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L’amazone et les chiens

« Ce soir, par permission spéciale, Penthésilée, pièce canine. Personnages : des héros, des roquets, des femmes. Aux tendres cœurs affectueusement dédié ! Aidée de sa meute, elle déchire celui qu’elle aime, et le dévore, poil et peau, jusqu’au bout ».188 Ainsi, Heinrich von Kleist présentait-il sa pièce. André Engel s’est totalement fondu dans cette déclaration, s’appropriant dramaturgiquement les thématiques canines et la dévoration de et par un amour consumant. Une héroïne féminine qui fascine et effraie. Un rôle tout trouvé pour Anne Alvaro sans qui André Engel n’aurait jamais monté la pièce, et à qui il dédie cette œuvre.

Penthésilée est, selon le mythe grec, la reine des Amazones qui combattit les Grecs au siège de Troie et fut tuée par Achille. De ce thème, Kleist a fait la tragédie d’une passion qui va au bout d’elle-même, mais en inversant les rôles : dans sa pièce, c’est Penthésilée qui tue Achille, puis retourne le couteau contre son cœur et le rejoint dans la mort. Une passion dévorante et dévastatrice portée à son paroxysme. Un amour foudroyant né au plein cœur du combat des Amazones contre les troupes d’Achille. Un détournement du mythe qui place la femme aimée au-delà de toute morale : Salomé à la tête d’une armée. Anne Alvaro en a fait une femme brûlante et fascinante, échevelée dans sa peau de bête au milieu des chiens. Une apparition fantasmatique, un fantasme incarné ? Hurlant à l’amour dans des modulations rauques et terribles, pleurant de rage un texte d’une violence poétique à l’image de la désolation et de la rudesse du décor.

Photo de spectacle.

Penthésilée, tragédie de l’inconscient et de la folie, fête païenne où les rites convient à regarder en face les plus profondes pulsions et par là, les plus destructrices. A l’image de ces hommes voûtés d’Achille, réfrigérés, errant et fantasmant à propos de Penthésilée : dégoût et fascination mêlés pour cette femme mangeuse d’hommes.

Homme et femme en duel

Penthésilée et ses Amazones, vêtues de peaux de bêtes et de robes de laine rêche, accompagnées de chiens huskies, habituées des grands froids, contre Achille, « homme solaire tombant comme un caillou dans la nature neigeuse »189 et ses hommes portant de vieux pardessus qui ne les protègent pas assez du froid.

Kleist, manifestement épouse le parti de la femme tandis que l’homme devient l’objet d’un festin au sens propre et figuré. Fragilisé d’entrée par une adaptation inégale à la puissance de la nature, il se jette dans la gueule de la femme dévoreuse, comme il se jette dans la béance glacée du décor ouvert comme une mâchoire acérée. Femme cannibale, à l’issu d’un ultime combat à mort, elle ingère ce qu’elle aime comme Kleist détruira son amour dans une violence suicidaire qui dépasse les plus absolus actes romantiques.190 Duel allégorique d’Eros et Thanatos à jamais résolu. Déclaration d’amour confondue en folie meurtrière. Un combat inégal auquel s’associe la nature violente mais domptée et dominée par cette femme mi animale, mi humaine. Un combat d’amour et de mort que l’adaptation d’André Engel met en avant.

Photo de spectacle.

Cri d’amour et de désespoir

L’équipe a délibérément supprimé tout ce qui n’était pas directement lié à l’approche torturée de l’amour faisant de Penthésilée un cri de désespoir amoureux d’êtres écorchés à vif. Il y a bien de la subjectivité dans ce spectacle-là ; André Engel y met toute son angoisse et son trouble, se confondant en contradictions : « Mourir d’amour, c’est la plus grande chose et la plus dérisoire, la plus sublime et la plus pénible »;191 précisant qu’il connaît un certain nombre d’états que Kleist a connus. « J’ai essayé de mettre au clair ce qui me trouble moi. Moi aussi, j’ai pu croire à la félicité du genre humain parce qu’une femme passait la main dans mes cheveux, et être tellement

190 Le 21 novembre 1811, sur les bords du lac Vannsee, aux environs de Berlin, Kleist et Henriette (épouse de Louis Vogel) mettent à exécution un pacte suicidaire : armé d’un pistolet, Kleist tue son aimée avant de se tirer une balle dans la tête.

désillusionné, que le désir de mort m’a pris ».192 Un trouble qui se dissimule dans un brouillard d’illusion perdu dans un abîme de folie que le texte de ce spectacle pousse au delà de ce que Kleist a suggéré.

Les deux êtres se cherchent contre l’avis de leurs armées respectives. Un amour que les lois ancestrales condamnent ; un amour qui ne peut s’assouvir que dans la mort. A la fin de la pièce telle qu’Engel et Pautrat l’ont adaptée, Achille propose un ultime combat : « Il la provoque à nouveau sur le terrain pour un duel à la vie, à la mort ». Défi relevé par Penthésilée qui s’éloigne suivie de ses chiens : « J’irai sur le terrain, à la face des dieux. [..] Je convoque aussi les Furies au spectacle ! ». Puis, enfonçant sa lame dans le sein de Prothoe, conseillère avisée qui l’en dissuade, elle s’éloigne accompagnée de ses chiens. Alors, « les nuages pesants se sont amassés et roulent la lune dans un fracas d’épouvante. La glace craque, la terre s’ouvre en crevasses, et sur la neige tombe une pluie de sang. Le vent apporte le hurlement sauvage des chiens. Les Amazones terrorisées supplient Arès de les épargner. Puis tout se calme. Seule la brise fait encore voler la neige. C’est la paix de l’aube. Penthésilée apparaît couverte de sang, traînant comme un chien le cadavre mutilé d’Achille qu’elle dépose aux pieds de la grande prêtresse ».

Suit le récit du sanglant combat par Moroe, combat qui finit dans une folie sauvage : « Lui, il se traîne encore dans la pourpre de son sang et il l’appelle doucement : “Penthésilée ! Penthésilée !” Il meurt en murmurant son nom. Cet appel, même la louve affamée qui bat la campagne et fouille la neige en hurlant l’aurait entendu. Elle, elle ne veut pas entendre et elle mord, elle le dépèce avec les dents et rivalise d’ardeur avec les chiens. Quand je suis arrivée, le sang lui dégoulinait de la bouche et des mains. » Un amour qui se consume dans un cannibalisme sauvage et vengeur.

Scène troublante dans la nuit finissante léchée par les brumes matinales dont on suppose la dissipation rédemptrice. Un motif qu’Engel a déjà utilisé à la fin des spectacles, comme fin de crise et de rage, ce qui fut le cas dans Prométhée. Le brouillard comme voile nocturne associé au trouble des passions. Thème éminemment romantique qui ne semble pas tourné en dérision mais pris au sérieux comme symbole d’un état de symbiose entre soi et le monde.

Scène finale

Alors, Penthésilée, comme se réveillant d’un cauchemar refuse d’abord la réalité de ses actes en voyant le cadavre. Mais elle retourne la situation en invoquant l’amour fou : « Tu vois, il y a tant de femmes qui se pendent au cou de leur amant pour lui dire :

 Oh ! je t’aime ! je t’aime tant que je voudrais te manger ! et aucune n’ose le faire. Mais moi, je me suis pendue à ton cou, et j’ai tenu ma promesse, oui, mot pour mot. […] Je vais rejoindre celui qui est là. Vous jetterez mes cendres au vent. Maintenant je m’en vais. Je descends tout au fond de moi comme une mine, et je creuse, et j’en extrais l’idée de ma mort. […]

(La reine des amazones, la femme-chef, la mariée à la robe tachée de sang, meurt du seul pouvoir de sa parole. Il est des mystères qui ne s’expliquent pas) ». Mystère de l’amour, « ce vieux fond mythique et puissant ».193 Pourtant, André Engel ajoutera dans ses notes personnelles : « la chose que je connais le mieux au monde, c’est l’acharnement à vouloir quelqu’un, même si ça tourne mal ».