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4.2 De la géographie hydropolitique de l’Afrique Australe

4.2.2 L’espace hydraulique Sud-Africain

4.2.2.2 Le complexe hydropolitique de l’Afrique austral

Il s’agit ici de prendre plus de distance et de chercher à prendre en compte les dynamiques régionales de désécuritisation, évolution régionale qui esquisserait une voie vers l’intégration, selon certains. Quoi qu’il en soit, c’est l’occasion de constater une certaine rupture dans le WD par rapport à des conceptions strictement territoriales (dans le sens des « postulats géographiques » d’Agnew).

Il est intéressant de voir l’Afrique australe sous l’éclairage de la notion de complexe de sécurité, c’est-à-dire : « un ensemble d’unités dont les processus primordiaux de sécuritisation et /ou de sécuritisation sont si étroitement liés que leurs problèmes de sécurité ne sauraient être analysés ou résolus les uns sans les autres ».143Cette notion, dans cette définition inspirée des approches critiques de la sécurité, permet de réfléchir en termes de relations régionales et d’éviter le stato-centrisme des approches réalistes de la sécurité. Elle permet également de considérer les processus de sécuritisation-désécuritisation comme des dynamiques complexes et co-dépendantes entre les acteurs de l’Afrique australe et ainsi de ne pas se limiter à l’analyse des politiques internes de la Réplique sud-africaine.

Une interconnexion matérielle s’est parallèlement constituée au travers de la « grande hydraulique » et de tous les transferts qui structurent l’allocation des ressources en eau dans la région. « Turton a proposé l’expression de « complexe hydropolitique » dans lequel l’eau est à la fois une ressource naturelle, un enjeu économique et un instrument pour affirmer un pouvoir politique ».144

Ce « complexe hydropolitique » constitue un espace d’ampleur subcontinentale, où la plupart des bassins versants sont interconnectés, où toute action sur l’un des hydrosystèmes a des conséquences sur l’ensemble du réseau et dans lequel la notion même de bassin-versant perd de sa pertinence. (Blanchon, 2008:67).

Ce complexe hydropolitique a produit autant qu’il est le produit de processus concomitant de sécuritisation et de sécuritisation autour de l’eau. Si l’Afrique du Sud y tient certainement un poids considérable, cependant, elle ne peut être assimilée à un rôle d’hégémon ; il y a trop de méfiances et de craintes de la part des pays environnants et un manque de soutien interne, autant qu’international, pour qu’elle puisse prétendre légitiment à un tel rôle.145 Aussi, les concepts hégémoniques hydrauliques émergents dans la région doivent être conçus comme le résultat d’un processus complexe où de multiples échelles et de multiples acteurs sont en lutte pour faire prévaloir la définition qui les légitimera. Un WD régional restructuré autour des concepts hégémoniques qui ont triomphé grâce au soutien des coalitions de forces sociales qui ont prévalues. Ainsi, comme cela a été esquissé ci-dessus, il ne faudrait pas imaginer une horizontalisation des relations entre les différents

143 (Battistella, 2009:530, citant Buzan, waever, de Wilde, Security. A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner, 1998: 210).

144 (Blanchon, 2008: 65).

145 (Furlong, 2006:449).

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acteurs régionaux, comme la notion de « bonne gouvernance de l’eau » pourrait le laisser entendre.

Il y a bien hiérarchisation des relations, avec la République d’Afrique du Sud qui tend à placer les intérêts qu’elle défend devant ceux de ses « partenaires ».

These have led to a perceived ‘danger of [South Africa’s] over-exploitation of limited water resources’ and accusations of it acting as ‘the de facto upstream state’. (Furlong, 2006:449).

Ainsi, l’Afrique du Sud échoue dans l’achèvement (closure) d’un éventuel projet d’hydro-hégémonie où ses partenaires régionaux considéreraient la préséance de ses intérêts dans la forme que prend le complexe hydropolitique comme légitime.146 Si ce discours n’est pas tout-à-fait

« sanctionné », cependant, un certain discours de désécuritisation prévaut dans le contexte postapartheid pour caractériser les relations régionales. Avec le passage à la démocratie en Afrique du Sud, allant de pair avec une nouvelle volonté d'intégration régionale, une désécuritisation du discours est intervenue, celui-ci se recomposant autour des notions de coopération, de bénéfices partagés et de la création de régimes internationaux de Management de l'eau. Ainsi, ce discours des bénéfices partagés fait partie d'un discours d'hydropolitique, comme définit par Turton, spécialiste sud-africain des transferts interbassins, c'est-à-dire qu'il y a une construction sociale du rapport à l'eau, dont l'hydro-hégémonie peut être une des modalités. »

Cette transition dans le discours sud-africain par rapport à ses relations régionales est liée à une transformation de la ligne politique de l'Afrique du Sud, qui a trouvé son achèvement en la fin du régime de l'Apartheid. Déjà la passation de pouvoir entre la ligne politique la plus dure, ultra-nationaliste, au profit du gouvernement plus modéré de De Klerk, signe explicite du changement d’équilibre entre les deux blocs historiques blancs, avait posé les premières bases d'une normalisation de l'Afrique du Sud avec les états de la région. Des projets de constitution d'une forme d’intégration en Afrique australe se sont incarnés au travers de diverses Unions régionales, d’abord sur une base idéologique sous la forme d’un front anti-Apartheid qui réunissait tous les pays de la région, puis évoluant vers des unions douanières (autre exemple de désécuritisation et de la pénétration de l’hégémonie libérale suite à cette désidéologisation des politiques régionales) et des enceintes de négociation sur les enjeux de l’eau. Cela n'a guère été que des lieux d'entérinement de la dominance régionale de la République par rapport à ces partenaires régionaux (Blanchon, 2009). Cependant, ce discours de la « coopération » a été l'occasion de dénier cette asymétrie régionale pourtant indéniable, qui s'inscrit opportunément pleinement avec le discours de la « gouvernance » en tant que celui-ci aussi considère que les relations internationales tendent vers une horizontalisation des rapports entre

146 « experience has shown that South Africa so far has been able to intricately balance its self in-terests with the interests of the other countries. Nevertheless, this kind of hegemonic stability does only disclose that there is no overt conflict and how this stability is assessed depends on how happy the hegemonized are with the benefits to be reaped through maintenance of the status quo in the basin » (Davidsen, 173).

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les Etats. Ces notions convergent dans leur performativité dépolitisante vers les postulats des relations internationales.

Cette évolution vers un discours neutralisé et consensualiste va de pair avec une revendication des « bénéfices partagés » que peuvent retirer les pays de l'Afrique australe d'une coopération avec la République Sud-africaine dans la gestion concertée des ressources hydriques. Ce discours de l'

« hydro-solidarité » a en commun avec « [le choix de penser les relations internationales en termes de gouvernance] une représentation irénique de la vie sociale. ».147 A ce titre, le « discours de la coopération » dans le management de l'eau (Water Management) et du discours de la gouvernance ont comme caractéristique commune de s'articuler autour d' «une proposition fondée sur la coopération et le consensus entre les acteurs, [qui] minimise la dimension conflictuelle des sociétés humaines ».148 Cette coopération internationale dans la gestion de l'eau serait ainsi prétendument non-conflictuelle, consensuellement perçue comme bénéfique. Cela constitue une rupture par rapport au mythe des guerres de l'eau qui est corollaire de la rupture que constitue la désécuritisation.

The absence of pressure from below might in fact have made it easier for state elites, chiefly in Pretoria, to initiate and embark on large scale infrastructure projects perceived to benefit river basin stakeholders and domestic electorates. (Davidsen, 2006 :171).

Turton parle même « d'hydro-solidarité », en montrant par exemple que le LHWP est présenté comme le lieu d’un engagement librement et volontairement consenti entre acteurs égaux. Il a élaboré cette notion par analogie avec le Contrat Social rousseauiste. Cela participe de ce discours dominant relatif aux transferts d'eau en Afrique Australe, comme des exemples de coopération dont tout le monde serait bénéficiaire, notamment par l'effet pacificateur de la mise en place de tels régimes internationaux de management de l'eau. A cette notion très dépolitisée qu'est l'« hydro-solidarité »,149 il semble préférable celle d'une « goodwill between the hydropolitical elite in the respective basin states ».150

The concept [of Benefit sharing] is easily co-opted and thus contributes to the preservation of the status quo, herein maintaining asymmetrical relations of power as well as lopsided access to and control over water resources. When the logic of difference is invoked through benefit sharing in the Orange River Basin, South Africa can continue to exercise its hegemony, even expand its hegemonic bloc by claiming that benefit sharing is up and working well in the basin. (Davidsen, 2006:182).

147 (Smouts, 1998:42).

148 (Hufty, 2007:5).

149 « The way in which the discourse of goodness crystallizes in contemporary debates on international river basin management is perhaps best captured by the concept of hydrosolidarity[..] as “reconciliation of conflicts of interest with a solidarity-based balancing of human livelihood interests”. Hydrosolidarity represents ethically based water resource management » (Davidsen, 2006:179).

150 (Davidsen, 2006 :171).

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Ainsi, la notion de « bénéfices partagés » accède au niveau de discours naturalisé qui en fait un concept hégémonique (il sera également référé à ce concept également sous le terme de « discours de la coopération » en référence à l’approche néo-libérale des RI en termes de régimes). Ce concept véhicule une vision irénique des relations internationales et sociétales, selon laquelle la coopération dans l’élaboration d’un projet s’explique par des intérêts communs et une volonté de coopérer entre des acteurs égaux, déniant ainsi toute asymétrie entre les parties impliquées. Cette lecture consensualiste est d’autant plus puissante que « le discours du Bien convoque des valeurs universelles que la plupart des acteurs peuvent endosser, telles que l’empathie, la solidarité et la coopération […]

La puissance du discours tient à sa capacité à représenter ses contestataires comme égoïstes ».151 Ainsi, tout « challenger », qu’il soit acteur local, ONG locale ou internationale, est en première instance discrédité dans son éventuelle mise en question d’un projet de transfert d’eau, dans la mesure où cela le place en situation de défenseur d’un intérêt particulariste face à un projet entrepris au nom du Bien Commun – aussi creux et indéfini qu’une telle notion puisse-t-elle être, c’est précisément ce caractère de signifiant vide qui lui permet d’articuler la plus grande diversité d’acteurs en leur permettant de l’investir des contenus symboliques et politiques qui leur sied, et de se constituer en une communauté d’interprétation à même de légitimer le projet autour duquel elle s’est articulée.

Ainsi, le fait que des « acteurs hégémoniques telle que l’Afrique du Sud revendiquent qu’ils représentent l’intérêt général »152 ne saurait être mis en question à partir d’une appréhension en termes de régime, cette notion véhiculant, comme cela été esquissé précédemment, des éléments métathéoriques d’ordre technocratique et économiciste qui tendent à concevoir la coopération dans le cadre d’un traité, d’un projet, comme la preuve d’une suspension des jeux politiques au profit de modalités purement gestionnaires en oubliant que :

[..I]ndicators such as the ratification of environmental treaties or participation in international environmental regimes remain poor measures of meaningful cooperation. It is not enough just to cooperate; both the form and the content of that cooperation is critical.

(Davidsen, 2006:10-11).

Ce parcours historique de l’enjeu des transferts d’eau en Afrique australe a permis de montrer que très loin de pouvoir être analysées « naïvement » en des termes de coopération entre partenaires égaux pour le plus grand bien de tous, ces relations régionales sont très orientées et hiérarchisées en fonction de l’acteur indiscutablement dominant de la région, l’Afrique du Sud. Cela a permis d’illustrer le caractère hautement instrumentalisé de ces transferts, irréductibles à n’être que des infrastructures techniques. Ces transferts sont le produit historique des politiques coloniales et des

151 « . the discourse of goodness displays universal values that most actors can support such as empathy, solidarity and cooperation. […] The power of the discourse lies in its capability of portraying challengers as egoistic » (Davidsen, 2006:179).

152« Hegemonic actors like South Africa purport to represent the general interest » (Warner, Zeitoun, 2008:806).

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politiques racialistes qui ont pris leur suite. Et quand bien même une coupure radicale a pris place avec la fin de l’Apartheid dans les objectifs politiques que ces transferts devaient contribuer à poursuivre, les « faits » semblent pointer vers une reproduction du statu quo. Ils sont le produit, et ils participent à la reproduction de la structure des inégalités socio-économiques des territoires mis en relation par l’entremise de ces médiums.153

‘Strategically important’ in the South African context and are the focus of donor funding regarding water scarcity in the region. From the water discourse perspective, these large-scale projects would be interpreted as building interdependence in the SADC. (Furlong, 2010:450).

La notion de WD régionaux permet de voir comment la dynamique de l'inter-normativité entre des normes et discours élaborés au niveau international, dans le cadre académique et l’évolution des discours et des politiques de l’eau a pu être très liée aux différentes formes qu’a prises l’État sud-africain durant sa trajectoire historique. Il est par exemple intéressant de voir comment l'appropriation de l'approche en termes conflictualistes, et de rareté, des modes de coordination autour de la ressource hydrique, le spectre des « water wars », était privilégiée par l'Afrique du Sud lorsque sa politique extérieure relevait d'une optique de sécuritisation régionale. Alors que dès lors que la politique régionale de la puissance dominante de l'Afrique australe a évolué vers un discours de désécuritisation, la gestion régionale des ressources n'était plus appréhendée qu'en termes de coopération et des « bénéfices partagés » que les partenaires pouvaient en retirer. Ce parcours de l’espace hydraulique de l’Afrique australe permet de voir ces phénomènes de diffusion entre hégémonies globales et régionales. Le WD s’est effectivement alignée avec les normes internationales et l’hégémonie libéral-capitaliste, mais, par ailleurs, la République sud-africaine n’a pu se passer d’acteurs internationaux, telle la BM, comme instances de légitimation, et de financement, pour sa politique de Grande hydraulique dans l’ère Postapartheid. Ces processus d’inter-normativité et de diffusion de normes sont analogues aux « transactions hégémoniques ». Les coalitions dominantes gagnant en crédibilité sur la scène internationale en se faisant les sujets et les acteurs médiatisant ces hégémonies globales et normes internationales. Cela peut à ce titre être considéré comme une forme de stratégie d’extraversion, avec des rentes en termes de réputation et de crédibilité et non pas sous une forme pécuniaire quelconque. Le rôle des OI et des normes internationales154 dans la formation des régimes régionaux de gestion de l’eau – en plus de toutes les remises en question du principe

153 « Given that influential actors are urban animals (though they may have one or more farms somewhere), whose political power partially rests on satisfying commercial and (agro)industrial interests, water resource decisions reflect this interplay of interests and needs » (Swatuk, 2007:6).

154 « As a result, not only is there a large amount of international thought, policy and practice which can be recast to meet the specific conditions of South Africa but South Africa’s own efforts to address water policy in a structured and principled way have attracted great interest » (Swatuk, 2002:15, citant un membre du Département de l’eau de l’Etat sud-africain (DWAF)).

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même des transferts d'eau par des acteurs locaux du Tiers-secteur, des pays « partenaires », des ONG internationales – semble soutenir l’hypothèse que, malgré le poids gigantesque de l’Afrique du Sud dans la région (son économie pèse dix fois celles de tous les autres pays de la région combinées)155 il s’agit pourtant d’un hégémon inachevé.156

L’évocation des processus de sécuritisation et de désécuritisation illustre bien que dans les deux cas, une forme de dépolitisation intervient : d’un côté au nom de l’exceptionnalité d’un enjeu avancé au nom d’une menace symbolique, sociale, militaire, etc., de l’autre la suspension du politique agit au travers des concepts hégémoniques de relations de coopération « win-win » qui excluent la mise en question de la part des acteurs sociaux pouvant être lésés en vouant toute opposition à être réduit à être catégorisés comme des acteurs égoïstes défendant des intérêts particuliers face au Bien Commun supérieur. Les approches développées dans ce travaille ont permis au contraire de ne pas être dépourvu face à des conceptions hégémoniques efficaces dans la performation d’opacifications et de naturalisations d’asymétries héritées et reproduites. Par exemple, il a été possible d’éviter la facilité d’une appréhension homogénéisante des dynamiques sociales internes aux Etats comme le postulat de RI de l’ « État-conteneur » en procédant à un fastidieux, mais essentiel, travail de généalogie des discours et hégémonies, ainsi qu’à de toutes aussi fastidieuses fouilles pour dégager les trajectoires historiques des états impliqués dans ces infrastructures de transfert internationales.

C’est à cette seule condition de procéder à ces généalogies et historicisations, tant des discours que des luttes, qui leur sont sous-jacentes comme à l’instauration de formes étatiques évolutives que l’affirmation du caractère politique de ces enjeux d’eau peut être avancées.

155 (Furlong, 2006:448).

156 « Where relationships are good and the local hegemon is credible in a leadership role, it fol-lows from Agnew that such a hegemon’s range of actions would be limited to adherence with the dominant hegemonic ideology. Where the hegemonic relationship is under question, the regime will require the influence of external actors for its establishment » (Furlong, 2006:443).

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