• Aucun résultat trouvé

La protection du tiers sous le régime de la responsabilité civile délictuelle

Chapitre second : La protection des tiers contre l’inexécution contractuelle

Section 2 : Le principe de la responsabilité du contractant fautif

A. La protection du tiers sous le régime de la responsabilité civile délictuelle

101. Le tiers n’ayant pas participé au contrat, l’inexécution contractuelle peut

néanmoins lui causer un préjudice. La règle est celle de la responsabilité délictuelle du contractant fautif.

L’article 1165 du Code civil français et les articles 225 et suivants du Code des obligations et des contrats libanais font « obstacle à ce que la personne étrangère à la convention puisse se prévaloir de la responsabilité qui découle de la défaillance d’un contractant »68. Ainsi, le tiers ne peut pas tirer bénéfice des articles 252 et 191 du Code des obligations et des contrats qui prévoient l’indemnisation du contractant

qui a subi un dommage consécutif à l’inexécution69. De même la jurisprudence

confirme inlassablement qu’un tiers ne peut invoquer les conditions de la responsabilité contractuelle70. De fait, « se prétendre créancier d'une obligation prise entre les parties c'est forcer le cercle du contrat, c'est invoquer le contrat en tant qu'acte juridique, créateur d'obligations, ce qui est impossible »71.

Cependant, si la voie contractuelle est interdite au tiers, celui-ci ne doit pas subir un dommage causé par la faute du débiteur d’une obligation contractuelle sans être indemnisé. Ainsi, la jurisprudence a retenu que le tiers ayant subi un dommage n’est pas privé de toutes les voies de recours contre le débiteur défaillant. Toutefois, son action est de nature délictuelle. C’est dans ce sens qu’un attendu de principe énonce : « attendu que si dans les rapports des parties entre elles, les dispositions des articles 1382 et 1383 du Code civil ne peuvent en principe être

68 G. LÉGIER, « Responsabilité contractuelle » : Rép. Civ., 2013, n° 43 et s. 69 M. AL-AWJI, Droit civil, Le contrat, Beyrouth, 1999, p. 566.

70

Cass. Soc. 18 févr. 1970 : Bull. civ., V, n° 132 – Cass. 3e civ., 5 mai 1970 : Bull. civ., III, n° 305 – Cass. 3e civ., 15 mai 1973 : D. 1973, somm. 124 – Cass. Com., 21 janv. 1980 : Bull. civ., IV, n° 35 – Cass. 1ère civ., 20 mars 1989 : Bull. civ., I, n° 137 ; D. 1989, jurisp. 381, note Ph. MALAURIE.

71 H. et L. MAZEAUD, et A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, T. 1 :

invoquées pour le règlement de la faute commise dans l’exécution d’une obligation résultant d’un engagement contractuel, elles reprennent leur empire au regard des tiers étrangers au contrat »72. La Cour de cassation confirme sa jurisprudence de recours à la responsabilité délictuelle d’une manière constante73.

L’octroi d’une action en responsabilité délictuelle au tiers victime ne porte pas atteinte au principe de l’effet relatif. À la différence du contractant créancier, le tiers victime ne peut pas demander l’exécution mais il peut invoquer le manquement en tant que fait fautif74 et réclamer réparation. Ainsi, il a été affirmé que le juge puisse rechercher dans les actes étrangers à l’une des parties en cause des renseignements de nature à éclairer sa décision, et peut considérer comme une situation de fait vis-à-vis

des tiers les stipulations d’un contrat75. De même, la Cour de cassation a affirmé que

« s’ils ne peuvent être constitués ni débiteurs ni créanciers, les tiers d’un contrat peuvent invoquer à leur profit, comme un fait juridique, la situation créée par ce contrat »76. Il s’agit en effet d’une application du principe de l’opposabilité du contrat en tant que fait élaboré par la doctrine77.

102. Les illustrations de la responsabilité délictuelle du contractant à l’égard

du tiers victime sont nombreuses. En effet, c’est le cas du débiteur qui apporte un

dommage à la sécurité d’une personne78 ou de ses biens79 alors que ce tiers ou penitus

extraneus n’a pas de rapport avec le contrat. Pour lui, le contrat est un simple fait qui

peut être néanmoins source de dommages. D’ailleurs, le contractant peut voir sa responsabilité délictuelle engagée du fait des produits défectueux80 ou accidents de

72

Cass. 1ère civ., 22 juill. 1931 : DH 1931, 506.

73 Cass. Req. 7 oct. 1940 : DH 1940, 180 – Cass. Req. 8 mars 1937 : DH 1938, 76, note R.

SAVATIER – Cass. 1ère civ., 9 oct. 1962 : Bull. civ., I, n° 405 ; RTD Civ. 1963, 333, n° 7, obs. A. TUNC – Cass. 1ère civ., 23 mai 1978 : Bull. civ., I, n° 201.

74

A. WEILL, op. cit., p. 509, n° 281 ; H et L. MAZEAUD, et A. TUNC, op. cit., loc. cit. : « se prévaloir de ce qu’une personne a passé un contrat et même de ce qu’elle ne l’a pas exécuté, c’est se prévaloir d’un pur fait ».

75 Cass. 1ère civ., 6 févr. 1952 : Bull. civ., I, n° 55. 76

Cass. Com., 22 oct. 1991 : Bull. civ. 1991, IV, n° 302 ; RJDA 1992, 12.

77

R. SAVATIER, « Le prétendu principe de l'effet relatif des conventions » : RTD Civ. 1934, 525 ; A. WEILL, op. cit. ; S. CALASTRENG, La relativité des conventions, Étude de l’article 1165 du Code

civil, th. Toulouse, 1939. 78

Cass. 2e civ., 27 avr. 1977 : Bull. civ., II, n° 108 – Cass. 2e civ., 17 mai 1995 : Resp. civ. et assur. 1995, n° 227.

79 Cass. 3e civ., 25 mars 1998 : Bull. civ. III, n° 72.

80 Cass. 1ère civ., 17 janv. 1995 : Bull. civ., I, n° 43, p. 29 ; D. 1995, 350, note P. JOURDAIN ; RTD Civ. 1995, 631, obs. P. JOURDAIN ; D. 1996 somm. 15, obs. G. PAISANT.

circulation. De plus, il s’agit du cas où le dommage causé au tiers par le fait du

contractant porte sur un intérêt économique81. Cependant, la victime directe n’est pas

la seule qui peut agir contre la personne fautive. Les victimes par ricochet peuvent exercer une action en responsabilité délictuelle pour réclamer la réparation de leur préjudice personnel82.

Au sein d’un groupe de contrats, l’action en responsabilité délictuelle est admise sous condition que la chaîne de contrats, entre la victime et le débiteur défaillant, ne soit pas translative de propriété. D’abord, la première chambre civile a qualifié, dans un premier arrêt de nature contractuelle, l’action du maître de l’ouvrage contre le sous-traitant83. Par un second arrêt rendu le 21 juin 1988, « date capitale »84, où la chaîne se composait de contrats de vente de matériel et de prestation de services, elle a étendu l’application de cette solution pour couvrir tout genre de groupes de contrats. Selon les termes de l’arrêt : « attendu que dans un groupe de contrats, la responsabilité contractuelle régit nécessairement la demande en réparation de tous ceux qui n'ont souffert du dommage que parce qu'ils avaient un lien avec le contrat initial ; qu'en effet, dans ce cas, le débiteur ayant dû prévoir les conséquences de sa défaillance selon les règles contractuelles applicables en la matière, la victime ne peut disposer contre lui que d'une action de nature contractuelle, même en l'absence de contrat entre eux»85. En revanche, l’extension de la responsabilité

81 Cass. 1ère civ., 25 nov. 1997 : JCP 1998, IV, 1052 ; RTD Com. 1998, 664, obs. B. BOULOC – Cass.

1ère civ., 11 avril 1995 : Bull. civ. I, no 171, p. 122 ; D. 1995, somm. 231, obs. Ph. DELEBECQUE ;

RTD Civ. 1995, 897, obs. P. JOURDAIN – Cass. 2e civ., 3 déc. 1953 : JCP G 1954, II, 8025, note R. SAVATIER – Cass. 1ère civ., 11 avr. 1993 : D. 1995, somm. 231, obs. Ph. DELEBECQUE.

82 Cass. 1ère civ., 18 juill. 2000 : Bull. civ. I, no 221, p. 144 ; JCP 2000. II, 10415, rapport P. SARGOS

; RTD Civ. 2001, 146, obs. P. JOURDAIN ; Contrats, conc. consom. 2000, comm. no 175, note L. Leveneur ; D. 2000, IR, 217 – Cass. 1ère civ., 13 févr. 2001 : Bull. civ. I, no 35, p. 21 ; D. 2001, somm. 2234, obs. Ph. DELEBECQUE, ; RTD Civ. 2001, 367, obs. P. JOURDAIN – Cass. 1ère civ., 28 oct. 2003 : Bull. civ., I, n° 219 ; JCP G 2004, II, 10006, note G. LARDEUX ; D. 2004, 233, note Ph. DELEBECQUE ; RTD Civ. 2004, 96, obs. P. JOURDAIN.

83

Cass. 1ère civ., 8 mars 1988 : Bull. civ. I, n° 69. ; JCP 1988, II, 21070, note P. JOURDAIN ; D. 1988, IR, 87 ; RTD Civ. 1988, 551, obs. Ph. RÉMY. L’arrêt énonce : « attendu que dans le cas où le débiteur d’une obligation contractuelle a chargé une autre personne de l’exécution de cette obligation, le créancier ne dispose contre cette personne que d’une action nécessairement contractuelle, qu’il peut exercer directement dans la double limite de ses droits et de l’étendue de l’engagement du débiteur substitué ».

84 C’est l’importance de l’arrêt qui a encouragé Monsieur Ch. LARROUMET à désigner la date de

l’arrêt comme une « date capitale » en droit français : Ch. LARROUMET, note sous Cass. 1ère civ. 21 juin 1988 : D. 1989, jurisp. 5.

85 Cass. 1ère civ., 21 juin 1988 : Bull. civ. I, n° 202 ; D. 1989, 5, note Ch. LARROUMET ; JCP 1988,

II, 21125, note P. JOURDAIN ; JCP E 1988, II, 15294, note P. DELEBECQUE ; D. 1989. somm. 232, obs. J.-L. AUBERT ; RTD Civ. 1989, p. 74 obs. J. MESTRE, et p. 107, obs. Ph. RÉMY ;

contractuelle à de telles hypothèses n’a pas été retenue par la troisième chambre civile de la Cour de cassation. De son côté, l’Assemblée plénière s’est prononcée par un arrêt de principe dit Besse86 sur la nature de l’action et a mis fin à la divergence des solutions proposées par les deux chambres. La Haute juridiction a en effet affirmé qu’en l’absence du lien contractuel direct entre la victime et l’auteur du préjudice, conformément à l’article 1165 du Code civil, la victime ne peut rechercher la responsabilité de l’auteur de dommage que sur les fondements de la responsabilité délictuelle : « Attendu que, pour déclarer irrecevables les demandes formées contre le sous-traitant, l'arrêt retient que, dans le cas où le débiteur d'une obligation contractuelle a chargé une autre personne de l'exécution de cette obligation, le créancier ne dispose contre cette dernière que d'une action nécessairement contractuelle, dans la limite de ses droits et de l'engagement du débiteur substitué ; qu'il en déduit que M. X peut opposer à M. Y tous les moyens de défense tirés du contrat de construction conclu entre ce dernier et l'entrepreneur principal, ainsi que des dispositions légales qui les régissent, en particulier la forclusion décennale ; Attendu qu'en statuant ainsi, alors que le sous-traitant n'est pas contractuellement lié au maître de l'ouvrage, la cour d'appel a violé le texte susvisé ». Les décisions rendues ultérieurement par les différentes chambres de la Cour de cassation ont

retenu cette solution87. Mais son domaine d’application a été limité aux hypothèses de

la sous-traitance88.

103. Cependant, malgré ses avantages, la responsabilité délictuelle est

critiquée car bouleverserait l’équilibre contractuel, menacerait la sécurité juridique et protégerait insuffisamment les tiers.

86

Cass. Ass. Plén., 12 juill. 1991 : Bull. civ. Ass. plén., n° 5 ; D. 1991, jurisp. 549, note J. GHESTIN,

D. 1991, somm. 321, obs. J.-L. AUBERT ; D. 1992, somm. 199, obs. A. BÉNABENT ; JCP 1992, II,

21743, note G. VINEY ; JCP E 1992, 279, note Ch. LARROUMET ; Defrénois 1991, 130, note J.-L. AUBERT ; RTD Civ. 1991, 750, obs. P. JOURDAIN ; RTD Civ. 1992, 90, obs. J. MESTRE, et p. 593, obs. F. ZÉNATI.

87

Cass. 1ère civ., 16 février 1994 : JCP 1994, I, 1047, et 3781, obs. Ch. JAMIN ; Defrénois 1994, 798, obs. Ph. DELEBECQUE.

88 Cass. 1ère civ., 31 oct. 1989 : JCP G 1990, II, 21568, note R. DE QUENAUDON – Cass. 3e civ., 31

oct. 1989 : Bull. civ., III, n° 208 – Cass. 3e civ., 6 déc. 1989 : Bull. civ., III, n° 228 – Cass. 1ère civ., 7 juill. 1992 : Bull. civ. I, n° 221 ; D. 1994, 153, note A. BÉNABENT ; RTD Civ. 1993, 131, note P. JOURDAIN – Cass. 1ère civ., 23 juin 1992 : Bull. civ., I, n° 195 – Cass. 3e civ., 18 nov. 1992 : D. 1994, somm. 147, note A. BÉNABENT – Cass. Com. 4 mai 1993 : Bull. civ., IV, n° 173 – Cass. 3e civ., 10 janv. 2001 : JCP E 2001, pan. 347 ; RTD Civ. 2001, 136, note G. DURRY.

Une partie de la doctrine reproche ainsi à cette solution jurisprudentielle de porter atteinte à la prévisibilité89. En effet, dans l’opération contractuelle, chacune des deux parties cherche à fixer les limites dans lesquelles elle s’engage. Aux termes de l’article 1150 du Code civil « le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». En retenant la nature délictuelle de la responsabilité, la mise en jeu de cette disposition sera paralysée. La responsabilité du contractant s’aggrave vu qu’il ne pourra plus se prévaloir des prévisions fondées sur

la loi ni des prévisions fondées sur le contrat. Les clauses limitatives ou exonératoires

de responsabilité, les clauses compromissoires, les clauses pénales, les clauses d’évaluation forfaitaire des dommages et intérêts, et toute autre règle applicable

normalement au regard de la partie contractante seront inopposables au tiers90. Ainsi,

ce dernier se contente d’une situation avantageuse vis-à-vis du débiteur contractuel. Le contractant peut voir sa responsabilité engagée dans des conditions qu’il n’a pas prévu, démuni des aménagements, légaux ou conventionnels, sur lesquels il s’est basé lors de l’engagement. Dans la majorité des cas, le contractant bien que motivé par son propre intérêt ne s’engage que parce qu’il a été rassuré par ces aménagements contractuels. À défaut, il aurait conclu le contrat à des conditions différentes. Au regard de ce système, quel serait le sort de la fonction fondamentale économique du contrat en tant qu’acte de prévision91 ?

Ce n’est pas tout. Le tiers sera également mieux traité que le créancier de l’obligation inexécutée non seulement parce qu’il bénéficie de la non soumission aux restrictions qui s’imposent à la partie contractante, mais du fait qu’il se contente aussi de l’application des règles de compétence et de prescription distinctes de celles applicables au cocontractant créancier lorsqu’il est lui-même la victime de l’inexécution contractuelle.

En revanche, la responsabilité délictuelle ne permet pas d’assurer la sécurité du tiers autant que celle du contractant protégé par le régime de la responsabilité contractuelle. Celui-ci ne peut en effet bénéficier des présomptions de faute ou de

89

G. VINEY, op. cit., p. 599, n° 214 ; F. BERTRAND, L'opposabilité du contrat aux tiers, th. Paris, 1979, n° 277 et s.

90 G. VINEY, op. cit., loc. cit.

91 H. LECUYER, « Le contrat comme acte de prévision », in Mélanges F. TERREÉ, PUF, Dalloz

responsabilité qui sont propres au régime de la responsabilité contractuelle. En matière contractuelle, la charge de la preuve incombe au créancier lorsqu’il s’agit d’une obligation de moyens. Il lui appartient de démontrer la non réalisation par le débiteur de ses obligations contractuelles et de rapporter également la preuve de ce que l’inexécution résulte de la faute de ce dernier. Cependant, la faute contractuelle du débiteur est présumée dans le cas d’une obligation de résultat. Il suffit que le résultat attendu n’ait pas été atteint pour retenir sa faute. Ainsi, c’est au débiteur de combattre cette présomption pour s’exonérer. Au contraire, le tiers qui évoque la faute contractuelle du débiteur pour établir sa responsabilité délictuelle ne peut se contenter de cette présomption. La relativité des contrats rend la nature contractuelle de l’obligation sans incidence à son égard92. C’est cette inégalité qui a poussé la jurisprudence à rapprocher la situation du tiers de celle du contractant quant à l’obligation professionnelle ou la circulation de produits dangereux93.

De même, en matière de réparation, le contractant se contente de réclamer la restitution de l’objet de l’obligation contrairement au tiers qui ne peut obtenir qu’une allocation de dommages-intérêts. Par exemple, lorsque le dommage se produit suite à un vice caché de la chose vendue, le tiers victime ne va pas pouvoir demander la restitution du prix en échange de la chose. Quant à l’acheteur initial, ce droit lui est accordé par la nature contractuelle de la responsabilité94.

En l’absence de tout lien direct entre les contractants et le tiers, le recours à la responsabilité civile délictuelle est la seule voie reconnue à la victime. Mais pour éviter les inconvénients du régime de la responsabilité délictuelle, les tiers ont été soumis dans certaines circonstances à un régime contractuel auquel ils n’ont pas concouru et notamment avec l’émergence de groupes de contrats.

92 F. BERTRAND, op. cit., p. 382 et s., n° 231 et s.

93 J. HUET, Responsabilité contractuelle et délictuelle, Essai d’une délimitation entre les deux ordres de responsabilité, Th. Paris, 1978, n° 596.

94

B. La potentielle protection du tiers au moyen de la responsabilité