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Destination Dell’inferno : voie 13

Un train d’enfer

Rails (photo de repérage)

20h40 Gare du Nord, « voie 13 », train spécial « TGP Dell’inferno », indique le panneau électronique. Autrement dit un train pour l’Enfer. Chaque soir pendant un mois, du 15 mars au 15 avril 1982, cent mortels embarquent dans deux wagons tirés par une Micheline d’un autre âge. Cahotant, le petit train quitte la Gare du Nord accompagné de ses grincements sinistres, des blagues et des rires étouffés des passagers qui cachent mal un léger malaise. Le train s’arrête soudain, un homme en casquette court dans le couloir. Toutes les lumières s’éteignent et l’autorail reste un moment en suspens. Les aiguilleurs s’affairent puis le train repart en marche arrière et s’en va tout doucement sur des rails industriels depuis longtemps inutilisés.

La Micheline emprunte des voies inhabituelles et les passagers traversent des zones d’habitation et même l’avenue du président Wilson qui surplombe un tronçon de l’autoroute du Nord à la grande stupéfaction des automobilistes. Le convoi erre un

moment entre Saint-Denis et Aubervilliers, longeant des paysages lugubres de docks et entrepôts désolés.

Train dans la nuit au milieu des habitations

Enfin, il s’arrête et déverse son chargement humain dans la nuit noire sur la voie déserte entre deux grands murs de briques. Les voyageurs marchent en file indienne en direction d’un lointain halo de lumière qui perce au dessus des murs. Il fait froid et un martellement sourd et métallique accompagne la procession. « Ils vont ainsi, obscurs sous la nuit solitaire ».165

Le long des rails (photo de repérage)

165 Didascalie d’introduction qui fait également référence au spectacle : Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire.

Au bout, le chemin est barré par une panthère - une vraie - tenue en laisse. On fait passer les voyageurs par une petite ouverture ménagée dans le mur : comptés un à un par des gardes vêtus de cuir noir, ils se laissent guider dans cette zone inhospitalière et sombre, ceinte de barbelés et balayée par un immense projecteur dominant un mirador. De misérables braseros permettent d’apercevoir de lugubres figures : quelques passants errent en silence, le pas lourd, une valise à la main, enfoncés dans leur pardessus sombre. Sur un des murs, la date fatidique 1939 saute aux yeux. L’allusion devient palpable et l’on frissonne. De froid certes, d’excitation due à la curiosité aussi, mais surtout de malaise. Le Train d’Enfer révèle une destination dont le souvenir refait douloureusement surface. Les fantômes des camps de la mort sont réveillés : des mortels errent comme perdus au milieu de nulle part, à tout jamais. L’Enfer, encore et toujours.

Arrivée sur le site

« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance »

Alors, une voix puissante qui habite un grand corps enveloppé d’une pelisse tonne :

« Par moi l’on va dans la cité dolente, Par moi l’on va dans l’éternelle douleur Par moi l’on va parmi la race perdue. Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. Je suis Virgile »

C’est la voix de Laurent Terzieff, poétique et inquiétante. Voix sublime d’outre tombe. Cheveux longs et silhouette imposante dans son manteau tombant jusqu’aux chevilles, il accueille ainsi les passagers du train Dell’inferno.

Les présentations faites, le public, puisque public il y a (les données fictionnelles permettant tout-à-coup de reprendre pied dans la réalité mensongère du spectacle), le public donc est invité à suivre le poète surgi de la nuit. La musique obsédante s’arrête sur son ordre. Des figures en tenue blanche ou noire s’affairent autour des braséros.

L’inexorable séparation

La Sybille invite les femmes à se séparer des hommes. Conduites jusqu’à des grilles épouvantables, elles revêtent une tunique blanche, franchissent les barbelés et disparaissent dans un éclair suivi d’un nuage de fumée. Magie noire ? Les témoignages disent tous la légère angoisse qui étreint le cœur en cet instant. La suite ne sera plus la même pour les hommes et les femmes.

La séparation : les femmes sur leur îlot

Errance et poésie

Les hommes pénètrent dans un gigantesque hangar à charpente de bois qui abrite une grande pièce d’eau : véritable lac. L’enfer est là, palpable, il fait froid, humide, le vent siffle et une odeur de poisson pourri qu’on décapite sur la grève ajoute le dégoût à l’effroi. L’amour devra surmonter ces obstacles pour qu’hommes et femmes puissent se

rejoindre. Sur la rive Dante (Francesco Tuzio), une valise à la main, hèle Virgile en italien :

« Virgilio !

Dove sono le donne ? E dove la donna mia ? Beatrice ! Non la vedo piu. Dimmi dov’è »166 La suite de leur échange se poursuit en français :

«Elle est là-bas, sur l’autre rive, dans le feu et la glace.

Mais toi, tu n’es qu’une âme vivante. Aussi sépare-toi de ceux qui sont morts. »

Répond Virgile tandis que Dante le supplie :

« Guide moi jusqu’à elle et je n’aurais plus peur »

Virgile cède mais prévient :

« N’espère jamais voir le ciel.

Du fond de ces eaux noires va venir une barque qui nous conduira de l’autre côté, et à son bord se trouvera une ombre plus digne que moi de te guider »

Il s’agit d’Orphée, âme errante des enfers, que l’amour pour Eurydice a perdu à tout jamais. S’ensuit un long et bel échange plein de poésie qui retrace l’histoire d’Orphée. Puis, de l’obscurité des ondes de l’Achéron du Tartare, surgit la barque de Charon. Il pousse lui-même son radeau avec la gaffe. A la proue de l’embarcation, Orphée debout chante. C’est la voix de Ghedalia Tazartès, envoûtante qui laisse résonner une mélopée hors du temps.

Virgile invite Dante à embarquer. Les hommes suivent. Les radeaux de vielles caisses de bois traversent l’étendue d’eau, halés par des êtres - damnés ou esclaves - au service de l’entreprise infernale et passent silencieusement devant les femmes juchées sur une passerelle, elles aussi silencieuses et blanches, serrées les unes contre les autres, entourant le trône de Pluton.

Orphée à la proue de la barque de Charon

La poésie, la nuit, les lueurs des braseros, les clapotis et vibrations de l’eau, la voix de Terzieff-Virgile, la douloureuse et tendre plainte d’Orphée-Tazartès, tout concourt à magnifier le lieu et cette descente aux enfers.

Pendant ce temps, les femmes aperçoivent de loin et dans la pénombre le convoi des hommes qui glisse au son de la mélodie sur une eau miroitante sous les reflets de quelques lumières.

Enfin, les embarcations déposent leurs passagers au-delà du marais. Virgile fait maintenant face à Pluton et négocie le passage et les retrouvailles. Hommes et femmes, Dante et Béatrice, toujours séparés, assistent au récit de la triste histoire d’Eurydice et Orphée dont la répétition ici même devrait émouvoir le dieu des Enfers.

« Vivre : errer dans un instant sans bornes »

Le miracle s’accomplit : Dante voit Béatrice venir à lui et les femmes rejoignent les hommes. Virgile conclut :

« Ne dis rien Dante ! C’est Béatrice, n’est-ce pas ? Serre bien sa main dans la tienne. Et emmène la loin d’ici vivre : errer dans un instant sans bornes »

Tous se retrouvent dans un lieu dont la crudité surprend : un endroit où s’alignent des lavabos. A côté des rails du train, Orphée pleure sa douleur et son chant se mêle à la voix de Virgile qui achève le récit par un poème de Rilke en écho au sens profond de ce spectacle hors du commun :

« […] Pourtant, au sein même de l’unanime silence

S’accomplit un nouveau commencement, signe et métamorphose. […]

Et il apparut alors que ni la ruse,

Ni l’angoisse ne les rendait à ce point silencieux, Mais le désir d’entendre. […] Et là où jusqu’alors Il y avait à peine une hutte pour accueillir un tel chant, Un pauvre abri, né du plus obscur désir,

Avec une entrée dont les montants tremblent, Là, tu leur créa dans l’ouïe des temples. » […]

Chanter en vérité est un autre souffle.

Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent. »

Dernière émotion poétique avant d’être jeté de force par les gardes dans l’autorail qui repart sans attendre toutes lumières éteintes.

Le visage collé aux fenêtres, attirés par les faibles lueurs du dehors, les voyageurs ont le temps d’apercevoir des ombres qui rôdent au pied des wagons, dans l’espoir fou de s’échapper elles aussi, tandis que sur les braséros, des squelettes grillent… Images insoutenables de ces êtres que les gardiens armés de torches enflammées refoulent dans l’ombre, derrière les barbelés.

Spectateurs-voyageurs aux fenêtres du train

Les spectateurs à peine remis de leur stupeur restent marqués par l’effroi de ces images trop vraisemblables pour ne pas évoquer les horreurs des camps de la mort.

23h, Gare du Nord, les spectateurs se dispersent.