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Prométhée au Val de Fer

« Rendez-vous cours Léopold, à quatre heures du matin ». Ainsi commence l’aventure de Prométhée porte feu ce jeudi 15 mai 1980 à Nancy, jour de l’Ascension – est-ce un hasard ?

Une longue caravane de voitures traverse des villages endormis et s’achemine tant bien que mal en cherchant sa route sur les hauteurs du Val de Fer. Sur le bas côté de la route sinueuse et escarpée, les participants de cet étrange rallye rencontrent une carcasse de voiture brûlée. Arrivées au but : Neuves-Maisons, à 15 kilomètres de Nancy, les voitures se garent dans la boue d’un terrain. « Dans une atmosphère de panique, des jeunes gens vêtus de salopettes blanches vous font accéder à un terre-plein de mâchefer, à cent mètres d’un grand bâtiment en proie aux flammes, entouré de voitures de pompier et de voitures de police – des vraies » raconte Guy Dumur pour le Nouvel Observateur. On s’agite, il faut faire vite et obéir aux ordres sans réplique :

« L’usine brûle, crache de hautes flammes par ses ouvertures béantes, raconte Jean-François Vilar, autre témoin ; Les pompiers et leurs lances semblent impuissants. Les voitures avancent secouées par les cahots. Les membres d’un service d’ordre, qui ressemblent à un commando anti-terroriste, gueulent dans des mégaphones. Il faut accélérer, se garer vite, plus vite que ça, derrière les barrières de sécurité, au fond de ce vallon découpé dans les bois de la colline. Les voitures brinquebalent entre les ruines noircies, les arbres carbonisés, les foyers d’incendie persistants. Un îlot de catastrophe ».149

Bâtiment en feu

Tout concourt à le laisser croire : des uniformes des C.R.S. aux flammes et aux lances d’incendie en action, le doute s’installe. On pense alors au texte énigmatique signé Bernard Pautrat qui figurait sur le programme distribué au départ de Nancy : Instructions en cas d’incendie et qui débutait ainsi :

« Il est des jours à marquer d’une pierre blanche, où une belle émeute, un meurtre espiègle, un coup de main un peu inventif illuminent la lecture sinistre du journal et nous arrachent pour un temps à la consommation du vide.

Quelques gestes sont donc encore capables de nous fasciner, de nous agripper par cette part, en nous, d’archaïsme qui échappe au bétonnage général de la vie. Mettre le feu est un de ces gestes ».150

Le spectateur saisit l’acuité du geste dans toute sa violence dans ce lieu improbable où il arrive, les yeux encore engourdis de sommeil mais la curiosité aiguisée par l’extraordinaire de la situation dont il ne saisit pas encore la limite.

Pourtant, un peu plus loin, des ruines grecques parmi des arbres calcinés laissent le théâtre affleurer.

Ruines grecques ajoutées au site

Soudain, dans la nuit illuminée par la lueur du feu, une voix s’élève :

« Je vous libère de l’obsession de la mort. J’allume en vous l’espoir aveugle.

Je vous donne le feu pour qu’il vous guide. »

Cette voix est celle d’un jeune homme barbu, (Bernard-Pierre Donnadieu), jeans et blouson de cuir noir, qui hurle sur le toit d’une maison en ruine non loin de la bâtisse en proie aux flammes. Il hurle sa révolte :

« A l’heure où la lune sommeille, j’évoque le génie de la révolte. Il descend des régions où les astres s’embrasent, armé d’une épée flamboyante, et dissipe les ténèbres de l’avenir. En ce moment même les oiseaux essaient leurs voix engourdies, le chamois boit la rosée dans la coupe cramoisie des rhododendrons, et moi je m’élance au plus épais de la cohue humaine avec des cris de guerre. Brûle ! Brûle ! J’active ma propre flamme. »

Un projecteur le traque de son faisceau : feu artificiel contre vraie flamme. D’en bas, la police négocie. Exhortation à la raison et sommations au mégaphone contre aveux sincères et engagement de toute la personne ; Prométhée libéré versus les dieux de l’ordre :

« Je ne plierai pas, je le jure ! Je ne vais pas me laisser attendrir par vos exhortations mielleuses, et les plus dures menaces ne me feront pas trembler. Car de moi, même prisonnier, de moi vous allez avoir besoin » hurle-t-il d’une voix cassée.

Les Instructions en cas d’incendie avaient prévenu : « un incendiaire a toujours quelque chose à nous apprendre : le feu parle pour lui ». Mais Prométhée s’explique :

« J’ai vingt-neuf ans. J’ai fort à faire pour racheter la première moitié de ma vie par la seconde, pour compenser mes années d’esclavage par des années de révolte et verser sur les plaies de mon humiliation le baume de mon orgueil. […]Je regarde autour de moi : je ne vois que des chiens et des porcs. J’écoute autour de moi, et chaque jour, à chaque heure j’entends broyer les pauvres par les machines que les riches font tourner. Ce crime, je l’ai voulu, voulu. Moi seul j’ai osé : j’ai délivré les hommes. J’ai juré que du soir au matin, ma voix retentirait, dans les rues, sur le seuil des usines, des palais, des casernes, et qu’elle vous remplirait de terreur. »

Alors, son père qui a pris le relai dans la négociation lui intime l’ordre de renoncer :

« Ecoute moi : rends-toi à l’évidence, et cesse de parler comme un chien enragé. […] Renonce à ta violence ». Mais en vain, car le révolté n’entend céder, ni à son père, ni à l’ordre officiel.

Prométhée contemporain, ancêtre de tous les rebelles, porte parole des opprimés :

« Je veux t’expliquer ce que j’ai fait pour eux », répond-il « Regarde-les : Ils voient sans voir, ils écoutent sans entendre, ils traversent en aveugles la longue existence, comme ceux qu’on voit dans les rêves. […]Ils vivent sous terre comme des fourmis chétives, tout au fond de grottes sans soleil. […]Moi je leur montre le lever des astres et leur coucher obscur. […] Pour eux, j’interprète les rumeurs sourdes, les présages de rencontre. […] Voilà mon œuvre ».

Explication dont le propos soudain s’adresse aux spectateurs présents et dont le cri semble sortir de la bouche même d’Engel !

Un très long silence suit… L’incendie continue.

Soudain, par une troisième tentative, Hermès, alias le préfet de police débarque à grand renfort de moyens d’intimidation. Sur fond de musique, la cinquième de Gustave Malher, un hélicoptère surgit et survole le site avant de se poser près du bâtiment qui continue à flamber. Hermès en descend, comme il descendrait de son char, un aigle majestueux et inquiétant sur son poing, prêt à fondre sur sa proie.

Hélicoptère en vol et à terre

« Cela s’appelle l’aurore »

Mais, Prométhée le nargue, une boîte d’allumette à la main, chantant : Allumette, petite allumette, sur l’air de Alouette, gentille alouette, en craquant les bouts de bois un à un. Alors, l’aigle lâché fond sur le jeune paria tandis que de la maison retentissent une détonation et des bruits de murs qui s’écroulent dans un nuage de fumée. Le commando donne l’assaut ; très vite, Prométhée est enchaîné, menotté et saisi par la police :

« Bloque-lui les deux mains. Maintenant vas-y frappe de toutes tes forces, cloue-le au mur. Plus fort, serre, ne laisse pas de jeu » ordonne Hermès.

Alors, on voit une petite fille qui joue au pied des ruines avec les flammèches. C’est Io, précise le texte. Prométhée s’adresse une dernière fois à cette petite fille lui passant le flambeau :

« En partant d’ici, tourne-toi vers le soleil levant et marche vers les terres incultes ». Prométhée l’envoie au plus loin de la terre, par delà l’Afrique et l’Asie, là où, lui prédit-il, elle enfantera une lignée souveraine. « Et de cette race naîtra un homme courageux, célèbre pour ses armes qui me délivrera ».

Sur ces mots, la police le précipite dans une voiture et clôt l’incident du traditionnel : « circulez y’a plus rien à voir » hurlé au mégaphone.

« L’incendie s’éteint. Le rebelle est fait prisonnier. La foule est invitée à se disperser. Le tout n’a pas duré une demi-heure »,151 conclut Guy Dumur.

Le jour se lève peu à peu, miraculeusement après le tumulte, tout se tait, seul le chant des oiseaux, chœur de cette tragédie, résonne dans le vallon : « cela s’appelle l’aurore » écrivait Giraudoux à la fin d’Electre.