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Asymétrie des acteurs, engagements et désengagements : des concepts hégémoniques communs, pour quels « bénéfices partagés »?

By contrasting “water-rich” and economic poor Lesotho with “water-poor” and economic rich South Africa and by further claiming that the LHWP will create a win-win situation for both countries “which would both be losers otherwise” puts an irresistible offer on the negotiating table. Such offers do, however, often come with side effects […] concealed through the aforementioned discursive manoeuvre. Firstly, the fact that not all people in Lesotho have benefited from the project in the same way. (Davidsen, 2006:125).

Les quelques informations qui ont pu être obtenus sur ces négociations, ainsi que des éléments du Traité, et les conséquences de leur interprétation vont être utilisés pour essayer de rendre compte des acteurs impliqués, des agendas qu’ils semblent avoir poursuivi au travers de ces négociations.

Mais plus fondamentalement, ces éléments devraient permettre de tirer quelques conclusions sur la composition de la communauté d’interprétation qui s’est constituée autour de ce projet et dont ces négociations a été un moment décisif. Ainsi, en considérant ces négociations comme un lieu de confrontation d’agendas, de normes et d’hégémonies, cela a été également un lieu d’émergence d’un discours neutralisé qui a permis d’articuler les intérêts des acteurs en présence. Ce discours unificateur a été institué par les acteurs de la communauté d’interprétation, mais il a également été relayé par tous les acteurs qui avaient des affinités avec les intérêts qu’il a permis de nouer. Il s’est établi en tant que concept hégémonique indiscutable au travers de ce réseau de coalition d’acteurs qui voient leur intérêt ou leur espoir en ce discours de « bénéfices partagées » décliné d’un côté en un volet de

161Ces négociations sont restées très discrètes et opaques, notamment du fait du contexte politique par rapport au régime de l'Apartheid. Cette analyse a été grandement inspirée des travaux de Scudder un informateur d'autant plus exceptionnel et une source de toute première main du fait qu'il a travaillé en tant qu'anthropologue comme expert pour la BM auprès de ce projet de son élaboration, jusqu'à ce qu'il démissionne en 2002 (Scudder, 2006).

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« développement » destiné au Lesotho et l’approvisionnement de la République sud-africaine assoiffée, de l’autre.

Il peut être intéressant de considérer le LHWP du point de vue d’un régime international liant le Lesotho et l'Afrique du Sud dans un partenariat stable. Cela se justifie notamment du fait de ses institutions pérennes et de la poursuite de sa mise en œuvre malgré son statut controversé, à partir des modalités définies par le Traité, mais également d’un certain nombre de réajustements et de renouvellements des interprétations à donner à ces dispositions, tel que l’organe exécutif du Projet, la Lesotho Highlands Water Commission, ou simplement Water Commission (WC) (anciennement Joint Permanent Technical Commission on Transfert, durant la période d’élaboration du Projet, antérieurement à la signature du Traité (JPTC)). Il s’agit d’une instance interétatique, c’est un point essentiel dans la structure du Projet qui a eu des répercussions majeures en permettant à l’Afrique du Sud de faire durablement et légitiment faire sentir le poids de l’asymétrie qui lie les deux pays. Ce caractère strictement interétatique de ce Projet est un des éléments qui montre la nécessité d’utiliser les éléments critiques développés en premier parties. Ainsi, afin d’être armé pour saisir les enjeux que les structures étatiques impliquées ne manqueront pas d’occulter, prises comme elles le sont de manière intéressées dans le « piège territorial », toutes les notions esquissées précédemment vont être nécessaire. En particulier, l'analyse des répercutions infra-étatiques du Projet est nécessaire afin de ne pas se s’en tenir aux enjeux explicitement problématisés par les acteurs étatiques ou épistémiques impliqués en termes de de la coopération entre les deux pays, comme une approche appartenant au WD tend à le faire. Cela comporte le risque de fermer le propos dans une tautologie stérile, justifiant le régime en tant qu'il répond effectivement au problème pour lequel il a été élaboré. Nulle nécessité de faire remarquer que cela aurait comme seul résultat de ratifier les asymétries qui ont présidé à la mise en place de cette coopération. A ce titre, la composition de l’équipe ayant participé à la négociation est flagrante à ce titre, celle-ci se limitant à des représentants des deux états impliqués, ainsi que des experts de la BM, sans aucune participation des populations qui ont été le plus directement impactées par le Projet.

Comme cela a déjà été discuté, suite à la fin de l'Apartheid, une nouvelle hégémonie désécuritisée prévaut, qui définit les relations interétatiques de l’Afrique australe en terme de coopération. Cette nouvelle représentation a l'avantage de montrer sous un nouveau jour la préséance de la puissance régionale de l’Afrique du Sud en considérant qu'une coopération régionale ne peut a priori que prévaloir, vu qu'il n'y a plus d'antagonisme idéologique (contrairement à la période précédente où, par exemple, le Lesotho servait de refuge aux membres de l’ANC) pour rendre les relations régionales aussi belliqueuses que dans l'ère précédente, il y aurait au contraire que des avantages pour tous à la coopération en tant que partenaires.

Tout d'abord, en suivant Scudder, un important dysfonctionnement du Projet est lié aux

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problèmes de compensation des populations qui ont été relocalisées et à l’échec des objectifs de développement des régions impactées par les principales infrastructures. Ainsi, pour la plus part, les membres des délégations, aussi bien sud-africaines que du Lesotho, sont des consultants extérieurs mandatés par chaque gouvernement pour faire les études de faisabilité du Projet et pour mener les négociations. Pour la plus part, des experts internationaux et des ingénieurs civils sud-africains, ils participent de la Communauté épistémique qui produit et se situe dans le cadre d’analyse du WD.

L’approche technocratique et décontextualisée qui tend à prévaloir dans ce cadre, et sous les hospices de la BM,162 les rend peu susceptibles d'être particulièrement outillés pour saisir les aspects socio-économiques d'un tel projet et encore moins enclins à être au courant du contexte socio-politique tendu dans lequel il allait s'inscrire, ce qui les laissent désarmées lorsqu’il s’agirait de saisir des enjeux politiques pourtant inhérents à de tels projets.163

Une autre cause à cette problématique tient au fait qu'il n'y ait pas eu de clause dans le Traité établissant de manière claire et contraignante ce que seraient les sources de financement pour ce qui est des projets de développement. Ceux-ci étaient cependant formellement prévus par le Traité, dans l'idée de mitiger ses conséquences néfastes d'un point de vue socio-économique pour les zones rurales où le Projet a été mis en œuvre. Il est intéressant de relever que cela n’appartient pas à la catégorie des « bénéfices partagés » qu’il faudrait attendre du Projet, mais seulement de dommages collatéraux qu’il s’agit de minimiser. Cela pourrait expliquer le peu de diligence de la part des gouvernements impliqués à se sentir concernés. Cette incomplétude des dispositions sur un enjeu aussi déterminant que le financement semble l'indice d'une tension dans le processus de négociation entre les parties du Traité, mais la ligne de fracture se situe entre la BM et les représentants des deux gouvernements et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, entre ces deux gouvernements.

Aucun accord final n'ayant pu être trouvé, la question de la résolution de ce point de contentieux a été ajournée à une date ultérieure. Cet échec, du point de vue des régimes internationaux, illustre bien le fait que ces négociations se sont jouées entre des acteurs très inégaux dans leur poids politique respectif et que cela n'a pas manqué de conditionner le contenu de ce Traité, en particulier les deux acteurs dominants de cette table de négociation : la Banque Mondiale et l'Afrique du Sud. Ainsi, malgré cet « arbitre » de poids, cette négociation, qui a débouché sur la signature du Traité en 1986, est l’occasion de constater que dans une négociation bipartite comme celle-ci où l'Afrique du Sud écrase comparativement son vis-à-vis, le Lesotho, sur tous les plans. A ce titre, cette négociation ne semble que difficilement pouvoir correspondre au modèle d’une coopération entre partenaires égaux,

162 (Hibou, 1998 :35).

163« Au niveau domestique aussi, notamment dans les analyses de la Banque Mondiale, celle-ci « évacue l'analyse des contextes historique et politique, notamment les hiérarchies de pouvoir, les contradictions et les conflits entre groupes sociaux, la structure des échanges internationaux, les dépendances financières et technologiques » (De Senarclens, 2002 : 100-101).

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où chacun est mu par son intérêt propre à se mettre en situation d’interdépendance, vision idyllique de la coopération, s’il en est, à laquelle les théories des régimes semblent adhérer.

Les experts représentants la BM ont fait pression pour qu'apparaissent dans le Traité des clauses destinées à définir les modalités de prise en charge des population qui allaient être délogées par la construction des infrastructures du Projet et pour la compensation des pertes que le Projet allait provoquer.164 Le fait que cette préoccupation n'ait trouvé de traduction formelle dans le Traité que sous la pression d'une partie non-signataire est significatif en soi du peu d'importance qui était accordée à cette problématique.165 Si la Banque Mondiale n'avait eu que son capital d'expertise à faire valoir en la matière, probablement que cela n’aurait pas eu autant de poids, mais du fait que celle-ci cumulait à ce premier rôle celui de « facilitateur » pour les financements qui allaient être nécessaires pour le Projet, cela lui a fourni un levier puissant dans cette négociation. De fait, la présence de telles dispositions fait office de « conditionnalité » sine qua non pour que la Banque engage son nom et son expertise financière dans l'élaboration et la mise en œuvre du LHWP166. Ainsi, elle a imposé le principe que cet enjeu doit apparaître dans le Traité. Mais la délégation sud-africaine a fait obstruction à toute possibilité de compromis sur la question du financement de ces politiques de compensation et de développement, au final le Traité a été signé sans que cela soit défini. Autant dire que les dispositions mêmes qui ont été introduites dans le Traité sous l'instigation de la Banque Mondiale ont été neutralisées par cette irrésolution du volet financement. Cela permet de nuancer une représentation très courante de la Banque Mondiale comme étant presque omnipotente dans le champ du développement en général et des grands projets hydrauliques en particulier. Bien qu’effectivement elle puisse sans aucun doute prétendre à un certain poids dans des négociations de ce type, ces quelques éléments permettent de comprendre son rôle dans cette négociation. C’est un cas exemplaire de l’importance de sa fonction normative en tant que « Banque de savoir » (Mehta, 2001), ainsi que, bien sûr de son expertise financière, sa réputation et des garanties qu'elle peut faire valoir dans ce domaine.

Mais le fait est que la Banque perd du levier du fait de conditionnalités inversées, incitée comme elle l'est par sa logique interne de souscrire à un projet de développement presque malgré tout, d'autant plus pour un projet d'infrastructure d'une telle ampleur : plusieurs milliards d'investissements sur

164 ces experts se sont conformés ainsi à une ligne de conduite poursuivie par la BM en réponse aux conséquences souvent catastrophiques pour les populations des régions ciblées par des projets du même type, résultats dramatiques ayant provoqué de nombreuses critiques de la part du Tiers secteur dans les pays où elle a participé au financement de ces projets, qui, en étant relayés sur la Scène Internationale par des ONG internationales, ont écorné l'image de la Banque et l'ont amenée à définir certains principes de précaution dans la mise en œuvre de tels projets.

165 (Devitt & Hitchcock).

166 Elle jouera d’ailleurs cette carte en bloquant le financement des dernières opérations avant le remplissage du Katse Dam mettant dans la balance la construction de villages où se réinstaller pour les personnes sur le poids de voir toutes leurs possessions disparaitre sous l’eau.

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plusieurs décennies. Cette dépendance croisée entre les deux partenaires les plus imposants à la table des négociations a ainsi donné comme résultat que des dispositions du Traité prévoient effectivement un engagement des deux pays signataires par rapport aux populations qui seront relocalisées et la mise en œuvre de projets de développement ruraux connexes dans les zones concernées, afin qu'elles n'aient en tout cas pas à subir de perte de niveau de vie suite au Projet. Mais ces dispositions ne prévoient pas expressément à qui reviendra la responsabilité financière de la mise en œuvre de cet aspect du Traité. Il y a eu prise en compte des suggestions, appuyées, de la Banque mondiale, mais cependant elles ont été contournées, de fait, par cette inachèvement qui ouvre la voie à des contentieux et des ingérences qui n'ont effectivement pas manqué d'avoir lieu. Mais quoi qu’il en soit de ces contentieux internes aux négociations, et à la mise en œuvre du Projet, la dépendance croisée des parties prenantes et la production de conceptions communes et de confiance entre eux sont des conditions favorables pour qu’une communauté d’interprétation émerge. Ainsi, du fait précisément que la conception idyllique de la coopération évoquée ci-dessus est une utopie, l’émergence d’une communauté d’interprétation est d’autant plus nécessaire afin de soutenir un concept hégémonique qui valorise et légitime la mise en œuvre du Projet du fait des tensions internes au régime, de l’asymétrie qui caractérise fondamentalement les relations entre les partenaires.

Ainsi, une échelle de commensurabilité telle qu’un concept hégémonique est à même de produire, performant ainsi un certain consensus, fût-ce-t-il sur des engagements aussi peu consistants que les « bénéfices partagés », est indispensable à la pérennité de l’ensemble. Le fait que ce soit un concept hégémonique qui dénie précisément ces asymétries par son principe et qui, au contraire, produit l’image d’une réciprocité qui a prévalu, cautionne cette interprétation de son rôle d’opacification des rapports de force et de la réalité des pratiques, afin de soutenir l’émergence d’un consensus permettant de former une coalition de soutien pour le Projet. C’est précisément le rôle que Mosse donne aux « Policy », et le rôle de la communauté d’interprétation est de reproduire la rhétorique de ces Policy en les préservant des pratiques en maintenant une paroi étanche entre ces deux registres.

Le développement sur cet aspect des négociations, en montrant qu’elles ont été le lieu de rapports de force autour de ces questions primordiales pour les populations des Highlands qui ont depuis subi la construction du LHWP permet de mettre en perspective le concept hégémonique des « bénéfices partagés ». C’est d’autant plus important que l’enjeu des « resettlements » et des politiques de développement, destinées à mitiger les répercussions sur la région d’implantation du Projet, est l’objet de contentieux avec des ONG locales et internationales qui se faisaient les « porte-paroles » des populations lésées, dans un activisme teinté de populisme, sur des arguments de sécurité sociétale, environnementale et humaine. Quant à la perception du Projet par la population du Lesotho, ces enjeux ont évidemment joué un rôle essentiel dans la stigmatisation du Projet, nommé à ce titre

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« démon des Highlands » comme caractéristique de l’interventionnisme du Lesotho (alors que ces populations se revendiquent comme n’appartenant pas à cette entité, comme cela a été développé précédemment) et de l’Afrique du Sud perçue comme venant se servir et leur arracher leur eau sans condition.167 Cela participe de l’élaboration d’une contre-hégémonie qui interfère avec l’hégémonie dominante, tout en étant tout aussi peu nuancée et instructive d’un point de vue analytique que cette dernière.

L’apparente « légèreté » de l’implication des négociateurs représentants le Lesotho sur les enjeux des compensations pour les populations subissant le Projet s’explique par la trajectoire historique du Lesotho, évoquée ci-dessus, et son résultat : la dichotomie qui fracture la société politique entre deux nationalismes concurrents. La coalition de forces sociales urbaines et modernistes que représente le bloc historique du Lesotho reproduit le modèle de l’État-territorial en souscrivant à la rhétorique de l’intérêt supérieur de la Nation, par rapport aux intérêts particuliers de quelques communautés périphériques – d’autant plus qu’elles sont considérées comme figées dans un archaïsme dont l’État a comme mission de les arracher, tout en les faisant rentrer dans le giron de la Nation. Aussi, la mise en œuvre d’un tel projet servant l’Intérêt national ne saurait être bloquée par crainte de léser ces populations marginalisées politiquement autant que géographiquement. Ce discours accomplit ainsi une double opacification des rapports de force en présence. En premier lieu, il naturalise le caractère construit de la position en marge du territoire et du pouvoir dans laquelle ces communautés s’inscrivent. Ce processus de marginalisation est le fait de transactions hégémoniques entre les Highlands et l’État de Maseru dans la mesure où chacun des champs culturels bénéficie de la ressource que représente l’Autre en tant qu’horizon négatif de l’identité collective qui s’affirme ainsi dans un mouvement de différentiation dialectique ayant comme fonction, pour les communautés rurales, de se préserver une autonomie politique et pour l’État de se justifier dans son projet de modernisation des structures traditionnelles. Pourtant, cette dialectique où les groupes sociaux tendent à se définir en des termes irréconciliables, à toutes fins de légitimation d'une différentiation, a comme résultat la stigmatisation, incorporée par les populations basotho, des Highlands comme marges reléguées hors de la modernité. Et c’est également cette divergence de loyauté nationale et, plus fondamentalement, de culture que l’État du Lesotho dénie au nom d’un hypothétique Intérêt National dont il serait le représentant, alors qu’il serait bien difficile de concevoir ce que cela pourrait représenter dans un pays à ce point fracturé. Cette structuration du champ socio-politique très conflictuelle ne saurait avoir été sans effet dans la manière avec laquelle les termes du Traité ont été négocié par la délégation du Lesotho, en tant que représentant l’État, et non pas représentant d’une hypothétique nation basotho n’apparaissant sur aucune carte, et n’ayant donc pas droit à la page.

167 Eléments provenant du terrain mené sur place par l’auteur durant 6 semaines en mars-avril 2011.

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Ainsi, la relation entre l'élite au pouvoir et les communautés des Highlands semble pouvoir être un facteur explicatif pour ce désintérêt que paraît figurer l'absence de prise de position significative de la part de la délégation dans ces négociations, au-delà des seules déterminations liées à la position de faiblesse intrinsèque à cette délégation.

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4.4 Hégémonie et contre-hégémonie dans l’interprétation du