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La Nation Basotho contre l'État : Un nationalisme vernaculaire vs un nationalisme oligarchique

4.2 De la géographie hydropolitique de l’Afrique Australe

4.2.1 Trajectoire historique du Lesotho

4.2.1.2 La Nation Basotho contre l'État : Un nationalisme vernaculaire vs un nationalisme oligarchique

[Les consciences identitaires] sont des phénomènes historiques liés à des contextes précis et datés: essentiellement celui de la centralisation d'un État bureaucratique dont les appartenances religieuses, ethniques ou autres sont des modes d'appropriation et de partage des ressources. (Bayart & al. 2005:16-17).

Dans le processus d’accession à l’Indépendance, des registres nationalistes ont émergé au Lesotho comme ailleurs. Ce qui est peut-être plus particulier à cette trajectoire historique, c’est que consécutivement au processus qui pourrait être décrit comme une forme de dénaturalisation des élites (en inversant la notion utilisée par Anderson pour parler au contraire de la tentative de naturalisation des familles régnantes européennes) au travers du processus de divergence et de fracture de la société politique basotho et de leur rejet hors de celle-ci, leur projet nationaliste n’a que plus marqué la divergence entre le « nationalisme officiel », oligarchique et un nationalisme vernaculaire ou populaire.114 Et de manière analogue aux dynasties européennes qui ont également cherché à se naturaliser et pour lesquelles cela a résulté le plus souvent par : « Dans presque tous les cas, le nationalisme officiel masquait un décalage entre la nation et le territoire dynastique »,115 pour les élites de Maseru, la renaturalisation après la rupture n’a fait que consommer la rupture entre le Lesotho, étatisé et nationaliste-moderniste et les Highlands, ou Maloti, traditionaliste-basotho. Il n’est pas pour autant pertinent de parler d'un nationalisme ethnique dans la mesure où ce qui sépare les deux populations n’est pas une distinction, même si les divergences culturelles tendent à se creuser par le fait même des luttes politiques.116 Par ailleurs, il faut se garder de trop réifier le nationalisme basotho, et encore moins de le territorialiser, car ces notions sont inadéquates dans la mesure où la territorialisation des basotho et de la culture sesotho est précisément hors cadre nationale et non intéressée par les frontières, dans la mesure où les populations basotho se répartissent aussi bien, de manière diffuse, sur une partie considérable des territoires sud-africains autour du Lesotho.

La dépendance du Lesotho par rapport à l'extérieur, et en particulier l'Afrique du Sud, est indéniable, cependant, elle est le fruit d'une construction historique. A l'époque du Protectorat, celui-ci a été utilisé comme réservoir de main-d’œuvre pour les mines sud-africaines. Cela a posé les bases pour une nécessité, qui perdure jusqu'à l'époque contemporaine, celle de devoir travailler en Afrique

114 (Anderson, 2006 :90-92 ; 108 ; 105).

115 « in almost every case, official nationalism a discrepancy between nation and dynastic realm » (Anderson, 2006 :113).

116 « Chaque groupe tend à définir les valeurs auxquelles il associe sa valeur par opposition aux valeurs des autres groupes, supérieurs et surtout inférieurs, c’est-à-dire réputés tels : les représentations (mentales) que les différents groupes se font des représentations (théâtrales) que donnent (intentionnellement ou non) les autres groupes, se présentent à l’observation tels des systèmes d’opposition qui reproduisent en les accentuant et en les simplifiant (parfois jusqu’à la caricature) les différences réelles entre les styles de vie » (Bourdieu, 1994 :242).

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du Sud pour une part très importante des hommes de la population Basotho. Du point de vue politique, son indépendance a par ailleurs été utilisée comme cas exemplaire par la doctrine du « développement séparé » qui est au cœur de la ligne politique de ce régime.

Ainsi, du point de vue des populations des Highlands, l'inscription d'une identité dans l'espace circonscrit du Lesotho est plus problématique qu’autre chose, notamment parce que la catégorie de frontière n'est pas un critère relevant par rapport aux pratiques quotidiennes de ces population. Tout au plus, les frontières leur apparaîtront comme des obstacles surmontables dans leur déplacement régulier entre le Lesotho et l'Afrique du Sud du fait de la dépendance économique profonde de ce monde rural pour les revenus qui proviennent du travail accompli dans les mines sud-africaines. Ainsi, leur horizon quotidien tend à se structurer autour du local, de leur terre laissée à la gestion des femmes, de leur bétail117, la figure du chef est elle aussi incontournable. Cela semble peu compatible avec l'inscription nationale que revendique l'État du Lesotho, autant qu’avec son extraversion économique qui le détache tout à fait des réalités quotidiennes des basotho. Ce sont deux logiques tout à fait antagonistes.

The reality is that the Lesotho state has become an interference, albeit a powerful one, in the life of both Basotho communities and their nation. (Coplan, 1997: 56).

Aussi, si les populations des Highlands se pensent en termes d’autonomie culturelle, en identifiant le Lesotho à Maseru et à toute intrusion de l’État dans le fonctionnement de ces terres, l’utilisation de la notion de nationalisme pourrait être discutée. Il semble pertinent de considérer que cette opposition n'est pas ontologique, mais conséquence des postulats respectifs de ces deux discours. Sinon, cela serait risquer de tomber dans le piège culturaliste d'une incommensurabilité fondamentale du « traditionnel » et du « moderne ». Il va s'agir de considérer que cette incommensurabilité est fondatrice dans le sens qu'elle préside à la constitution de ces discours et de raisons à des pratiques, que l'un est l'horizon négatif de l'autre, et donc que c'est le postulat de cette opposition qui détermine le contenu de ces discours, plutôt que leur contenu qui détermine nécessairement une incompatibilité essentielle. Dans le cas concret de l'opposition du discours moderniste produit par l'État du Lesotho et du traditionalisme dont se revendique les basotho, l'hypothèse est que cette opposition sert des fins politiques.

L'institution de la chefferie joue symboliquement ce rôle, en tant qu'elle est « traditionnelle », précisément, c'est-à-dire immémoriale et donc préexistante à l'institution Etatique, et à ce titre, d'ancienneté plus légitime que celui-ci. Elle est investie de ce rôle de rempart de par la valeur

117 Pour une analyse de la mystique du bétail, ainsi que du rôle de stockage de richesse que remplis chez les travailleurs transfrontaliers, voir Ferguson, 1990.

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symbolique que lui prêtent les basotho.118 Elle remplit ainsi une certaine fonction fédératrice en tant que symbole de cette culture basotho, particulièrement lorsque des actions politiques du gouvernement de Maseru montrent ostensiblement une volonté d'affaiblir cette institution. Ainsi, même s'il faut considérer les chefs comme étant situés à l'interface entre la société « étatisée » et la nation basotho, ils sont cependant des éléments essentiels de l'imaginaire basotho. Cette reconstruction sert de point de référence idéalisé à partir duquel la société basotho contemporaine se définit. 119

La question de l'inscription territoriale des identités, mais plus généralement la question d'un nationalisme est la cause d’une fracture considérable. Nationalisme populaire qu'il s'agit d'opposer au nationalisme étatique véhiculé par les élites de Maseru, qui revendiquent que le gouvernement de Maseru représente, en tant qu’État, la Nation Basotho. Ces acteurs politiques se veulent ainsi, en tant que membres composant l'appareil étatique les représentants de l'État-nation. Cette concurrence de définition est l'enjeu central des tensions qui structurent l'espace social du Lesotho.

However, that expression of Basotho nationalism could not be sustained in the face of the incapacity of the state to improve the existence of its citizens. The state, moreover, had little command over a population whose existence, and, indeed, national identity were based on the bonds between chief and subject, and on links between rural home and urban South Africa, rather than on any substantive affinity with the state. (Quinlan, 1996 : 398).

L'État du Lesotho, dont l'extraversion est ainsi habillée sous les atours d'un discours nationaliste qui articule la dépendance du pays avec la défense inconditionnelle de la souveraineté du pays, ce qui se concilie mal avec la territorialité transnationale du vécu des Basotho, est perçu comme intrusif et tout à fait étranger à la nation Basotho.120 Mais qui est cependant caractéristique de la gouvernementalité de l’État néocolonial. Cette analyse historique visait à montrer que le caractère construit de ces discours est motivé par des enjeux politiques et donc que, même s'il est possible de montrer l'historicité de cette opposition, cela ne rend pas ces discours moins pertinents comme éléments de justification d'une posture antagoniste, notamment de la société basotho, dans la marginalisation qu'elle a eu à subir dans le processus d’étatisation de la société,121 autant dans ses

118« The search for the essence of Sesotho and for a viable popular political platform, continues to be focused on the chieftainship. […]The struggle [over the chieftainship at the national level] ensures that the chieftaincy remains unfixed, and the affiliation of nation with state tenuous » (Coplan, 1997: 48). « The chieftainship became an expression of a national identity which did not depend on the existence of Lesotho as a state, but which reflected the realities of people's existence on the margins of regional society » (Quinlan, 1996 :391).

119« The chieftainship is in this sense the focal point of society, an historical emergent through which Basotho imagine and define the nation, the country, and their place in the world » (Coplan, 1997: 49).

120« The wolf of the state clothed as the lamb of the nation » (Coplan, 1997, 48).

121 « "plural development of social identities" emerging from struggles with the colonial state "that were violently disrupted by the political history of the postcolonial state seeking to replicate the modular forms of the modern nation-state." » (Chatterjee, Nation and Its Fragments, 156. (Cité dans (Cooper1994:1544)).

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institutions, comme l'a bien montré l'exemple de la chefferie, que dans sa situation socio-économique.

The state and the rural population do not in fact share the same definition of the nation. To the state, Lesotho is politically distinct, but externally dependent. [...] rural people want secure homes and independent communities governed by Sesotho: the means of survival at the region's margins. [...] For them, political independence has value only in so far as it protects Sesotho and its resources, a protection the state, regardless of who governs it, in practice seeks to withdraw. [...] Lesotho is not the Basotho. The state is now the alien power, the neo-coloniser, the intervener in a chieftaincy that is the last political refuge of Sesotho.

This is nationalism out of the eye of the 'national' state. (Coplan, 1997 : 52).

Il ne semble plus nécessaire de justifier plus avant le fait de considérer que les élites qui accaparent la maîtrise de l'appareil étatique ont des intérêts distincts de la population, ou nation basotho comme la définissent Coplan & Quinlan,122 par opposition à l'État du Lesotho.123 Cette dichotomie n'est pas épuisée par les dimensions culturelles, politiques, identitaires, voire géographiques qui l'alimentent, elle est aussi grandement déterminée par des dimensions économiques inextricablement liées à des acteurs extérieurs, vu l'extrême dépendance économique du pays par rapport à des sources extérieures.