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Quand la prophétie chrétienne se politise et s’engage dans les mouvements populaires : les dichotomies de l’institution catholique

Dans le document L'église s'engage dans la politique (Page 129-136)

2.2.3: L’exode paysan vers la terre promise : la colonisation amazonienne

Chapitre 3. Le conflit Église/Église : politisation de nouveaux mouvements sociaux chrétiens pour la réforme agraire (1969-1972)

3.1 Les communautés ecclésiales de base (CEB): une popularité à partir de l’engagement

3.1.1 Quand la prophétie chrétienne se politise et s’engage dans les mouvements populaires : les dichotomies de l’institution catholique

Dans l’État du Goiás, région Centre-Ouest du Brésil, d’après le témoignage du responsable du Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), l’évêque Thomas Balduino argumente que la naissance des communautés ecclésiales de base est apparue dans les périphéries des villes. Selon lui, cela s’est produit dans les réunions, chez chaque paysan où se discutait, outre la religion, la situation sociale et politique du pays. Le point de départ fut la prise de conscience des problèmes particuliers de la terre. Le religieux dominicain frère Betto, après avoir purgé quatre ans de prison, a repris son militantisme pour la libération avec une réflexion historique et sociologique sur les problèmes posés par les communautés de base. Selon lui, l’Église catholique détient l’hégémonie du point de vue social et le gouvernement ne peut pas la concurrencer. Pour lui, le travail réalisé par les CEB est très important car il couvre un champ infiniment plus vaste que le travail fait pendant soixante ans par la gauche brésilienne. Betto

souligne que l’État a tenté un plan d’alphabétisation en créant le Mouvement brésilien d’alphabétisation (MOBRAL), ayant vu que le clergé catholique alphabétisait la population paysanne pauvre avec le Mouvement d’éducation de base (MEB) au moyen de la radio. La gauche, de l’avis de Betto, n’a pas su en effet vaincre l’écart entre l’élite et la base, ce qu’ont précisément réussi les communautés de base et les ligues paysannes.

Les membres des CEB ont une conscience sociale et politique due à une lecture critique de la réalité, aidée par des agents de l’Église catholique. En quelque sorte, cela signifie l’héritage des pastorales étudiantes qui ont fait l’option pour le marxisme. Les communautés chrétiennes finissent par annoncer un nouveau genre de prophétisme social. C’est-à-dire le changement de la structure de l’institution catholique qui s’intéresse aux pauvres, à ses besoins, à la réforme agraire. Les agents des CEB appellent cela la politisation. Pour Jacques Lagroye, la politisation se donne dans la démocratisation, le combat pour la justice et l’égalité de traitement des autres. Mais Lagroye souligne que le terme « politiser » ne résulte pas seulement des sollicitations des acteurs politiques et des agents intéressés à politiser. En fait, la période où les CEB sont nées, pendant le régime militaire et avec l’ingérence de l’impérialisme américain, nous laisse croire que presque tous les militants catholiques de l’Union nationale des étudiants (UNE), la Jeunesse étudiante catholique (JEC) ou l’Action catholique essayent de politiser ceux qui ne sont pas de leur côté. Comme l’explique Jacques Lagroye, « les prêtres engagés dans l’Action catholique ouvrière qui croyaient en la nécessité de militer dans des organisations » comme les CEB, les pastorales sociales, « ne pouvaient que provoquer la réprobation, voire s’attirer des sanctions institutionnelles, dans la mesure où leur conduite était perçue comme corruptrice des principes, des normes et des pratiques éprouvées, censées être seules adaptées à l’activité religieuse ». Dans ce sens, le prophétisme du prêtre, de l’évêque ou de l’agent pastoral va au-de-là de ses fonctions établies. Mais, en tout cas, comme le remarque Daniel Corten, ce genre de « prophétisme » se fait à cause de trois aspects : la pénurie de prêtres, la lecture massive de la Bible dans la période dictatoriale, la croissance de la pauvreté avec l’accélération de l’urbanisation. La pastorale sociale a obtenu une reconnaissance politique justement grâce à son action dans la paroisse et dans les périphéries de la paroisse.

La pastorale est considérée prophétique par son objectif biblique qui ramène souvent à l’histoire du peuple Juif esclave en Égypte, qu’il fallait « libérer », « conscientiser » du besoin de partir

vers la terre promise.

Mais le prophétisme des CEB est en train de disparaître. La militante Sandra Procopio, qui désormais occupe un poste dans la coordination des sans-terre de Mato Grosso do Sul, a peut- être raison de dire que les « prophètes » sont en train de mourir et que l’Église catholique redevient conservatrice. Mais il ne faut pas oublier qu’elle a été formée par cette Église engagée, militante et protestataire.

« Elle (l’Église catholique) a perdu son esprit prophétique d’engagement auprès des pauvres de façon générale. Nos évêques plus âgés qui ont servi de référence sont morts ou retraités, comme Mgr Helder Camara et Mgr Pedro Casaldaliga. »

L’institution catholique brésilienne ne peut pas s’offrir le luxe de choisir les prêtres selon l’exigence de tel arrondissement ou de telle chapelle rurale. La communauté qui reçoit le prêtre, qu’il soit favorable ou non aux réunions des CEB, ou qu’il soit d’une autre tendance, doit remercier l’évêque. Carlos Mesters, un théologien brésilien qui travaille depuis longtemps avec ce genre de CEB, dit que la pastorale populaire signifie l’agir évangélique de l’Église dans les classes exploitées, les marginalisés et les exclus.

Mais José Vicente, un militant de la base et qui a déjà célébré la parole de Dieu en l’absence du prêtre, est plus direct :

« Et nous n’allons pas changer nos habitudes parce que le prêtre le demande. Si celui-ci ne parle pas notre langue, s’il ne connaît pas notre réalité, s’il se considère un bourgeois qui maîtrise la théologie sans comprendre notre société, il vaut mieux qu’il s’en aille rejoindre les évangélistes ou d’autres personnes qui lui ressemblent. »

Mais frère Betto postule une place importante des CEB à partir de leur dénonciation des injustices et par leur représentation des bases populaires. Betto souligne encore le rôle important que les CEB jouent dans la pastorale ouvrière et rurale comme étant les sources principales de réarticulation du mouvement populaire. Dans l’analyse théologique, l’engagement des CEB a inauguré une « nouvelle façon d’être Église » dans l’Église. Sinon une « Église populaire »,

ouverte, différente, sans l’obligation courante de soumission à l’autorité papale.

« Nous réalisons une discussion biblique par quinzaine, chez nos compagnons. C’est l’occasion de commenter la vie politique du quartier, d’analyser un peu la situation locale et nationale. Ensuite, nous faisons un bilan de notre vie commune. Il y a longtemps que les CEB sont arrivées chez nous. Elles représentent une façon différente d’agir au sein de l’Église, car s’il n’y a pas de prêtre pour célébrer la messe, pas de problème, nous célébrons la vie et la rencontre autrement, c’est-à-dire que nous avons des responsables capables de faire une lecture biblique avec une interprétation actuelle. Par exemple, chez nous, le prêtre vient une fois par mois et quand il n’est pas là, c’est l’un des trois ministres de la parole qui dirige la réflexion évangélique. »

C’est curieux. La pensée du membre de cette communauté donne l’impression d’être conforme aux écrits du théologien Leonardo Boff sur le pouvoir et la place du laïque dans la célébration de la sainte Cène. Mais comment peut-on réinventer une structure déjà fondée sur ses bases ? Comme l’a bien expliqué Yann Raison du Cleuziou dans sa thèse, l’Église a son propre droit canon, son tribunal et ses constitutions. Jacques Lagroye présente la configuration institutionnelle et le régime des certitudes avec son pouvoir et sa vérité. Pour Jacques Lagroye, « pour comprendre ce qui est, dans cette institution, au principe d’une distinction fondamentale entre clercs et laïques, et qui par conséquent, fonde la légitimité des premiers à occuper des rôles d’autorité inaccessible aux seconds, il faut en effet s’interroger sur ce que les catholiques tiennent pour “vérité”, en d’autres termes sur la signification très spécifique qu’ils donnent à cette notion polysémique ». Comment la structure de pouvoir de l’institution catholique, celle décrite par Lagroye, aurait-elle permit que la hiérarchie de l’Église catholique accepte ce raisonnement sur la vérité, sa structure et son pouvoir comme étant la « nouvelle Église » incarnée dans les CEB ?

Jacques Lagroye nous enseigne que, nommer, définir, classer ou modéliser les institutions, c’est autre chose que prendre pour programme de recherche les pratiques qui les font exister. Ces pratiques doivent aux relations institutionnalisées, objectivées, que peut expliquer l’emploi du

terme « institution ». Pour Jacques Lagroye, les pratiques font exister les institutions et, en un sens, les produisent. On peut comprendre les pratiques qu’autorise l’appartenance à une institution. Leonardo Boff, tout comme d’autres intellectuels chrétiens appartenant aux CEB, affirme que les CEB font exister l’institution catholique. En effet, leur base est la foi commune et il existe une liaison directe avec les cadres ecclésiastiques, dans le sens de l’Église vers le peuple.

Comment se fait-il que les CEB puissent changer la prière enseignée par Jésus dans les Évangiles, le Notre Père (voir encadré 3.2), remplacer les chants religieux de la messe par quelques chants profanes ? Cette nouvelle version est chantée, elle parle des martyrs d’aujourd’hui, des marginaux à la recherche de la justice. Cela retentit dans le discours de Mgr Casaldaliga et des membres de cette « nouvelle Église ». Pour Nilo Agostini, les CEB sont les protagonistes :

« D’un processus de resocialisation démocratique, où l’aliénation des relations personnelles tendent à être surmontées par l’“horizontalité” des structures de l’Église rénovée. Et les CEB deviennent, ainsi, une chose extrêmement précieuse pour l’Église et pour la société brésilienne

.

»

Encadré n° 3.1 : Un évêque prosocialiste, protestataire et révolutionnaire

Pedro Maria Casaldaliga, d’origine espagnole, est arrivé au Brésil en 1968, période d’interdictions et de chasse aux sorcières. Prêtre clarétien, poète, écrivain, prosocialiste, il a pris dans sa communauté de São Felix do Araguaia, région amazonienne, précisément le parti des paysans et des Indiens. En 1971, il rédige un rapport qui dénonce une situation de conflit d’esclavage : Uma igreja em conflito com o latifundio e a marginalização social (Une Église en conflit avec le latifundium et la marginalisation sociale), mais il n’est que prêtre et un prêtre n’a pas beaucoup de poids dans les régions de conflits, surtout s’il en dénonce la situation. Il ne souhaitait pas être évêque. Pourtant, il a été indiqué et nommé à cette charge en 1971 par un évêque dominicain progressiste Mgr Tomas Balduino. Cela veut dire qu’il est soutenu par une partie de la hiérarchie catholique progressiste. Il renonce à l’anneau et sa mitre est un chapeau de paille. Or la mitre, l’anneau et la crosse, ce sont pourtant les signes et les symboles du pouvoir

épiscopal. La population de cette région, São Felix do Araguaia, ne saura jamais comment devait s’habiller l’autorité qui habite l’évêché. En fait, il a abandonné sa mitre pour le chapeau de paille que les paysans utilisaient dans sa région. Sa région était considérée, au début de son arrivée, comme une terre sans loi, distante de la civilisation, une petite communauté au milieu de la forêt. Les gens qu’il croise sont des errants, des migrants, des paysans, des Indiens, où la vie ne vaut rien. Il organise cette communauté, il participe à la lutte pour la réforme agraire, il encourage les paysans à participer des syndicats ruraux. Casaldaliga a fait le choix de lutter pour ces gens et pour la réforme agraire. Il croise la route d’un prêtre missionnaire français, François Jentel, arrivé dans la région quelques années auparavant. Selon Zilda Iokoi, la région comptait une équipe de sept prêtres, huit religieuses et quatre sœurs contemplatives et encore un groupe de laïques avec formation supérieure. Ce missionnaire sera jugé et expulsé par un tribunal militaire. Nous savons que le discours de la lutte des classes n’est pas nouveau, mais celui-ci a permis aux conservateurs d’augmenter leur soutien au régime militaire. Parmi ses détracteurs, qui ont souhaité son expulsion du Brésil, on comptait des militaires, mais aussi des évêques tels que Mgr Geraldo Sigaud et Mgr Castro Mayer qui soutenaient le mouvement TFP (Tradition, famille et propriété), ainsi que d’autres membres de l’Opus Dei, en 1971. Pour Mayer et Sigaud, les CEB étaient le centre de gestion de la gauche. Casaldaliga ne se rend pas à la visite Ad Lumina (visite canonique) au Vatican, obligatoire pour tous les évêques tous les cinq ans. Aujourd’hui il est retraité. L’évêque franciscain, Mgr Ulrich Steiner, ancien maître de noviciat, a été nommé par le pape Benoît XVI pour le remplacer en 2007.

Le Notre Père des CEB : un engagement révolutionnaire. Notre père des pauvres marginalisés. Notre Père des martyrs, des torturés. Ton nom est sanctifié dans les gens qui meurent en défendant la vie. Ton nom est glorifié quand la justice est notre juste mesure. Ton royaume est de liberté, de fraternité, de paix et de communion. Maudis toutes les violences qui dévorent la vie par la répression. Nous voulons faire ta volonté, tu es le vrai Dieu libérateur. Nous n’allons pas suivre les doctrines corrompues par le pouvoir qui opprime. Nous te demandons le pain de la vie, le pain de la sécurité, le pain des multitudes. Le pain qui ramène l’humanité, qui construit l’homme et pas les canons. Pardonne-nous quand par la peur on reste muet devant la mort. Pardonne-nous et détruis les royaumes dont la corruption est la loi la plus forte. Protège-nous de la cruauté, de l’escadron de la mort et de ceux qui abusent. Notre Père révolutionnaire, compagnon des pauvres, Dieu des opprimés. Amen. (Source : Bibliothèque du

couvent des frères franciscains de Campo Grande. Auteur : José Vicente.)

Ceux qui meurent en étant militants pour cette cause, « si vraie » qu’elle soit, deviennent des martyrs de la vérité. Et les noms de ces « martyrs » ont donné naissance à une sorte de litanie qui est célébrée par les CEB. Cette prière chantée avec enthousiasme démontre la certitude de l’engagement des militants. On ne saurait pas dire si cela pourrait être une dérive intégriste. L’institution catholique, d’après Jacques Lagroye, est une institution plurielle à cause de ses multiples fonctions et tendances et parce que chaque croyance peut « produire » ce que l’institution croit être une vérité. Pour les pastorales brésiliennes engagées pour la réforme agraire, être un « combattant » pour la terre, c’est avoir conscience de la réalité et de la vérité. Plusieurs définitions internes de la réalité et de la vérité coexistent et une lutte entre elles, ou plutôt entre les groupes qui en sont le support, vise à faire émerger ce qui sera considéré comme la définition officielle que l’institution donne de ces termes. Ce « prophétisme » catholique de base forme ses agents et finit par défier le pouvoir de l’institution, car au fil du temps, il découvre certaines exclusions.

Pour les sociologues, Pedro Ari Ribeiro de Oliveira et C. A. Medina, du Centre de statistique religieuse et d’enquêtes sociales (CERIS), autochtones,

« le rôle de chaque agent de pastorale est bien défini, une fois que le fidèle, en termes de participation dans les décisions, est exclu. Même si les cadres de l’Église sont rénovés, et qu’ils font participer les laïques aux activités ecclésiales et ecclésiastiques, la situation devient pire à cause de la structure du pouvoir de l’Église. Cette participation est niée au fidèle au sein de l’Église »

.

La structure de pouvoir et de vérité de l’institution catholique peut-elle être ébranlée par la protestation d’un mouvement qui change ses rites ? Pour Jacques Lagroye, s’engager, ou s’investir, dans une institution, c’est finalement découvrir ce qu’on peut y faire, ce qu’on peut attendre de ses activités et de son fonctionnement. Pour Leonardo Boff, les communautés ecclésiales de base ont le souhait d’être une alternative à l’Église institution. En effet, dans les CEB, la vie chrétienne se caractérise par l’absence de structures et se fait par les relations directes, par l’aide mutuelle et l’égalité entre les membres. Elle cherche une réponse à la

théologie classique avec l’engagement réel. C’est peut-être l’utopie de l’Église périphérique latino-américaine.

3.1.2 L’utopie des CEB a-t-elle le pouvoir d’ébranler l’institution

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