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In situ

Un des intérêts de cette création réside dans son processus qui débuta par un séjour à Djerba. L’équipe avait choisi de s’isoler dans un huis clos propice au travail de recherche et d’expérimentation. Le choix de l’île de Djerba en Tunisie ne relevait pas à l’époque d’une folie ou d’un caprice, mais était en réalité moins coûteux que de mobiliser un lieu et de loger autant de comédiens à Strasbourg (une vingtaine).87 Pourquoi Djerba ? Parce qu’Evelyne Didi en est originaire et qu’André Engel venait d’y passer quelques jours. L’équipe partit donc trois semaines à Djerba.

Munie d’une simple caméra, l’enjeu étant de travailler des improvisations à partir des situations du texte d’Essénine et d’en conserver la trace grâce à la captation, l’équipe se mit au travail. André Engel, ayant pris des notes a pu, a postériori, dresser un descriptif, une analyse et un bilan du travail.88 Il en ressort que le texte d’Essénine « beau » mais « monolithique » à la lecture, comportait, au-delà de la « barrière poétique » une fable ou une histoire construite autour de « gestes » isolables sur lesquels le travail s’appuya. Des « gestes » correspondant à des thèmes auxquels le collectif fut sensible : « les fugitifs, le problème politico-humain du nomadisme et du sédentarisme, la substitution d’identité, le passage d’activité de guerre à une activité de paix etc…etc… ».

Le travail des comédiens fit apparaître d’autres aspects du texte, dont un affaiblissement lorsqu’il était « interprété » ou encore lorsqu’on tendait à vouloir « l’illustrer » par des images ou des actions. Il semblait également « qu’un parti pris purement narratif » ne fonctionnait pas non plus, parce que la fable, « au lieu de se renforcer », tendait à « perdre de son importance parce que tenue à distance ». En revanche, en éloignant le caractère poétique, le texte gagnait « en clarté et en simplicité : les mots ont été prononcés sans que l’on cherche à leur conférer une quelconque efficacité : en bref, le texte n’a pas été traité, il a été dit. […] Sans l’audience, le texte pouvait simplement être dit et non plus adressé ». Ces premiers constats et analyses d’André Engel permettent de cerner les contours d’une démarche originale qui tend à concevoir le texte comme matériau de travail plus que comme constituant en soi de la représentation ; ainsi qu’un mode de travail sur l’instant, le saisissement immédiat des situations et des lieux par les

87 Voir générique du spectacle en annexe p.587

comédiens. Ce qui s’en dégage est l’appropriation de situations par un mode de travail d’acteur mis en situation.

Le travail à Djerba, dans un cadre naturel « très peu humanisé » et sur une durée donnée (trois semaines), a fait ressortir d’autres enjeux. D’abord, ce qui était donné à voir n’était pas ce qui était donné à entendre. Les images de « la nature vécue » en contradiction avec celles de la « nature parlée » introduisaient « une dimension tragique » et par cette contradiction, le texte s’avouait comme texte, « sans qu’il soit besoin de le souligner par l’interprétation ». C’est-à-dire que ce qui était vu, « tout en n’étant pas totalement étranger » à ce qui était dit, appartenait « à un autre ordre géographique que celui que l’on espérait ».

Il en ressort que le rapport entre ce qui est dit et ce qui est montré est intéressant en soi par le décalage qu’il crée et désavoue l’attente de celui qui voit et entend.

« Loin du théâtre », la confrontation à l’immensité, à l’espace peu peuplé, fut révélatrice de « la façon de faire fonctionner un espace ». Les lieux « préexistants et donc indifférents à notre projet, le ‘décor’ échappait lui aussi aux conventions théâtrales », sans « intention particulière ». En outre, le fait que cet espace soit de « la nature vraie », rendait « caduque l’utilisation de métaphores si nécessaires au théâtre ».

« Loin du théâtre », l’improvisation perdait « son statut théâtral qui est celui de période préparatoire, pour devenir une fin en soi ». Il en découle que le travail porta sur « l’immédiat, sur l’éphémère et jamais sur le durable et le reproductible » dans une durée proche de la durée vraie.

Loin du théâtre, la représentation mise à mal s’en trouve renouvelée dans ses formes et son essence même : « nous avons le sentiment que ce mensonge, cette dramatisation, cette théâtralisation du vécu pourrait ne pas se faire, et que nous pouvons faire croire à cette histoire sans la part de théâtre nécessaire à son récit ».

Le film

Le film tourné par Raymond Burger « témoigne de trouvailles étonnantes, autant sur le plan du jeu que de celui de l’image » affirme André Gunthert. Parce que, comme le constate André Engel, « l’improvisation sur le moment avait ceci de positif qu’elle allégeait considérablement tout l’aspect technique du tournage proprement dit, ne s’intéressant au ‘comment filmer’ que le minimum de temps. En ce sens nous n’avons donc pas cherché à faire un film ». La captation ne devant servir que d’appui au travail,

les séquences étaient tournées sur le vif des improvisations. Mais en réalité, c’est bien un film qu’ils ont tourné sur le texte d’Essénine, en direct, en réinventant le cinéma, ne le connaissant pas. Le résultat n’était pas le brouillon de la pièce, ni un chantier, comme ce qui se pratique assez couramment maintenant.

Ça a donné un film assez étonnant aux dires d’André Engel et abouti au point que la nécessité de monter le poème ne se faisait plus sentir. Or, si le spectacle Un week-end à Yaïck ne correspondait plus au poème, il en avait gardé, grâce à l’expérience vécue à Djerba, les situations concomitantes que des plans inattendus du film ont fait surgir. Par exemple un travelling filmé à plat ventre depuis le sol d’une camionnette a révélé le thème de la fuite. Pourtant on constate qu’on a bien tourné un film sur l’exode du fugitif Pougatchev:

« On conserve le film comme un film (de fait, on en tournera un second aux domaines du Lansberg à Niedernaï : c’est celui qui sera projeté sur les écrans de Yaïck) et on transforme le poème d’Essénine en commémoration officielle par la télévision d’Etat de la révolte de Pougatchev ».89

Le film intégré comme tel à la situation recréée à Yaïck, manifeste à la fois une rupture d’échelle par une mise en abyme du texte d’Essénine, et en même temps une rupture dramaturgique (on passe du jeu en direct au jeu filmé et projeté sur écran), et cette rupture met l’accent sur la question de la représentation. De fait, le passage de ce film à la pièce par la rupture est intéressant dans le processus de création. La distance parcourue et appréhendée entre Pougatchev et Essénine d’une part ; Djerba et Strasbourg, d’autre part ; les situations proposées dans le poème et leur appropriation par les comédiens ; ces écarts mesurés ont conduit l’équipe à recréer et retrouver Yaïck, ville mythique, berceau de toute cette aventure. La question fondamentale sur la représentation a pris son sens dans cette expérience, question obsédante pour André Engel : comment représenter la représentation ? Comment amener le spectateur à mesurer la supercherie à laquelle la société nous convie, et pas seulement au théâtre ? Cette expérience dont André Engel a su immédiatement tirer les enseignements s’est avérée capitale dans son parcours de metteur en scène, pour son esthétique et sa conception du théâtre.