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4.2 De la géographie hydropolitique de l’Afrique Australe

4.2.2 L’espace hydraulique Sud-Africain

4.2.2.1 La « Mission hydraulique » de l'État sud-africain

Il s’agit de se pencher ici sur le processus de construction d’une forme spécifique d’État, produit des contingences historiques et géographiques en considérant que ce processus est indissociable des politiques hydrauliques qui l’ont accompagné. Pour justifier cette hypothèse, il est nécessaire de montrer que la « Mission hydraulique » participait du nationalisme-ségrégationniste du régime. Cela peut être relevé notamment au travers des effets discriminatoires que cela a pu avoir en termes d’approfondissement des inégalités socio-économiques entre les populations « noires » et

« blanches ». Les dimensions idéologiques de cette Mission seront sensibles en montrant que les bénéficiaires ciblés étaient les bases rurales du régime, au nom d’un imaginaire afrikaner d’ordre

130 « The socio-political goals of water management led to the increasing interference of state-makers in irrigation schemes […]Hidden beneath this narrative of the state undertaking a 'hydraulic mission', is the profound impact and importance of race-based decision making » (Swatuk, 2010 :528).

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mythique construit autour du mode de vie des paysans boers.

Throughout colonial-era Africa, water resources were managed in ways that benefited governmental elites and the colonially-controlled business sector, with rivers and underground water sources being harnessed largely to support urban-focused development.

The exploitation of natural resources in southern Africa especially dramatized this close relationship among political power, environmental control and water resources, with racial identification serving as the key social dividing line demarcating those who would and would not be privileged in terms of access to water infrastructure and thereby economic advancement. In southern Africa, […] government officials exercise their political and technological power to marshal water resources for use by white farmers, a process that reinforced the social and political hegemon of the state and of the white settler elite. (Forrest, 2006 :151).

Le gouvernement nationaliste des années 1920-1930 a entrepris une politique keynésienne d’investissements. Le Vaal Dam, achevé en 1938, est le premier barrage qui participe de cette logique d’infrastructures de transfert d’eau massives du Gauteng. Un certain horizon mythique est associé à ces politiques de grands projets. Les paysans afrikaners, élevés au niveau d’une figure légendaire, sont considérés comme les représentants des fondateurs de l’identité nationale sud-africaine. Et c’est donc à l’État sud-africain de les préserver de la disparition, notamment au travers de sa « mission hydraulique », afin d’assurer la préservation de leur mode de vie rural « originel ». Cette « invention de la tradition » va de pair à un imaginaire productiviste et racialiste qui associe la domestication de l’eau, c’est-à-dire la domination de la nature à la domination raciale. Ainsi, cet imaginaire afrikaner se fonde sur la relation essentielle entre l’agriculture, les projets hydrauliques et la ségrégation raciale.

Cette idéologie nationaliste réunit en un seul faisceau le productivisme moderniste de domestication de la nature et la domination raciale au nom de la prééminence de la race blanche.131 Cette politique atteint son sommet après la Deuxième Guerre Mondiale, les riches agriculteurs blancs étant alors la base électorale du Parti Afrikaner et du Parti Nationaliste alliés dans la fondation du régime de l’Apartheid. Dès lors, les grands projets de transfert d’eau deviennent les hauts-lieux de glorification du régime et de sa mission morale de préservation d’une racine culturelle et raciale pure.132

“The attempts of the Nationalist government to undertake large water projects is quite into context with similar projects throughout the world during the mid-twentieth century – an era of profound belief in rearrange the muscular ability of governments to employ modern technology to rearrange the natural environment in order to promote agricultural and industrial development. (Pietz, 2006:111).

Cette idéologie nationaliste et productiviste est soutenue dans le domaine de l’eau par la progressive prise en main du ministère par des ingénieurs et des juristes afrikaners. Cette

« communauté épistémique » surdétermine l’importance des enjeux agricoles et court-circuitent les

131 Cela tendrait à rejoindre l’hypothèse formulée par Bayart que la logique moderne de domination de la nature est le fruit de la colonisation qui associait la domination de la nature, avec la domination des autochtones.

132 (Blanchon, 2009:12).

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discussions politiques sur le caractère prioritaire des besoins agricoles pour le développement national. Priorité que le second bloc historique en termes d’influence – à cette époque du paroxysme de la ligne ultra-nationaliste du régime – constitué de blancs anglophones urbains et industriels, trouve discutable.133 Cependant, cette remise en question n’entrera pas avant des décennies dans l’agenda politique de l’eau tant la « mission hydraulique » est bien implantée dans la classe politique afrikaner, bien relayée par une bureaucratie qui lui est acquise et élevée au niveau d’un concept hégémonique par cette conjonction de soutiens du bloc historique dominant et d’une communauté épistémique qui partage ses vues et son idéologie, également grâce au consensus qu’ont permis d’instaurer au sein de la minorité blanche les discours sécuritisés de menaces internes et externes, des périls des « noirs », des « rouges », dans un processus de sécuritisation de l’espace sociétal.134

Political power in much of southern Africa was literally reinforced through the management of water resources so as to ensure the economic advantage of white farmer settlers and the dis-empowerment of rural Black Africans. (Forrest, 2006 :153).

Au-delà des seuls enjeux de formes culturelles de pouvoir, certaines formes institutionnelles et juridiques contribuent à une « path-dependancy » par rapport à l’ère coloniale dans l’allocation privilégiée d’eau aux populations rurales blanches. Les « riparian rights », hérités de la jurisprudence anglaise, permettent aux agriculteurs de revendiquer un droit illimité de prélèvement de l’eau d’un cours d’eau, cependant, sans reconnaissance formelle d’un droit de propriété sur cette ressource (configuration qui a tendu à mettre les milieux urbains en concurrence avec les territoires agricoles, le régime de l’Apartheid tranchant les arbitrages toujours à la faveur des agriculteurs afrikaners dans son projet idéologique. C’est tout particulièrement les « minorités » noires, en toute cohérence avec le racialisme qui sous-tend le nationalisme afrikaner, qui ont subi en conséquence de ces arbitrages, un accès limité aux ressources hydrauliques, institué par une loi régissant l’eau en 1956). Cette clé de voute du cadre régulatif de l’eau a comme conséquence que le cadre institutionnelle se doit de suivre la demande croissante et cela a résulté en une politique de gestion de l’eau axée sur l’offre. Cela a été l’occasion d’une relance après-guerre de la politique de grands projets d’infrastructures, qui s’est même accélérée dans les années 1960, en accord avec le développementalisme ambiant qui faisait correspondre le « state-building » avec le développement d’infrastructures.135 Il serait possible d'affaiblir l'argument d'une dimension raciale de ces politiques en faisant remarquer que le Gauteng n'est pas que le territoire où les populations blanches sont le plus représentées, mais que c'est aussi le

133 « Between 1910 and 1994, South Africa’s state form was dominated by two distinctly different historic blocs, the first led by English mining capital, the second by Afrikaner nationalist forces. » (Swatuk, 2010: 523).

134 « Under apartheid rule 'crisis' in the form of the 'black' and 'red' perils was constructed to elicit consensus among the white minority. It drove all policy and justified among other things a high-modern hydraulic mission that included free water for those in support of minority rule » (Swatuk, 2010:533).

135 (Swatuk & Vale, 2000:93).

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lieu de la plus grande concentration de population noire du pays. Cependant, de parler ainsi en valeur absolue, c’est sciemment ignorer que la logique d’allocation de la ressource est très asymétrique.

the current Prime Minister P. W. Botha launched the “Total National Strategy” for survival in 1980 which placed a heavy emphasis on South Africa’s security […] the securitisation of water resources meaning that access to water, coupled with economic development, became a matter of national security. (Davidsen, 2006:119).

C’est précisément dans ce contexte du bloc historique afrikaners en déclin, et d’un bloc historique urbain, industriel de plus en plus influent par un élargissement de sa base électorale et intéressé par un mode de gouvernement désidéologisé, que Botha lance une course en avant en termes de sécuritisation. Cette sécuritisation de l’eau, que ce soit d'un point de vue de potentiels conflits régionaux ou de l'accès à une ressource aussi indispensable pour l'économie Sud-Africaine était une composante dominante des discours de l'eau dans le contexte du régime de l'Apartheid. Cependant, des tensions et des contradictions entre les deux blocs émergent du fait que la base électorale du régime ne coïncidaient plus avec les intérêts des élites urbaines et industrielles, anglophones, et également de plus en plus afrikaners,136 qui prônent des politiques de développement industriel nationales. Ainsi, un glissement intervient au sein même de l’appareil étatique, notamment visible par une remise en question des « riparian rights » sur la base d’arguments d’ordre géopolitique, l’eau étant alors considéré comme un facteur déterminant pour le développement économique d’une région.

Mais la création de la Water Research Commission, au début des années 1970, qui défend le passage à une gestion par la demande, est également le signe d’une transition au sein même de la communauté épistémique du WD régional. Un livre défendant la nécessité d’une telle transition dans le modèle de gestion est même publié en 1986 (O’Keefe, The conservation of South African Rivers), mais cela reste une position marginale dans le département de l’eau, – comme en témoigne, par une certaine ironie du destin, l’année de sa publication, qui coïncide avec la signature du Traité qui marque le début de la mise en œuvre du Lesotho Highlands Water Project, la plus grande infrastructure hydraulique d’Afrique sub-saharienne, projet relevant précisément de la gestion par l’offre.

Cependant, avec la fin de l’Apartheid une certaine désécuritisation par rapport aux enjeux hydrauliques intervient et l’approche par la demande acquiert une reconnaissance qui la met en position dominante dans le ministère de l’eau (DWAF). « Ce changement a été transcrit dans différents Livres Blancs et dans la loi sur l’eau de 1998 fondée sur la réparation des injustices passées, le respect de l’environnement et la concertation avec tous les usagers ».137 'Some water, for all, forever', ainsi que Mandela résumait ce tournant politique. Cependant, ce programme, exposé dans le « livre blanc de l’eau », est attaqué par de nombreuses ONG locales comme ne répondant pas

136 « a consistent increase in the number of Afrikaners in 'white collar' jobs throughout the 1940s-1970s. It also led to a decline in the number of Afrikaners on the farms,» (Swatuk, 2010:529).

137 (Blanchon, 2008 :67).

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aux problèmes d’inégalité dans l’accès à l’eau. Par ailleurs, les milieux capitalistes et industriels continuent à défendre une approche pro-offres au service du développement économique du pays.

Ces tensions ne seront pas résolues. Et dans une logique de préserver une politique de solidarité parallèlement à une politique de développement industriel, le gouvernement postapartheid reconduit les politiques de transfert, mais désormais selon un WD de démocratisation de l’accès à l’eau.138

Mais cette relance des politiques de grands transferts interbassins (ITB) induit en elle-même l’échec de cette volonté de démocratisation. En ôtant aux récipiendaires « naturels » de la plupart des bassins déversant du pays ce droit d’usage tacite des ressources en eau, ces projets ont encore accentué l’inégalité dans l’accès à ces ressources. Soudain, l'usage par exemple phytosanitaire de l'eau dans une certaine région, même si celle-ci appartient à un autre bassin déversant que Johannesburg, cet usage est mis concurrence avec sa « mise en valeur » industriel et agricole qui pourrait en être fait dans le Gauteng. Le Département de l’eau adhère à la même logique, ainsi « Dans les arbitrages et les prévisions futures qu’effectuent les services du DWAF, l’utilisation des critères économiques induit des réorientations du système de transfert et la mise en concurrence de territoires » (Blanchon, 2008 :68). Cette mise en concurrence a des effets analogues au sein même du territoire urbain du Gauteng, l’approvisionnement des banlieues blanches riches ou des industries étant nécessairement favorisées par la privatisation du secteur de l’eau. Et les politiques de gestion par le prix tendent à exacerber ces problèmes. Ainsi, ce contexte de désidéologisation et de désécuritisation est de facto loin de favoriser un nivellement des inégalités de l’accès à l’eau.

Cette forme de mise en concurrence généralisée de tous les usagers du réseau des ressources en eau du pays trouve encore une forme amplifiée de la privatisation des compagnies d'approvisionnement en eau et la libéralisation du marché de l'eau entreprise dans les années 1990 dans l'ère postapartheid (par le successeur de Mandela à la tête de l’État Sud-africain et thatchériste revendiqué, Mbeka). La logique de commodification139 a ainsi contribué à un creusement dans l’inégalité de l’accès à cette ressource, notamment du fait du report des coûts des projets d’infrastructures sur les utilisateurs.140

138 « Large dam-building and inter-basin transfer projects are once again on the planning table, for what everyone can agree upon is more water for all. This marks continuity with past practice, albeit with the needs of the dispossessed and disempowered now factored into the equation » (Swatuk, 2010:534).

139 « L’effacement de la ligne de partage des eaux par les transferts et l’adoption progressive de méthodes de régulation fondées sur la valorisation de l’eau pourraient laisser croire que l’eau serait dorénavant gérée en Afrique du Sud comme une marchandise (au sens de commodity), en fonction de critères purement économiques avec un recouvrement total des coûts auprès des usagers »(Blanchon, 2008 : 69).

140 Et ce malgré le principe d’un quota minimum gratuit octroyé par habitation, ineffectif pour ce qui est d’atteindre ses cibles, les populations pauvres, vu que ce sont précisément les ménages de ces tranches socio-économiques qui abritent le plus d’individus et donc ces quotas sont insuffisants pour permettre de garantir un approvisionnement individuel minimal.

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Yet there is a central tension between neo-liberal treatment of water as an ‘economic good’

and an ‘internationalist’ humanitarian principle that sees access to water as a human right, which is reflected in debates over reform of water governance. (Mapaure, 2009:742).

Ainsi, ces grands projets, le LHWP en tête, ont augmenté la quantité d’eau disponible dans la région du Gauteng en valeur absolue, mais loin d’avoir permis d’élargir la population ayant accès à l’eau, ils ont au contraire diminué la population pouvant bénéficier d’un accès suffisant, comme la contribution de l’écologie politique permet de le déconstruire. Ce phénomène est encore amplifié par la mise en œuvre du LHWP,141 du fait que le coût de son financement, essentiellement pris en charge par la Rand (fondée au début du siècle pour répondre aux besoins des mines et des colons), et reportés sur les factures aux consommateurs, ce qui aurait comme effet de creuser encore les disparités dans l'usage de l'eau au Gauteng, alors même que la quantité disponible dans cette région a pu être significativement augmentée au travers de ce projet. Au-delà de la noblesse des déclarations d’intention, celles-ci restent en grande part lettre morte, « La direction anthropique de l’eau (l’argent et le pouvoir), l’emporte de plus en plus sur la direction naturelle » (Blanchon, 2009 :117).

Ainsi, un élément important pour expliquer cet échec des dimensions distributives des politiques de l’eau de l’ère postapartheid se situe précisément dans l’incohérence du cadre régulatif du fait de la tension entre les politiques publiques et la « commodification » de l’eau par alignement sur les normes internationales, notamment les « principes de Dublin », selon lesquelles cette ressource doit être conçue comme un bien économique à valoriser au mieux, dans le respect de l’environnement, tel que le promeut la BM. Cette désécuritisation des enjeux hydrauliques et ce nouveau cadrage essentiellement économique de l’eau sont analogues au réalignement des représentations du Mékong, celui-ci s’étant vu redéfini comme un espace marchant dans l’ère post-Guerre Froide ; dans les deux cas de l’Asie du sud-est et de l’Afrique australe, un réalignement par rapport à l’hégémonie libérale-capitaliste globale s’est instauré142, notamment sous l’influence d’acteurs incontournables dans le WD global et dans le financement de grandes infrastructures hydrauliques, telle que la BM.

141 « In Johannesburg where the water is being received, it is mainly directed to already well-served high-income areas.

In fact, due to the project’s high cost combined with user-pay full-cost recovery policies for water services, the project has actually hindered water access for Johannesburg’s urban poor » (Furlong, 2006:453).

142 « Like the need to locate the water reform process within the context of historical conti-nuities, we must also consider the degree to which current global ideological trends de-termine both the regional process of reform and its likely outcome » (Swatuk, 2002:12).

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