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Immersion dans Kafka

Kafka. Théâtre complet n’est pas un spectacle sur Kafka, ni une réécriture, ni une adaptation ou encore moins une rêverie ; c’est une immersion dans l’œuvre de Kafka. Pour ce faire, André Engel et Bernard Pautrat ont eux-mêmes plongé durant quinze mois dans l’œuvre, lisant la totalité des écrits édités : nouvelles, romans, journal et correspondances. Au détour de leurs lectures, ils ont trouvé plusieurs évocations qui témoignent de l’expérience de spectateur de Kafka, que ce milieu fascinait :

« L’odeur d’essence dégagée par une auto venant du théâtre me rendit attentif à ce fait évident qu’un intérieur coquet (…) attend les gens qui viennent d’assister au spectacle (…), mais que, non moins évidemment, ils paraissent avoir été chassés du théâtre et renvoyés chez eux, en personnages subalternes devant lesquels le rideau s’est baissé pour la dernière fois tandis que les portes s’ouvraient derrière eux, ces portes dont, au commencement de la pièce ou pendant le premier acte, ils avaient franchi orgueilleusement le seuil au nom de je ne sais quelle préoccupation ridicule ».114

113 Note d’intention en annexe p. 639

114 KAFKA Franz, Journal, 24 /11 /1911, cité par André Engel dans ses notes de mise en scène en annexe p. 639

Cet extrait rend particulièrement compte de ce qui intéresse l’équipe de création par le fait que le point de vue se situe à l’extérieur du théâtre, dans la rue, et que Kafka fait état de l’impression que lui font les spectateurs dont il devine la perte de repères à la sortie du monde de l’illusion qui semble les manipuler : « Ils paraissent avoir été chassés du théâtre et renvoyés chez eux, en personnages subalternes ». Une image qui sera proposée en situation vécue aux spectateurs dans Kafka. Th éâtre complet. Expérience qui trouve également son écho dans un rêve de Kafka où « tout était théâtre » :

« Tout était théâtre, j’étais tantôt en haut dans une galerie, tantôt sur la scène, (…) Le décor était si grand qu’il n’y avait rien d’autre à voir, (…) De grandes foules de spectateurs étaient sur la scène qui représentait la Altstädter Ring, vu sans doute de l’endroit où la Nicklasstrasse y débouche. […]Juste à ce moment, un grand nombre de gens apparurent sur la place et passèrent devant moi, c’étaient pour la plupart des spectateurs que je connaissais pour les avoir vus dans la rue et qui venaient peut-être d’arriver ».115

Autre évocation d’expérience théâtrale rêvée par Kafka qui rejoint absolument le principe vécu dans le théâtre hors les murs d’André Engel qui met le spectateur dans un décor non seulement grandeur nature, mais surtout reproduisant fidèlement un réel possible. Un effet de mise en abyme qui caractérise l’univers de Kafka et constitue un outil propice à l’équipe de création pour aiguiser les perceptions du spectateur.

Le choix de Kafka est ainsi venu assez naturellement en prolongement du travail mené sur la question du spectateur et de la représentation dont les modalités kafkaïennes dévoilaient des enjeux intéressants à creuser ; son œuvre se présentait comme matière toute trouvée pour décliner l’aventure. Kafka, son univers et non pas telle ou telle œuvre, même si certaines, dont l’Amérique, furent dans un temps mises en avant pour les thèmes de prédilection de l’équipe dont celui du voyage. Ce qui compte avant tout, c’est la situation kafkaïenne.

L’univers de Kafka fut lui-même décliné sous plusieurs formes par André Engel et son équipe de création : en 1979, le spectacle Kafka. Théâtre complet fut doublé d’un film,

Hôtel moderne qui ne fut pas la reprise exacte du spectacle, mais un nouvel objet

kafkaïen tourné sur les bases de la représentation.116 Puis, vingt-quatre ans plus tard, André Engel et Bernard Pautrat retravailleront ensemble à l’écriture d’un livret d’opéra

115 KAFKA Franz, Journal, 9/11/1911, « Rêve d’avant-hier » repris par André Engel dans ses notes de mise en scène. Voir annexe p. 639

à partir du Procès : K., opéra de Philippe Manoury mis en scène par André Engel pour l’Opéra Bastille. Cet intérêt renouvelé montre combien l’œuvre de Kafka a été propice au développement de l’esthétique et des enjeux dramaturgique de l’univers d’André Engel :

« Cette fidélité à Kafka, qui doit être entendue comme un hommage, se trouve rencontrer, on le voit, des questions et des thèmes sur le théâtre, le monde et leur très problématique rencontre qui, dans le passé, animèrent notre travail. C'est même la raison de notre envie, paradoxale, de "parler de Kafka au théâtre". Ces questions sont simples, toujours les mêmes, et, si nous les posons de nouveau, avec quelque entêtement, c'est tout simplement qu'on n'y a pas encore répondu ou que, parfois, on n'a pas même voulu les entendre ».117

En ce qui concerne le travail mené hors les murs à Strasbourg en 1979 : Kafka. Théâtre complet et le film Hôtel moderne, il nous intéresse dans la mesure où il radicalise les parts réussies des deux précédents spectacles au point de clore l’aventure. « Aboutissement, radicalisation extrême » sont des expressions qui rendent compte à la fois du processus de création dans la recherche à partir de la part réussie, et de la réalité du spectacle. L’entonnoir de la machine théâtrale se ressert inévitablement et essentiellement. L’alchimie théâtrale opère et meurt de sa tautologie : Kafka. Théâtre complet sera donc le dernier spectacle de la trilogie strasbourgeoise hors les murs.

« Lever le rideau et montrer la plaie » - Projet

Avant de finaliser la forme qui sera donnée à Kafka. Théâtre complet, plusieurs projets sont imaginés.118 Une proposition particulièrement intéressante entièrement décrite par André Engel est une mise en abyme du spectateur qui se voit littéralement passer à côté de l’essentiel. Une proposition dérangeante parce que renvoyant le spectateur à sa responsabilité à la limite de la culpabilité. Voici :

Le "spectacle" se déroule en trois temps :

« 1. Les spectateurs se rendent au théâtre pour 20 heures 30, afin d'assister à Kafka. Théâtre Complet. Dès 20 h 15, sans doute, la foule commence à se masser devant le théâtre, dont les portes sont closes. Derrière la porte vitrée, le régisseur vient parfois faire signe qu'il faut attendre un peu. On patiente, on s'énerve, mais il n'est pas encore 20 h 30. Dans la loge du concierge, on entend hurler la télévision, on parle avec ses amis en attendant. A 20 h 30, le

117 Note de mise en scène pour un premier projet, cf. Annexe p. 639

118 Dont une adaptation théâtrale écrite de La lettre a u p ère, sous le titre : Préparatifs d e d euil à l a campagne. Titre clin d’œil de Préparatifs de noces à la campagne de F. Kafka

régisseur navré vient annoncer que la commission de sécurité est dans les murs, qu'on attend son départ, qui ne tardera pas, pour faire pénétrer le public. Celui-ci trépigne un peu plus, mais prend son mal en patience (que faire d'autre ?), certains vont au café qui soudain est bondé, il y a du bruit, de la fumée, de l'agitation, des conversations se croisent, on échange des présentations, etc. Devant le théâtre, c'est plus calme, mais on parle quand même assez haut, on se bouscule, on fait des plaisanteries et des mondanités. Les conversations se parasitent, et seuls les solitaires, les taciturnes, les timides, parce qu'ils restent muets durant l'attente, saisissent parfois dans ces soupes de bruits et de mots, des bribes qu'ils volent au passage. Ici, un homme, soudain, passe, il en poursuit un autre sur le boulevard et lui crie après. Un balayeur balaye, à la lisière de cette foule. Là, dans le café, il y a un peu de tout, jeunes, vieux, habitués et étrangers venus des quartiers chics, tout se mélange. Les propos des voisins, parfois, ne manquent pas d'intérêt, mais on est trop excité pour écouter vraiment. Cette attente dure presque jusqu'à 21 heures, une bonne demi-heure.

2. Enfin la sonnerie du théâtre retentit, on ouvre les portes, on vient chercher les spectateurs qui patientent au café, la foule se presse pour entrer. Elle est accueillie par le personnel du théâtre, très empressé, qui se confond en excuses horriblement polies et délivre les billets avec une célérité inattendue. Vestiaire. Quelques ouvreuses, un peu trop câlines, entraînent les spectateurs vers la salle et les placent avec des sourires. Eventuellement, le public n'est pas disposé à l'orchestre, mais à la galerie, l'orchestre demeurant vide, à l'exception de quelques chats peu gênants. Le public est installé. Rideau rouge, trois coups.

Le rideau s'ouvre sur un vaste décor reproduisant, pour l'essentiel en dur, tout ou partie de la façade du théâtre devant laquelle nous avons tant attendu. Façade incluant la porte et le café. Un groupe de gens se presse déjà devant la porte fermée du théâtre. Dans la loge du concierge, la télévision hurle, répétant mot pour mot ce qu'on a, peut-être, déjà entendu tout à l'heure, dehors, quand on faisait la queue pour entrer au théâtre. Et puis l'on remarque des têtes connues, des gens qu'on a côtoyés il y a peu, et du café sortent les mêmes conversations proférées par les mêmes bouches. Les situations fugitives de tout à l'heure se reproduisent, et toutes ces têtes, à la réflexion, rappellent vaguement quelque chose. En effet, ils attendent, sur scène, de rentrer au théâtre où nous venons d'entrer. Toutefois, tout à l'heure, ils étaient déjà parmi nous, dehors, non pas dans le dehors de théâtre qu'on leur a construit à l'intérieur, mais dans le "vrai" dehors. Et maintenant, à eux seuls, sans nous qui sommes venus les regarder et les avons quittés, ils nous montrent avec les moyens de la fiction théâtrale, et à leur manière, ce que nous avons si peu regardé. […]

3. [Puis,] ils doivent partir, ils partent, ils s'évadent. Mais ils ne sont pas tout seuls, un petit homme les accompagne, un petit homme qu'on a vu, il y a peu, sortir du théâtre silencieux, flâner sur la place, entrer au café et parler à la serveuse longuement, timidement, mais avec la timidité d'un fou. Ils partent ensemble, elle et lui, par un coin de ciel, dans un nuage qui passe. Les autres vont prendre l'autobus, avec armes et bagages. Le rideau tombe. Le public sort. S'il est curieux, il verra, dans la rue, les petits nomades massés à l'arrêt d'autobus le plus proche, indifférents, déjà lointains, et, au fond de la rue, la silhouette d'un petit homme et d'une petite femme enlacés qui s'éloigne. C'est un adieu ».119

Cette forme perturbante par l’effet de miroir qui propose, dans la deuxième phase du spectacle, « la même chose, mais truquée et rendue claire, de la clarté du mensonge », a une finalité bienveillante à l’égard du spectateur car « la mise en scène démêle, simplifie, explique, rend tout commode et confortable ». Durant la deuxième demi-heure, se répète exactement la demi-heure de l’attente du public; cette scène, « déploie en somme, avec les moyens du théâtre, toute une vie qui fut réelle (même s'il fallut la fabriquer hors du cadre), qu'on aurait pu voir, mais qu'on n'a pas su voir. Ou pas voulu ». Le spectateur peut revoir ou voir enfin ceux qu’il n’a pas su voir durant l’attente, le « petit peuple évident, mais tellement discret, pris dans la masse mais comme absent, du simple fait que tout se passe comme s'il n'existait pas. Un balayeur qui balaie, qui s'en soucie ? Et ce vieux manœuvre polonais qui rit tout seul au comptoir du bar, et marmonne ? Et ces vieux juifs qui parlent une langue bizarre ? Et cette vieille qui tousse avec une voix d'homme ? Tous, et ils sont quelques uns, sont parmi eux sur scène, comme ils furent parmi nous, dans la rue, parmi, mais pas avec ».

Le spectateur face à ses responsabilités

Le spectateur est soudain mis face à ses responsabilités devant ce théâtre qui se met en place, ce théâtre « des mille et un riens qui nous ont entourés, sollicités, pendant une demi-heure et que notre futilité, notre peu de mobilité, nous ont interdit d'accueillir ». Cette proposition permet à l’équipe de création de renouveler les questions qui, inlassablement, les taraudent :

« Comment interpréter l'énigme du théâtre, de cette représentation où l'on paye pour regarder des gens se donner en spectacle? Comment peut-on être spectateur de théâtre ? Qu’est-ce que l'œil de théâtre ? Est-il éternellement condamné à l'esthétisme, ou peut-il condescendre, parfois, à travailler un peu ? Peut-il parfois, si on le traite de manière adéquate, accepter de

rester ouvert devant le "spectacle du monde", celui qui n'est pas un spectacle, et faire profiter de son histoire l'autre œil, l'œil du réel, celui qui ne rêve jamais ? N'est-il pas temps d'arracher le théâtre à l'histoire de l'art en y faisant entrer l'histoire tout court, celle qui nous cerne ? Peut-on briser la limite enchantée qui sépare le réel et la représentation, le public et le spectacle, la salle et la scène, la rue et la salle, ou bien le théâtre restera-t-il encore longtemps le sanctuaire du rêve, rêve du metteur en scène, rêve de l'auteur, rêve du public ou des publics, rêves de mélomanes vague-à-l'âme ? Pour cette musique nous craignons bien d'être trop vieux. Mais trop jeunes pour ne pas avoir envie de nous battre encore, à notre manière, en choisissant les armes et le théâtre des opérations ».120

Ainsi, ce projet bien kafkaïen met directement en scène ces questions du rapport entre la représentation et le réel par le biais du théâtre, « avec la complicité active du théâtre : car il aura bien fallu que le théâtre fasse ainsi place nette pour que, dans le silence revenu, la petite horde familière fasse entendre sa voix, soit regardée, écoutée, aimée enfin du spectateur ». Projeté dehors artificiellement, le spectateur regarde enfin « tous les trésors de l'ingéniosité quotidienne, de la folie commune, de la beauté errante, se donnant à contempler. Vous voilà émus, maintenant ». Un théâtre à même le réel, un théâtre révélateur d’une utopie enfin possible.

Culpabilité et prise de conscience

Pourtant, tout repose sur un malentendu : « Il est trop tard, maintenant, il fallait s'y intéresser avant, tout à l'heure, quand ils ne demandaient qu'à parler et rire avec vous. Il ne fallait pas aller au théâtre ».121 La chute est violente et sans appel : la loi de la représentation tombe avec son verdict, comme chez Kafka. Le spectateur est mis face à son anachronisme et son inadaptation au moment vécu qu’on lui a proposé, mais qu’il n’a pas su ou pas pu voir. Culpabilisé de seulement voir (entrevoir) et entendre (percevoir) au lieu de regarder et écouter, le spectateur est embarqué dans la machine kafkaïenne qui lui fait son procès sans rédemption. Seul le froid de la nuit l’attend en retour. La machine aspire, broie et recrache. Processus en marche d’une prise de conscience par la culpabilité.

En définitive, comme chez Kafka, la bienveillance apparente et l’inconfort, voire le malaise se côtoient et se complètent dans ce théâtre du malentendu. Dans ce projet, la réponse donnée au questionnement de la représentation et son rapport au réel passe bien

120 Idem et suivante

par une expérimentation, une mise en situation du spectateur face à ses responsabilités. Mais l’équipe veut aller plus loin en remplaçant l’inaction que produit le discours sur, par l’action produite par le désir.

André Engel, Bernard Pautrat et Nicky Rieti vont alors approfondir le principe de la mise en situation kafkaïenne, par l’immersion dans l’univers de Kafka, par l’œuvre de Kafka. Vivre une situation kafkaïenne afin de travailler sur le désir et non plus seulement sur la culpabilité. Ce sera la proposition connue sous le même titre : Kafka. Théâtre co mplet, mais dont le sous titre apporté au synopsis « Un film en trois dimension de A. Engel, B. Pautrat, N. Rieti » renvoie bien aux enjeux de la situation vécue et non plus au théâtre d’image et de tumulte qui couvre la vérité.