achève un segment de son œuvre en cours.

133 GODARD Colette, Le théâtre depuis 1968, Editions J.C. Lattès, Paris 1980, p.188

134 Cité dans DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Kafka, pour une littérature mineure, Les Editions de Minuit, Paris, 1975, p.107