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Brecht, un enjeu littéraire

Choisir de jouer Brecht n’est pas innocent. En 1976, les positions quant au théâtre de Brecht sont très fortement teintées d’engagement politique, voire idéologique. Pourtant à en croire André Engel, à l’époque, la filiation avec Brecht s’arrête à l’intérêt des textes : « Ce que Baal était pour le jeune Brecht est une chose, ce qu’il représente pour nous aujourd’hui en est une autre. Nous avons fait, par curiosité dramaturgique légitime, le travail qui consiste à se renseigner sur les intentions de Brecht. Mais dès ce travail effectué, nous avons dû prendre nos distances vis-à-vis d’elles ».34 Dans le programme la note dramaturgique de Bernard Pautrat insiste sur la part littéraire de l’œuvre dans sa référence : « La littérature, en premier lieu, semble nouer l’essentiel de ce qui spécifie le personnage, et de ce que la pièce tout entière déploie : Baal se donne, explicitement, comme la biographie dramatique d’un poète ». Pourtant, Brecht en citant Lombroso35 dès les premières répliques, « nullifie la valeur essentielle d’une telle œuvre, voire sa qualité, voire même son existence en tant qu’œuvre ».36 Brecht qualifie lui-même son geste d’anti-littéraire : « j’hésite beaucoup à me vouer à la littérature. Jusqu’à présent, j’ai tout fait de la main gauche. J’ai écrit quand une idée me venait ou quand l’ennui se faisait trop fort. Baal, pour couler une faible pièce à succès avec une conception ridicule

34 Entretien avec André Engel et Nicky Rieti, in Théâtre/Public, n°10 avril 1976.

35 Césare LOMBROSO, professeur en médecine légale en Italie a développé une thèse sur le morphotype des criminels et sur son caractère inné. Dans L’Homme de génie (Alcan, Paris, 1889), il classe les artistes selon leur profil comportemental et a ainsi déterminé une catégorie : les Mattoïdes littéraires et artistiques : « une variété qui nous présente la livrée de l’homme de génie avec le fond de l’homme vulgaire. (…) Le mattoïde graphomane, (…) apparaît surtout dans les grandes villes, douloureusement fatigué par la civilisation ». (p. 314-315). Des constantes sont relevées, comme le vagabondage, la double personnalité, « la manie des grandeurs, qui alterne avec le délire mélancolique », l’alcoolisme et enfin « l’absence complète d’affectivité et de sens moral ». C’est en ces termes que Lombroso stigmatise l’artiste maudit. (p. 24 à 76)

du génie et de l’amoralisme ».37 Mais en voulant exorciser, on tend à juguler ce qu’on veut tuer. Ainsi, « Baal est donc ce qu’il y a de plus et de moins littéraire, - ce qui se tient au plus loin et dans la plus grande proximité : distance, fascination ». C’est cette dualité qui a agi sur André Engel et qui a orienté ses choix dramaturgiques.

En effet, ce n’est pas tant le fait qu’il s’agisse d’une pièce de Brecht qui est à l’origine de ce choix, que la spécificité de ce texte :

« C’est une pièce qui n’est pas vraiment construite.[…] C’est un objet qui dépasse les limites de sa propre dramaturgie. Ce n’est pas tout à fait une pièce de théâtre. […] L’écriture en est sauvage, libre. Je veux dire par là qu’avec Baal on a le sentiment d’un désordre qui rend par conséquent possible un ordre différent. Elle fait penser à certaines œuvres de Büchner ».38 On comprend bien là l’origine du choix du texte qui traduit les préoccupations esthétiques d’André Engel, au-delà de la référence à Brecht. Morcellement, fragmentation, limites dramaturgiques sont et resteront les points forts des textes mis en scène par André Engel ; des genres de textes « qu’on peut remanier sans que la fable change ». Un texte qui laisse une liberté créative au metteur en scène parce que « la pièce présente par moments comme des lacunes. On est libre de les imaginer, de les repenser formellement, c’est-à-dire de reconstruire complètement un objet théâtral ».

Dépasser le brechtisme

On le voit, l’enjeu pour André Engel est avant tout littéraire. Mais monter Brecht n’est pas sans lien avec la remise en question du théâtre traditionnel, en tant que référence idéologique par rapport à laquelle se situer. Très tôt André Engel a été amené à se positionner, poussé par les journalistes et critiques de théâtre dans ses retranchements. L’attirance pour les textes de jeunesse de Brecht interroge. Il s’en explique dans la revue Théâtre/Public39 au moment de la création du spectacle : « Tout comme je crois

les Manuscrits de 44 et la lecture de Hegel par Marx, plus riches de conséquences

marxistes que le Capital, je crois le jeune Brecht plus intéressant que celui de la maturité, de la même façon et pour les mêmes raisons ». Paradoxalement, pour André Engel, Baal est la pièce la plus éminemment politique de toute l’œuvre de Brecht, « parce que le fait politique en est tellement absent qu’il est ce qui échappe le moins ».

37 BRECHT Bertolt, Extraits des Carnets, vers 1926 in Ecrits sur le théâtre, 1, p.133. L’Arche.

38 Théâtre/Public n°10, avril 1976 (revue bimestrielle éditée par le Théâtre de Gennevilliers). « Baal à Strasbourg. Entretien avec André Engel et Nicky Rieti », propos recueillis par Michèle Raoul-Davis, p.16-18

Pour lui, « le fait que la politique soit à ce point absente, rejaillit sur le destin de Baal et le détermine ». On retrouve ici les orientations situationnistes qui revendiquent de s’intéresser davantage à la situation en tant qu’expérience, et non à discourir sur la situation. « Le jeune Brecht montre les choses, le monde, par fragments, tel qu’on peut l’appréhender avec la plume, une tête, des idées, une sensibilité. C’est très limité, mais l’objet est visé avec une grande acuité. Comme il le dit lui-même, ce sont les choses qui sont à critiquer, pas la méthode. Dans ses pièces de jeunesse, il le montre avec force. Ce qui est en jeu, c’est l’objet même ». Ainsi, la filiation à Brecht s’arrête nécessairement là où commence ce qu’André Engel appelle le décentrement : « je crois qu’il y a une déperdition incroyable. Les instruments d’optique nécessaires pour appréhender le réel prennent le pas sur le réel. C’est pourquoi je parle de décentrement de l’objet d’étude. L’instrument devient à lui tout seul son propre objet d’étude. »

Sans négliger l’apport fondamental de Brecht en ce qui concerne la prise en compte du spectateur, une année plus tard André Engel clarifie sa position : « Plus que quiconque sans doute, Brecht a eu le souci du spectateur, mais je pense qu’il ne l’a pas touché réellement parce qu’il a employé pour le faire ce que j’appellerai l’art de la s cène, un certain nombre de procédés qui font davantage appel à la réflexion, à la reconnaissance d’un processus, et qu’il ne l’a pas mis dans la position de devoir, de manière très immédiate, très concrète, très sensible, faire réflexion sur lui-même ».40 Pour André Engel, la mise en situation du spectateur doit l’amener à s’interroger non sur ce qu’il voit, mais sur sa présence même.

Une autre différence dans ces deux approches réside dans le principe d’identification que Brecht dénonce. La position d’André Engel est singulière à cet égard. Ce qu’il propose au spectateur en participant à ses spectacles est une mise en situation. Or, le spectateur peut dans un premier temps se faire prendre par le jeu. Il ne s’agit pas pour autant d’identification. A ce propos, Bernard Pautrat parle d’illusionnisme : « s’il y a eu méprise, explique-t-il à propos du spectacle Un week-end à Yaïck , c’est que l’illusionnisme a été assez puissant pour la rendre possible. » Mais là n’est pas la finalité : « nous avons fait tout ce qu’il fallait pour qu’il soit détruit brutalement à un moment ou à un autre. […] On peut se demander en effet si tout cela n’est pas en rapport direct avec la méthode de Brecht. La distanciation comprend toujours une petite

amorce d’identification, d’illusion détruite par la suite ».41 Pour lui finalement, il s’agit de faire avec d’autres moyens la même opération que la distanciation : « le jeu distancié classique a pour but de faire se poser explicitement la question : En quoi ça me concerne ? Qu’est-ce que je fais là ? et de modifier ainsi la conscience du public. Ici, sur la base d’un jeu non distancié, mais face à un personnage agressif, joué agressivement, la question se pose de manière encore plus pressante : Qu’est-ce que Baal ?, qui est ce voyou, Baal ? Desarthe ? qui m’insulte ? » Se pose alors aussi la question du spectateur : « le public doit se poser des questions agacées sur sa propre quotidienneté, puisqu’on le force à la regarder alors qu’elle n’a pas d’intérêt visuel ou théâtral immédiat (les travailleurs immigrés, un pique-nique au bord de l’autoroute, des émigrants tristes qui attendent un bateau…) ».42 Le spectacle a ainsi pour finalité de questionner le spectateur sur son propre statut.

Baal et le politique

Même si le silence de Brecht sur la politique dans cette première pièce s’impose comme une évidence, Baal se prête cependant à une lecture politique qui n’échappe pas à l’équipe artistique. Ce qui interroge est la représentation sociale dans cette pièce. La bourgeoisie y est stigmatisée : « elle fait bien groupe, soudée par ses intérêts, mais elle est évidemment ridiculisée et critiquée, antipathique ».43 La mise en scène la représente masquée de loups noirs, tel un gang qui se reconnaît à coup sûr tacitement. Baal (Gérard Desarthe) y est étranger, seul à n’être pas masqué.

41 Revue Théâtre/Public N° 16/17 mai 1977

42 PAUTRAT Bernard, in Travail théâtral XXIV-XXV, « Itinéraire de Baal » entretien avec André Engel et Bernard Pautrat mené par Christine Fouché

Le groupe masqué

En revanche, le prolétariat en tant que groupe social n’a pas d’existence propre. Il y est davantage fait mention d’une « collection de travailleurs isolés, chamailleurs, âpres au gain, égoïstes et ivrognes ». Baal ne s’intègrera pas plus à ce groupe puisque son entité n’y est pas affirmée. Tout au plus il se reconnaît en eux, avide de boisson qu’il est. Il ne connaît en réalité que sa politique du désir. C’est elle qui le meut : il écrit pour échanger ses mots contre des verres de schnaps, ce qui lui évite, contrairement aux ouvriers qu’il côtoie, de mettre ses bras au service des patrons. « Mais là s’arrête, dans la pièce, la différence : Baal et ses charretiers vivent dans le même monde, infra-politique, sans conscience de classe, sans lutte de classes organisée ».44 Ceci peut expliquer pourquoi il préfère jouer sa vie « en artiste » plutôt que de lutter contre la suprématie sociale du bourgeois. « La révolution artiste, individuelle strictement, oppose aux conventions bourgeoises la force indiscutable du désir. Le travail est une convention parmi d’autres : paressons ». L’amoralisme de Baal supplante toute conscience sociale mais maintient malgré lui l’équilibre d’une société « où le bourgeois demeure le type humain idéal du peuple, où le prolétariat ne se manifeste pas encore en tant que classe ».45 Dans ce monde satellisé où chacun suit sa trajectoire, dans la jungle des villes, Baal peut espérer être le roi. « Voilà de quoi nous parle, affirme l’équipe artistique, aujourd’hui, Baal : de cette part de nous infatigablement rebelle et despotique, du caprice érigé aveuglément en loi, indifférente aux professions de foi et aux prises de parti. Osons au moins

44 PAUTRAT Bernard, « No man’s land et autres lieux », programme de Baal p.13

regarder en face la violence de Baal », car si « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde », Baal en est-il la première figure artiste du fascisme ?