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L’entrée en syndicalisme du clergé : la concurrence renouvelée dans la représentation syndicale des paysans

Dans le document L'église s'engage dans la politique (Page 62-69)

Les institutions catholiques et civiles au Brésil

I.2.3 L’entrée en syndicalisme du clergé : la concurrence renouvelée dans la représentation syndicale des paysans

La population rurale était complètement à la dérive de la société, analphabète et très attachée au catholicisme rural. Des familles nombreuses habitaient souvent dans les terres d’un patron, « seigneur rural » d’où vient son appartenance à l’oligarchie agraire. Les habitants de la région Nordeste sont des croyants catholiques à plus de 90 %. Francisco Julião, originaire du

Pernambouc, décrit que le christianisme est à l’origine de la bonne conduite de vie dans toutes les familles et que cela change quand les latifundistes apparaissent comme l’Antéchrist, car tout le monde est chrétien de naissance. Analphabètes, ils étaient entièrement soumis à leur « seigneur et maître ». L’initiative d’améliorer la circulation de l’information entre eux et de se réunir pour protester revient aux ligues paysannes, relayées par l’Église catholique qui craignait de rompre sa relation avec les paysans. Pour les ecclésiastiques, « le peuple rural est considéré ignorant », « à faire pitié », « pauvre ». Nous ne pouvons pas affirmer que l’objectif catholique d’alphabétiser les paysans était de leur donner une conscience sociale et politique, puisque le projet d’alphabétisation radiophonique de l’Église catholique était copié du père Salcedo qui a eu un grand succès en Colombie, pour les catéchiser.

Et au contraire à un fort ancrage de la théodicée catholique ou chrétienne dans l’appréhension du cours du monde : sur le mode du fatalisme de c’est Dieu qui l’a voulu. Et que l’on retrouve dans toutes les sociétés traditionnelles sous des formes spécifiques aux croyances religieuses. La sociologie des pratiques religieuses commence par le livre témoignage du paysan Manuel da Conceiçao.

En fait, les paysans ont l’habitude de relier leur souffrance au divin. Mgr Casaldaliga a écrit un article dont le titre était « Féodalisme et esclavage au nord du Mato Grosso ». La première sensation qu’il a eu dans cet endroit c’était ça, « le seigneur féodal et la terre ».

Le pays était majoritairement rural, dans une proportion de 60 %. Au Nordeste, 47 % des terres appartenaient aux propriétaires latifundiaires, qui ne représentaient que 2 % de la population. Pour Conceiçao, le régime du travail pouvait être considéré comme féodal, car les patrons payaient très mal leurs employés qui travaillaient de 6 heures du matin jusqu’à 6 heures du soir. Presque tous analphabètes, ils étaient entièrement soumis à leur « seigneur et maître ». Le paysan considère le propriétaire des terres qu’il cultive comme un père, même si celui-ci le châtie et exige la corvée, soit le paiement d’une demi-journée de travail chaque jour. Parce qu’il protège les paysans des poursuites judiciaires, parce qu’il peut répondre aux besoins de ses employés lorsqu’il s’agit de trouver un médecin pour soigner ses enfants ou arracher une dent, et aussi parce qu’il lui conseille pour quel candidat voter, le paysan donne à son maître une reconnaissance respectueuse. Le paternalisme est incarné dans la vie quotidienne de ces pauvres

métayers.

La question de la terre et de ses relations de pouvoir est sociale. Tout le problème pour les paysans est qu’ils sont en l’occurrence non politisés et qu’ils ont tendance à voir ces questions comme relevant de la volonté divine et de la providence ; bref, c’est naturel, c’est comme ça, parce Dieu l’a voulu. Par conséquent, ils dépolitisent ce que d’autres, les marxistes, cherchent à politiser. Les grands propriétaires jouent évidemment le jeu de l’ordre des choses. Et c’est bien le problème. Les politiciens, dont la plupart sont également de grands propriétaires, ne souhaitent pas la mise en place d’une réforme agraire, car ils redoutent de perdre leurs biens ou de devoir les partager.

D’après Carlos Alberto Moniz Bandeira, la « bourgeoisie brésilienne, structurée en latifundium (oligarchie foncière à laquelle sont attachés les “seigneurs des terres”, les “colonels” et quelques politiciens) et subordonnée aux finances internationales, manipulait les transactions de café. L’industriel et le fermier étaient comme des frères et parfois se confondaient en une seule personne. D’où l’incapacité de promouvoir une révolution agraire, point de départ en Europe du développement capitaliste ». Il faut dire que le président João Goulart s’est déclaré contre toute forme d’extrémisme dans le pays, sachant que l’élite économique démontrait son insatisfaction, tout comme l’armée.

L’avocat socialiste qui a beaucoup aidé à la formation des ligues paysannes, Francisco Julião, a été critiqué par Anthony Leeds. Ce dernier l’accusait d’être un politicien comme les autres, à la recherche d’une base pour asseoir son pouvoir quand il affirmait que le système politique brésilien à cette époque était complètement désorganisé. Pour Yves Dézalay et Bryant Garth, le portrait que Leeds fait de Julião est quelque peu cynique :

« Il est avocat de profession, et le droit est une profession tenue en haute estime au Brésil, celle qui constitue un tremplin crucial vers une carrière politique. Elle représente aussi un emploi pour les classes supérieures (…). Bien que divisés, les représentants de cette catégorie d’individus s’opposent unanimement aux nouveaux gardiens de la hiérarchie sociale (…). Dans leur volonté de maintenir l’ordre social, les anciens comme les nouveaux gardiens de la hiérarchie

sociale encouragent les guerres de factions au sein des classes prolétariennes des milieux ruraux, à tel point que ces groupes organisés se trouvent enferrés, à leurs dépens, dans des combats incessants, qui profitent aux classes dominantes exerçant un contrôle socio-politique. »

Cette tension ruinait l’« amitié » entre le Brésil et les États-Unis et divisait les opinions, mais laissait un scénario très « complexe », car les économistes « monétaristes » étaient contre le structuralisme de Goulart qui suivait les orientations économiques de la CEPAL. L’article de Maria Rita Loureiro explique cette confrontation d’idées entre les économistes formés par la Fondation Getulio Vargas (FGV) et les économistes cepaliens de formation américaine. L’avantage des économistes de la FGV, c’est que la capitale du Brésil est à Rio et que cela joue comme le centre de connaissance économique du pays. Néanmoins, l’influence des économistes n’a pas empêché la formation des mouvements populaires anti-impérialistes.

D’après l’étude de Severo Salles, du Centre d’étude latino-américaine, au Brésil, existaient plusieurs mouvements populaires conduits par la gauche, avec un discours de contenu anti- impérialiste. Nous ne saurions oublier de signaler les sommes d’argent distribuées par les agents de la CIA pour corrompre les députés. L’« ambassadeur Lincoln Gordon disait que c’était entre un et cinq millions de dollars ». Un rapport du Département d’État américain observait que les entrepreneurs et les organisations de producteurs étaient mécontents de la politique du gouvernement Goulart et des actions populaires. Pour Antonio Callado, la raison en était l’acception de la soumission qui révulsait les prêtres, les communistes et les ligues paysannes. Mais nous reviendrons à ce sujet.

Après la fondation du Service d’assistance rurale (SAR) en 1960, les évêques créèrent, en 1961, le Service d’orientation rurale du Pernambouc (SORPE) avec l’aide de quelques pasteurs pentecôtistes. Disons que c’est une alliance de circonstance pour combattre les communistes. Bruneau et les auteurs américains ne le mentionnent pas, mais, pour l’ancien lieutenant de l’armée José Wilson da Silva, la création du SORPE fut décidée dans le but de combattre les ligues paysannes :

« Cet institut a été créé par 26 prêtes sous l’orientation du Mgr. Eugênio Sales, et quelques autres prélats comme Mgr Carlos Coelho et Mgr Manuel Pereira. Sous la direction du père Paulo Crespo et du père Antonio Mello, fils d’un seigneur de moulin, pour combattre les organisations de gauche. »

D’ailleurs, contrairement à ce qu’avance Bruneau sur Francisco Julião, d’après l’interview d’un dirigeant laïque qui estime que celui-ci n’avait pas de base idéologique ni d’objectif défini, le dirigeant des ligues paysannes était avocat et militant socialiste, c’est lui qui fournissait la documentation juridique pour officialiser les ligues. Pour José Wilson da Silva, l’ambassadeur Gordon connaissait les activités de la CIA avec l’Institut brésilien d’action démocratique (IBAD), tout comme l’Institut de recherches et d’études sociales (IPES).

Pourquoi les États-Unis craignaient-ils l’organisation paysanne ? D’après l’article de Silas Cerqueira, le problème agraire s’aggrave à partir de 1952, quand les paysans s’organisent contre les grands monopoles américains au Guatémala, ce que Cerqueira nomme « lutte de classes ». Au Nordeste, les étrangers ne sont pas des dominants dans le monde rural, mais c’est le fruit de la guerre froide et l’anticommunisme qui est en jeu.

« La CIA a cherché également à pénétrer dans les mouvements paysans. Avec l’aide de l’IBAD (Institut brésilien d’action démocratique) et d’autres moyens, elle a destiné beaucoup des ressources au Nordeste, de même les coopératives catholiques. »

Encadré n° 1.4 : L’organisation civile et ecclésiale contre le communisme

Le Service d’orientation rurale du Pernambouc (SORPE), dès le début, est soutenu par des recours financiers de l’IBAD – fondé par les agents de la CIA au sein de l’armée brésilienne. L’objectif du SORPE était de démobiliser les dirigeants des ligues paysannes et d’offrir de l’aide technique. Les services secrets états-uniens introduisent des sectes pentecôtistes venues des États-Unis pour tenter de démobiliser les milieux progressistes de l’Église. En profitant du

clergé conservateur, ils utilisent l’organisation d’extrême droite Opus Dei en les encourageant à prier en famille contre le communisme, comme l’explique José Wilson da Silva. Dans les années 1960, les politiciens et les grands propriétaires qui formaient l’oligarchie catholique ont fait appel à la hiérarchie catholique en accusant les mouvements ecclésiastiques, la JAC (Jeunesse agraire catholique), la JEC (Jeunesse étudiante catholique), l’ACO (Action catholique ouvrière) et la JUC, d’adhérer au marxisme et au socialisme. Nous reviendrons plus tard sur la CIA et l’anticommunisme.

Il existait de nombreuses similitudes entre les syndicats ruraux communistes et ceux de l’Église catholique. Les syndicats du clergé voulaient forcer l’application de la loi déjà existante pour améliorer le travail des ruraux, mais il n’existait pas, à proprement parler, de législation capable de résoudre le problème rural. À cause de l’insatisfaction paysanne et de son exclusion en tant que catégorie sociale, le président João Goulart fait approuver le Statut du travailleur rural en 1963. Ce statut créait aussi des ressources pour la retraite du travailleur rural. Il faut dire qu’il existait jusque-là : 256 syndicats paysans, 10 fédérations paysannes, 557 autres syndicats et 33 autres fédérations qui attendaient notamment leur reconnaissance juridique. Le projet radiophonique de l’Église catholique était pour catéchiser, mais il aurait aussi parlé des syndicalisations rurales.

Pour Manuel da Conceiçao, les paysans avaient entendu parler de syndicat pour la première fois à travers le programme d’éducation radiophonique du Mouvement d’éducation de base (MEB) ; d’ailleurs, les travailleurs ruraux n’avaient pas de poste de radio et ils suivaient les cours chez les commerçants. Justement à propos de l’alphabétisation paysanne et de la vague monétariste de l’époque, le membre de l’Institute of Latin america Studies the University of Texas d’Austin, Richard Schaedel écrit :

« Il est raisonnable de penser que des communautés d’illettrés seraient moins inclinées à s’intégrer à un marché monétaire récemment constitué que celles dont les membres sont partiellement instruits. »

Plus tard, avec les élections des fédérations rurales, l’Église perdit sa représentation, qui devint moins nombreuse. L’influence catholique sur la majorité paysanne fut amoindrie. Les communistes et les anciens membres expulsés de l’Église, gagnèrent les élections syndicales. En perdant de son influence, l’Église fut assimilée aux agitateurs gauchistes, ce que nous développons dans le chapitre suivant. Bruneau insiste sur le fait que les militants chrétiens furent persécutés par les grands propriétaires, qui comptaient sur le soutien du pouvoir judiciaire et de la police, plus que les communistes car ils étaient naïfs et plus sincères que les communistes et considérés comme des hérétiques qui utilisaient le nom et le prestige de l’Église. Il faut dire aussi que la partie conservatrice de l’Église fermait les yeux face à cette persécution.

À grosso modo, l’Institution catholique s’est organisée pour ne pas céder du terrain aux communistes. Sa méthodologie de travail, en créant les syndicats ruraux, démontre l’intérêt ecclésial qui va à l’encontre de la préoccupation du pape Jean XXIII. Le pouvoir ecclésial souhaitait mettre un terme à la croissance communiste des ligues paysannes. L’Église catholique a servi d’instrument capable de changer le décor social avec l’influence de ses pastorales. Le paysan brésilien, comme l’a bien expliqué Maria Isaura Pereira de Queiroz dans son article, est très méfiant envers les prêtres, qu’il accuse d’aimer trop l’argent : « Le prix des cérémonies religieuses est trop élevé pour leurs bourses. » Cette fois, il s’agit d’un aggiornamento, d’ouverture, basé sur les documents crées sur Vatican II, ou de Mater et Magistra, très bien explicité par Danièle Hervieu-Léger. Le syndicalisme perpétré sous l’initiative ecclésiale nous fait croire à l’idée de « vérité », de pouvoir et de monopole du savoir. Il faut dire que les raisons qui ont propulsé cette Église catholique vers le progressisme brésilien ont été notées par Scott Mainwaring comme étant d’abord l’influence que l’institution a trouvée auprès du Vatican. Pour Mainwaring, les pastorales catholiques du Brésil ont été menées par une élite de gauche très optimiste dans la révolution. Le travail du Mouvement d’éducation de base (MEB) ainsi que des pastorales sociales de l’Église catholique du Brésil, Jeunesse universitaire catholique (JUC) et l’Action populaire (AP), a longuement été étudié par Emanuel de Kadt. Pour de Kadt, les membres du MEB trouvent leur appui dans les théories marxistes, dans le travail développé sur l’Église progressiste qui crée le populisme catholique.

I.2.4 Les mobilisations sociales de l’Église catholique – le MEB

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